samedi 26 septembre 2009

La taxe carbone à 17 euros la tonne : bien ou pas bien ?



Le  10 septembre dernier, la présidence de la République a dévoilé la stratégie de la France dans la lutte contre le réchauffement climatique ; Un des éléments dont tout le monde, y compris moi, a beaucoup discuté, la fameuse taxe carbone, a donné lieu à un arbitrage présidentiel, le problème étant d’en fixer le niveau.
Le montant choisi fut de 17 euros la tonne de C02, sachant que grosso modo, il y a avait deux « benchmarks » possibles, celui du prix de la tonne de CO2 sur le marché européen des quotas (ETS : Emission Trading Scheme), autour de 14 euros, et le niveau considéré comme souhaitable par la Commission Rocard, 32 euros la tonne. En fait, comme je l’ai déjà dit (ici), ces 32 euros ne sont qu’une actualisation du rapport du Commissariat Général du Plan de 2001. Les 17 euros représentent, d’après la présidence de la République, le prix moyen sur le marché des quotas depuis son ouverture, d’où le choix présidentiel.
Le Président a coupé la poire en deux, plutôt en tirant du côté bas de la fourchette, estimant qu’en période de crise, les effets supposés négatifs d’une taxe additionnelle sur la croissance économique devaient être minimisés. Par ailleurs, il est vrai qu’il aurait été inéquitable que les gros industriels payent environ 14 € la tonne et que les ménages payent 32 € pour la même tonne, alors que l’industrie manufacturière et la transformation d’énergie représentent environ 30% des émissions annuelles nettes chaque année. Cela pose de toute manière un problème d’incohérence, la tonne de CO2 ayant deux prix, ce qui est d’un point de vue économique un peu curieux.
Nombreux ont été les débats autour de cette taxe, et j’y ai moi-même contribué au moins à deux reprises. Certains ont discuté de l’impact sur les comportements (comme les bloggers d’Optimum ici), d’autres ont évoqué le problème de son niveau (les bloggers de rationalité limitée )
Bref, cette taxe a été un sujet des plus abondamment discutés sur les blogs d’économie ces derniers temps, ce qui est la moindre des choses puisqu’elle est une application assez stricte du principe pollueur-payeur, qui, en France, reste assez rare.
Le point que je voulais aborder maintenant, et, à ma connaissance pas tellement discuté, concerne le coût économique de l’arbitrage présidentiel, la taxe étant d’un montant inférieur à la valeur supposée souhaitable (au minimum 32 euros, mais en fait plutôt 45 euros) par l’ensemble des experts.
Plus exactement, d’après de multiples travaux, la valeur souhaitable pour la France est de 100 euros la tonne à l’horizon 2030, puis de 200 euros la tonne à l’horizon 2050. C’est cette valeur qui, d’après les simulations économiques permet d’atteindre l’objectif de division par quatre de nos émissions de GES (Gaz à Effet de Serre) par rapport au niveau émis en 1990. Cela impliquerait, comme le rappellent Gollier et Tirole dans le Monde, de partir de 45 euros la tonne en 2010 en faisant croitre cette valeur de 4% par an. Ce taux de croissance de 4% par an est en fait le taux d’actualisation public tel qu’il a été fixé en 2005. Cela implique que la valeur actualisée d’une tonne de CO2 est toujours égale à 45 euros la tonne. Un taux d’actualisation plus fort aurait écrasé la valeur de la tonne de CO2, ce d’autant plus qu’elle est émise loin dans le temps. Si, au contraire, la valeur était fixée à un niveau constant de 45 euros quelle que soit la période d’émission de cette tonne, cela aurait impliqué que les tonnes de CO2 émises  par nos rejetons par exemple auraient un coût économique beaucoup plus faible que celles que nous émettons actuellement.
Bon, en fait, les experts (le CAS principalement dans cette note) ont proposé deux scénarios : le premier basé sur une valeur de 32€ la tonne en 2010, qui a l’avantage d’être cohérent avec la valeur retenue par le Plan pour calculer la rentabilité socioéconomique des infrastructures de transport, et le second établissant une valeur de 45 euros la tonne en 2010. Le premier scénario, s’il est cohérent avec les valeurs prises en comptes dans le calcul économique public depuis 2005, a l’inconvénient d’impliquer un taux de croissance de la valeur tutélaire de la tonne de CO2 supérieur à 4% afin d’atteindre le niveau optimal de 100 euros en 2030. Le second scénario, incohérent avec la pratique actuelle en termes de calcul économique, a par contre l’avantage de faire croitre la valeur de cette tonne au taux d’actualisation public et donc d’être « neutre » du point de vue intertemporel.
A l’issue de l’arbitrage présidentiel en faveur de 17€, la majorité, et le président lui-même, ont argué du fait qu’il était souhaitable, vu la conjoncture de ne pas partir trop haut mais qu’en contrepartie, il faudrait augmenter plus rapidement la taxe que si l’on était parti d’un niveau plus élevé considéré comme souhaitable par les experts. En fait, la question de la vitesse de progression de la taxe a été traitée avec un flou artistique digne des clichés les plus ratés de David Hamilton.
Bien évidemment, on pourrait intuitivement penser que tout cela est assez neutre, que l’on parte de bas en progressant vite ou que l’on parte de haut en progressant lentement, le coût économique pour la collectivité est identique. En fait, rien n’est moins vrai, comme un petit calcul de coin de table comme je les aime, et qu’un étudiant d’économie même peu avancé peut faire, conduit à le montrer.
Mettons nous dans le monde idéal des experts dans lequel le niveau optimal de la taxe est de 45 euros en 2010. Cette taxe progresse de 4% par an, un niveau conforme au taux d’actualisation public. Cela implique, pour prendre un exemple simple, qu’un ménage qui émettrait une tonne par an sur 21 ans (de 2010 à 2030 inclus) verrait sa taxe passer de 45 en t=2010 puis à 47€ en 2010 (+4% par an) jusqu’à environ 100 euros en 2030. Le coût total de ces 21 tonnes serait d’environ 1450€ pour la collectivité, ce coût étant compensé par la taxe touchée chaque année sur ce ménage (je fais bien sûr l’hypothèse qu’il n’y a aucune compensation telle qu’elle a été annoncée par le Gouvernement). La valeur actualisée en 2010 de la taxe et du coût des dommages est d’environ 910 euros, et la différence est donc nulle, ce qui signifie que l’on est à l’optimum de pollution.
Maintenant, envisageons le scénario d’une taxe à 32 euros en 2010. Pour arriver à 100€ en 2030, il faut progresser beaucoup plus vite, d’environ 5.8% par an et en supposant que l’accélération reste constante sur 21 ans. Si on fait progressait la taxe à cette vitesse, la valeur actualisée du total des taxes prélevées chaque année en 2010 représente environ 770 euros. Or, le coût actualisé des dommages est toujours de 910 euros. Cela implique une perte sociale en termes de bien être d’environ 180 euros.
Si on est dans le scénario présidentiel d’une taxe à 17 euros la tonne, la progression doit être encore plus rapide pour atteindre les 100 euros en 2030. Cette progression doit être d’environ 9.2% par an. La taxe passe donc de 17 euros en 2010 à environ 18.6 euros en 2011, etc. Cela représente un total de taxes payées pour mon ménage d’un peu moins de 1000 euros. La valeur actualisée de ces taxes aujourd’hui représente environ 584 euros pour ces 21 tonnes émises soit 27.8 euros actualisés par tonne émise. Le coût des dommages est toujours de 910 euros, soit 43.4 euros actualisés par tonne émise (ou un avantage de 43.4 euros par tonne en moins).
Ainsi, pour chaque tonne émise dans le cadre fixé par le Président de la République, il en coûte à la collectivité environ 15.6 euros de bien-être. En partant sur la base d’environ 300 millions de tonnes nettes émises chaque année en France (voir ici l’inventaire des émissions par le CITEPA ), cela signifie une perte en bien-être d’environ 4.5 milliards d’euros annuels, si je suppose que les émissions restent constantes.
Sur les vingt ans considérés, cela fait quand même de l’ordre d’une centaine de milliards d’euros, toujours en supposant le niveau d'émission constant …
La morale, que certains trouveront basique sans doute, c’est que, ce que nous ne payons pas aujourd’hui, nous le paierons demain quoi qu’il en soit. Et qu’il n’est en tout cas jamais neutre du point de vue de l’efficacité de dévier trop longtemps du prix optimal de la tonne de dioxyde de carbone…

samedi 19 septembre 2009

La fin de Watchmen et le jeu de l'effort minimum


Je suis depuis sa sortie en France il y a plus de vingt ans un fan indécrottable de la BD Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, et, je crois, pour de bonnes raisons : complexité du scénario, à niveaux multiples, psychologie fouillée et profondément adulte des personnages, côté profondément politiquement incorrect  et mise en scène graphique digne de Kubrick (c’est d’ailleurs la seule BD qui ait jamais obtenu le prix Hugo, ce qui est la marque d’une certaine qualité littéraire).
Par conséquent, vu que je suis un peu féru de BD, je ne manque jamais de recommander ce livre pour toute personne adulte normalement constituée qui n’a qu’un intérêt médiocre pour la BD en tant qu’art, sans connaître, et qui pense que les fans de comics ont nécessairement moins de 18 ans, sont des inadaptés sociaux qui ne pensent qu’aux jeux vidéo, à surfer sur internet ou à regarder les émissions de télé réalité, entre autres tares.
La preuve que ce n’est pas vrai : j’ai plus de 18 ans…
Si, lecteur, tu ne connais pas l’histoire et que tu :
1) comptes lire la bd,
2) as l’intention de voir le film,
3) te fiches de l’économie – mais alors, je ne vois pas ce que tu fais là –,
(rayer les mentions inutiles, svp), tu peux quitter ce blog et passer ce billet. En effet, je vais (un peu) raconter l’histoire et surtout m’interroger sur quelques implications d’un point de vue économique.
[Bon, en même temps, tout le monde connaît l’histoire de « Madame Bovary », celle d’une bourgeoise esseulée qui finit par tromper son mari et, de remords, se suicide. Cela n’empêche pas de le lire, l’intérêt n’étant pas tellement dans l’histoire résumée à grands coups de serpe sans finesse par la brute que je suis]
Dans l’histoire, une uchronie à vrai dire, située en 1985, une bande d’ex-justiciers masqués est apparemment poursuivie par un tueur de masques, le scénario faisant mine d’être une enquête policière assez banale.
En fait, un de ces ex-vigilantes, Adrian Veidt, une espèce de Richard Branson qui se prend pour Alexandre le Grand, et doté d’une intelligence qui fait de lui l’un des hommes les plus « malins » du monde, immensément riche, conçoit un complot afin de sauver le monde.
Bon, je passe sur les détails, mais, en gros, dans la BD « the smartest man of the world » - Veidt - implante des bombes atomiques d’un nouveau genre dans la plupart des grandes villes américaines, les détruisant simultanément quasi en totalité et faisant des millions de victimes, et fait passer cette attaque pour une attaque extraterrestre. Devant cette nouvelle guerre des mondes post nucléaire, et devant tant de félonie et d’horreur, les russes proposent alors à Nixon une alliance sacrée contre ces agresseurs d’outre-espace, ce qui suspend définitivement toute velléité de conflit entre les deux superpuissances unies contre un ennemi commun à la puissance démesurée (le film trahit la BD d’une manière incroyable mais en fait assez astucieuse je trouve, bien qu’apparemment Alan Moore n’ait pas trop apprécié).
Veidt exulte, il a gagné, a rétabli la paix pour un nouvel âge de prospérité, unissant les peuples et réalisant ainsi le rêve d’Alexandre, tout du moins le croit-il – lecteur, bis repetita, si tu veux connaître la fin, va lire ce chef d’œuvre –
D’un point de vue économique, le fait que les deux superpuissances s’unissent dans un effort commun contre un ennemi redoutable peut être assimilé à un jeu décrit sous le nom de jeu de l’effort minimum, en fait appelé dans la littérature jeu du « maillon faible » (weakest-link (public good) game, inventé par Jack Hirschleifer en 1983). L’idée est la suivante : en s’alliant, les deux pays créent un bien public commun, la protection contre l’ennemi. En effet, si un des deux pays fait l’effort seul, cela ne suffit pas à créer ce bien public et aucune protection n’existe. Au niveau international, si un pays est laxiste en matière de lutte contre le terrorisme, cela diminue le niveau de protection pour l’ensemble de la communauté mondiale, ce quel que soit l’effort particulier que font les autres pays. La sécurité est en fait un bien public mondial (Todd Sandler est l’économiste qui a le plus popularisé cette idée).
L’hypothèse que fait Veidt (le méchant qui a monté le complot) est donc que, face à ce besoin impérieux de sécurité commun, les deux pays, USA et URSS – nous sommes en 1985, avant la chute du mur – vont coopérer et se coordonner sur le niveau d’effort le plus important afin de produire ce bien public. Accessoirement, il fait aussi l’hypothèse que, si cette alliance se fait, elle sera pérenne pour de nombreuses années.
D’un point de vue théorique, rien ne garantit que l’issue choisie par les gouvernements soit l’issue théorique choisie. Supposons que chaque pays doive choisir son niveau d’effort, celui-ci étant égal à 0 ou 1. Cet effort est coûteux (il coûte 1 s’il est réalisé pour simplifier). Le bien public (la sécurité mondiale) n’est produit que si les deux pays réalisent l’effort maximal, générant un gain de 2 (la somme des efforts) pour les deux pays, et n’est produit dans aucun des autres cas – d’où le terme de maillon faible, celui-ci déterminant le niveau de résistance de la chaîne. Le jeu peut être représenté ainsi :

 
En fait on est en présence d’un jeu de coordination, dans lequel plusieurs équilibres de Nash (en stratégies pures) existent : un équilibre où les deux coopèrent et produisent de facto le bien public, et un équilibre où aucun ne coopère (le phénomène habituel de passager clandestin). Il ya également un équilibre en stratégies mixtes, chaque joueur adoptant une certain probabilité de faire l’effort s’il suppose que l’autre a une certaine probabilité de réaliser l’effort (sauf erreur de ma part, la probabilité de coopérer étant de 1/3 et celle de ne pas coopérer de 2/3). C’est surtout un dilemme social, puisque qu’un des équilibres est meilleur pour la communauté mondiale (Pareto-dominant comme on dit en théorie des jeux), celui où les deux pays font l’effort –la somme des gains est de 4, supérieure à la somme des gains de toute autre issue collective.
Il y a donc une relative indétermination de l’issue du jeu. Dans Watchmen, la première fois que le jeu est joué, les pays choisissent le niveau conforme à l’optimum de Pareto, donc tout va bien. Mais on peut penser que ce jeu est répété (sans doute à l’infini, ce qui d’un point de vue théorique, donne encore une certaine indétermination sur l’issue). Plusieurs travaux expérimentaux sur le jeu du maillon faible avec répétition (mais répété de manière finie), Croson et al., 2005 et également une étude que David Masclet, Eric Malin et moi-même avons réalisée il y a quelque temps, montrent que le niveau de coopération est rarement aussi bon que celui réalisé en première étape dans Watchmen, et, surtout, que ce niveau de coopération, comme pour tout jeu de bien public tend à décroître au cours du temps, comme le montre le graphique ci-dessous :
 
Dans notre expérience, les sujets étaient par groupe de 4, pouvaient réaliser des niveaux d’effort de 0 à 20 et le niveau de bien public était égal à deux fois le niveau minimum d’effort choisi par les sujets au sein du groupe de quatre. Chaque sujet dans ce traitement devait réaliser son choix d’effort sans connaître le niveau d’effort choisi par ses partenaires. Comme le montre le graphique au-dessus, le niveau d’effort moyen au sein du groupe est clairement inférieur à 20 (l’optimum de Pareto) et décroit avec les répétitions.
Donc, somme toute, l’hypothèse faite par Veidt de la stabilité de la paix nouvellement instaurée est un peu hasardeuse… Mais comme c’est l’homme le plus malin du monde, il doit bien avoir son idée, non ?
En fait, dans l’expérience que nous avions réalisée en 2005, nous avions étudié un traitement dans lequel les joueurs devaient contribuer les uns après les autres, chaque joueur observant la contribution des précédents (le jeu d’effort minimum est séquentiel). Or, dans ce traitement, les contributions moyennes tendent, le jeu étant répété, vers le niveau d’effort maximum.
En clair, si les USA observent l’effort de l’URSS en matière de sécurité avant qu’ils choisissent le leur (ou vice-versa, peu importe l’ordre), il y a de bonnes chances que l’équilibre de la paix mondiale soit maintenu très longtemps…
Trop fort, cet Alan Moore….

samedi 12 septembre 2009

Le jeu du "bon" et du "truand"




Aujourd'hui, au lieu de vous parler de sujets totalement accessoires comme la taxe carbone ou la menace du ministre du Budget concernant les 3000 contribuables immoraux, la rémunération des banquiers, ou la crise économique, j’ai décidé de  vous parler d’un vrai sujet sérieux, en l’occurrence du film de Sergio Leone, « le bon, la brute et le truand » que j’ai revu récemment.
En fait, cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé de cinéma et des multiples possibilités d’illustration de la théorie économique qu’il permet.
Au début du film, l’ignoble Tuco (le « truand »), incarné magistralement par Eli Wallach conclut un pacte avec Blondin (le « bon »), interprété par Clint Eastwood. Recherché dans la plupart des états de l’Ouest, les autorités promettent pour sa capture 3000$. Les deux complices mettent alors au point une arnaque dans laquelle Blondin « capture » Tuco, le remettant aux autorités locales, et empoche la récompense. Celui-ci est immanquablement condamné à être pendu haut et court, compte tenu de son passif judiciaire. Au moment fatidique où la corde enserre le coup de Tuco, Blondin, caché à quelques encablures de là, ajuste d’un tir de carabine la corde et la coupe aussi sûr que 2 et 2 font 4. Les deux partagent la somme, chacun empochant donc 1500$. Le partenariat dure un certain temps avant d’être unilatéralement dénoncé par Blondin, qui part sous les injures de Tuco avec les 3000$.
Bien évidemment, c’est l’aspect stratégique du jeu qui m’a intéressé dans cette histoire…  En effet, quelle est l’incitation de Blondin à couper la corde ? S’il la rate, il empoche les 3000$ au lieu de 1500$ et aucune rétorsion n’est à attendre puisque le pauvre Tuco serait expédié ad patres. Le jeu peut se résumer ainsi : Tuco accepte d’être capturé ou non, puis Blondin coupe la corde ou ne la coupe pas. Si on suppose que ce jeu séquentiel est répété une fois, il est improbable que le partenariat puisse exister. En effet, l’arbre du jeu sous sa forme extensive est le  suivant :
 

Théoriquement, l’équilibre du jeu est que Tuco n’accepte pas un tel partenariat s’il suppose que Blondin est opportuniste et égoïste.
Certains vont me dire que Blondin peut avoir une certaine moralité et qu’il ne veut pas tromper la confiance que Tuco a mise en lui. Ceux qui connaissent le film savent que cette explication n’est pas totalement convaincante, le « bon » se démarquant très peu du « truand » du point de vue de la moralité.
Ce jeu ressemble en fait au fameux « trust game » inventé par Berg, Dickhaut et Mc Cabe, 1995. Dans ce jeu, un « envoyeur » reçoit une certaine somme d’argent (10$ par exemple) et doit décider d’en envoyer une partie à un répondant, la somme envoyée étant multipliée par 3. Le répondant doit alors décider quelle part il renvoie à l’envoyeur. L’équilibre d’un tel jeu est comparable à celui du jeu du bon et du truand, la structure également, puisque l’intérêt du répondant étant de tout garder pour lui, la meilleure stratégie pour l’envoyeur est de garder ses 10$ et de ne rien envoyer. Cet équilibre de Nash est sous-optimal puisque le meilleur pour les deux joueurs serait que le premier envoie la totalité des 10$, ce qui générerait 30$. Peu importe le partage décidé ensuite par le répondant, les optimums de Pareto étant tous caractérisés par un gain total de 30$ avec différents partages possibles de cette somme de 0.01$ pour l’un vs 29.99$ pour l’autre en passant par 15$ vs 15$. La situation est similaire pour Blondin et Tuco, puisque l’équilibre de Nash les conduit à ne rien gagner alors que l’optimum de Pareto pour les deux serait effectivement que Tuco accepte d’être capturé et que Blondin coupe la corde.
Les expériences de laboratoire faites sur ce jeu ne donnent bien évidemment pas du tout ce résultat, que ce jeu soit répété ou qu’il soit fait en one shot. Les niveaux de confiance sont assez élevés pour l’envoyeur, celui-ci faisant parvenir plus de la moitié de sa dotation au répondant. Toutefois, la confiance n’est guère payée en retour, le répondant (qui obtient en moyenne entre 15$ et 18$ si l’envoyeur envoie entre 5 et 6$) renvoyant autour de 6$ en moyenne. En clair, les répondants se contentent de rembourser l’envoyeur… (voir le graphique ci-dessous, tiré d’un jeu en classe réalisé par Charles A. Holt sur la base d’une dotation de 10$ avec un facteur 3 qui multiplie la somme envoyée, et deux traitements, l’un comportant un design strangers (les partenaires changent à chaque période de jeu) et l’autre un design partners). En fait, le niveau de confiance, contrairement à l’intuition, semble même un peu moins bon quand les joueurs restent ensemble plusieurs périodes (partners design).
 
Si on transpose ces résultats empiriques, on comprend que Tuco accepte le deal : tout se passe comme s’il envoyait 1000$ dans le cadre du « trust game », générant ainsi 3000$, et que Blondin acceptait de lui renvoyer la moitié de la somme. Blondin est même plus généreux que les sujets ci-dessus, puisqu’il pourrait négocier sur la base d’un renvoi de 1000$ à Tuco, lui gardant 2000$.
[Blood and guts !, les sujets expérimentaux sont-ils encore plus opportunistes que des héros de westerns spaghetti ? Sujet de thèse possible, je vous l’offre en bonus].
Or, dans le film, Blondin trahit finalement Tuco (mais en ayant la delicate attention de couper la corde avant), lâchant à son truand de partenaire : “The way I figure, there's really not too much future with a sawed-off runt like you”.
Une autre explication est possible. J’ai supposé avec un brin de roublardise, que le jeu n’était répété qu’une fois, ce qui n’est pas le cas dans le film. On peut même supposer que le jeu est virtuellement répété à l’infini. Dans ce cadre, la coopération peut tout simplement émerger si on suppose que la préférence pour le présent de Blondin n’est pas trop forte. En effet, il doit choisir entre 3000$ une fois (disons « tout de suite « ) ou 1500$ répété à l’infini. Par conséquent, il choisit 1500$ répété à l’infini si son taux d’escompte est inférieur à 50% (3000$ =1500$ /a, d’où a=0.5). On retrouve en quelque sorte une conclusion classique par exemple dans les « super-jeux » de collusion (des jeux répétés à l’infini, voir Schotter, A. (1976), « infinitly repeated norm-assisted games », document de travail à ma connaissance non publié, ou Friedman, J (1977), Oligopoly and the theory of Games, North Holland) est précisément que la collusion (la coopération) peut émerger si les taux d’escompte des joueurs ne sont pas trop élevés…
Le défi qui reste à expliquer est le suivant : pourquoi Blondin est-il d’abord d’accord, répète le jeu un certain nombre de fois, puis renonce au partenariat ? C’est une forme d’incohérence temporelle. Mais heureusement qu’elle existe, car sinon le film ne pourrait prendre le tour réjouissant qu’il a à partir de cette trahison de Blondin…
PS : Jean-Edouard de Mafeco me signale (cf premier commentaire de ce post) un billet très proche qu'il a écrit sur le même thème il y a quelques mois. Le lien est ici . Je jure par mes grands dieux que je ne connaissais pas ce post ! Donc il faut que je rende à Jean-Edouard ce qui est à Jean-Edouard, il a eu en premier l'idée, que ce billet soit un hommage et un clin d'oeil à Mafeco..

samedi 5 septembre 2009

Au secours ! La taxe carbone existe déjà...



Je ne voulais par parler de la taxe carbone cette semaine, car tout le monde en parle (j’ai – je vous l’accorde – un peu l’esprit de contradiction, et j’aime bien parler de choses dont on ne parle pas car je me méfie du consensus), mais impossible de ne pas en parler tant j’entends d’âneries dans les médias divers et variés.

Et surtout tant le débat, dans le feu de l'actualité,  en créant fumerolles et brouillard digne d'un des meilleurs films de John Carpenter, escamote la masse d'analyses déjà effectuées depuis quelques années.

[ D'où  l'image qui illustre ce blog,. Je sais c'est acrobatique mais j'adore vraiment ce film et l'idée du côté fantômatique de Fog pour illustrer ce spectre de la taxe carbone me plaisait bien ]

Le débat tourne autour des multiples dimensions de cette taxe : son niveau, notamment par rapport à d’autres pays où elle existe déjà, la manière dont elle peut être collectée, et l’impact qu’elle peut avoir sur l’économie (voir un précédent billet que j’avais écrit sur cette question). Jusqu’à ce que, début septembre, alors que globalement un consensus semblait se faire sur le principe même de cette taxe, certain(e)s remettent maintenant celui-ci en cause.

Un des points du débat porte sur la valeur de cette taxe. Le Gouvernement a pour cela formé une commission, animée par l'ancien premier ministre Michel Rocard, pour l'éclairer sur ce point. La recommandation principale est de fixer cette taxe à 32 euros la tonne de CO2.

En fait cette valeur du carbone a été discutée et tranchée il y a déjà un moment… Elle a été fixée en 2001 par le défunt commissariat général du Plan à 27 € la tonne en euros constants de 2000 - si tu ne me crois pas, lecteur, tu peux aller vérifier ici -… Si on accepte que cette valeur économique du carbone représente le support pour fixer une taxe, ceci donne a peu près exactement les 32 euros la tonne de CO2 recommandés par la commission Rocard, si on actualise de l'inflation, environ 2% par an, pour  de 2000 à 2008 (je me demande vraiment ce qu’ils ont pu bien faire pour arriver 8 ans après à la même valeur que celle préconisée par la commission menée par Marcel Boiteux en 2001, il y a vraiment des commissions dont on peut douter de l’utilité…).

[Si je continue avec ce genre de réflexions, je suis bon pour émarger dans quelques années  comme chroniqueur dans "combien q'ça nous coûte-ty c't'affaire?" aux côtés de Jean-Pierre Ricard sur une chaine qui fait un max d'audience avec un programme économique d'une qualité que nous envie le monde entier]

D’ailleurs, le Centre d’Analyse Stratégique a sorti un rapport sur cette question très dernièrement en réaffirmant cette position, avec un brin d’actualisation (voir ici), et l’évolution mentionnée par la commission Rocard qui estime que la valeur de la tonne de CO2 pourrait évoluer jusqu’à 100 euros la tonne en 2030 est connue depuis longtemps.

Au-delà de mes ricanements sarcastiques sur toute cette agitation intellectuelle sur un sujet rebattu depuis des lustres, il y a bien sûr un réel problème de mise en application, notamment un aspect redistributif classique : ceux qui vont payer le feront en fonction de l’usage probablement, et ce ne sont pas forcément les plus riches (voir ici le billet d’Olivier Bouba-Olga).

Mais il faut aussi comprendre que la valeur de la tonne de carbone est en fait fixée sur la base d’un principe d’efficacité économique, et pas du tout d’équité. Cela ne signifie pas que le premier principe prime sur le second, qu’il est plus important. Simplement, selon une position classique – mais qui a tendance à changer depuis quelques années -, les économistes s’occupent avant tout des problèmes d’allocation efficace des ressources, aux politiques de se soucier d’une allocation équitable des ressources (cette position a été définie par Vilfredo Pareto au début du 20ème siècle).

Bon, je ne parlerai pas ici d’équité, me réfugiant, avec un brin d'hypocrisie intellectuelle, derrière cette position (heureusement que Piketty, Bourguignon et d’autres n’ont pas suivi ce dogme), et parlerai donc d’efficacité, plus pour tenter d’éclairer le débat que pour prendre position. D’ailleurs, je pense vraiment qu’il est en fait impossible d’être contre le principe de la taxe carbone, tout le problème étant en fait d’en fixer le niveau et les modalités de recouvrement. Si je voulais être un peu polémique, je pourrai suggérer que je préférerai la mise en place en place de quotas d'émissions au niveau des agents plutôt que l'instauration d'une taxe (après tout, Charlie Plott a montré il y a longtemps , à l'aide d'expérimentations de laboratoire, que, bien que la théorie économique considère les deux comme équivalents du point de vue de l'efficacité, les marchés de droits à polluer sont plus efficaces que la taxe).

En fait, le propos de ce billet est de montrer, avec un brin de provocation gratuite qui me caractérise, que cette taxe carbone existe déjà et peu ou prou est déjà égale aux 32 euros la tonne préconisés la commission Rocard !

Ach so, damned comme on dit dans la rubrique-à-brac ! Vous n’étiez pas au courant ? Vous doutez de ma santé mentale à présent ?

Et bien, elle ne s’appelle pas « taxe carbone » ou «  contribution climat énergie », mais « valeur tutélaire du carbone ». La valeur tutélaire du carbone est la valeur économique de la tonne de CO2 prise en compte dans les évaluations socioéconomiques des investissements publics.

Quelle est la logique économique de sa fixation ? C’est un peu complexe de rentrer dans les détails, et lecteur curieux, tu iras lire les rapports mentionnés, mais le principe est un principe microéconomique de base : la valeur tutélaire du carbone correspond grosso modo au prix optimal de la tonne de CO2. Comment est fixé ce prix optimal ? Un prix optimal correspond à un prix qui va minimiser le coût marginal total de la pollution. Ce coût total est la somme en fait de deux coûts impliqués par les tonnes de CO2 émises : d'une part le coût des dommages (le coût des atteintes à l'environnement pour la société, par exemple des dégâts économiques provoqués par les catastrophes naturelles issues de l'accélération du cycle du climat impliqué par l'accroissement de l'effet de serre), d'autre part, le coût d'évitement de la pollution (ce que cela coûte à la société de diminuer la quantité de pollution, par exemple quant un ménage s'équipe d'une coûteuse chaudière à basse consommation ou d'équipements géothermiques qui diminuent les émissions de CO2). Or, ces coûts marginaux évoluent en sens inverse. Le coût marginal des dommages s'accroit exponentiellement quand le niveau d'émission augmente, à l'inverse du coût marginal d'évitement qui croît exponentiellement quand le niveau d'émission diminue.. Le graphique ci-dessous, que l'on peut trouver dans n'importe quelle pharmacie faculté d'économie, représente cela :




Le prix optimal de la tonne de CO2 correspond au P* du graphique, point où le coût économique de la nuisance est minimum et où on est au niveau optimal de nuisance - qui ne peut donc pas être zéro comme nous le disent certains écolos, le coût d'évitement tendant virtuellement vers l'infini, ou le niveau maximum, le coût des dommages tendant à son tour vers l'infini-.
Ce raisonnement est souvent utilisé comme base pour fixer la valeur tutélaire d'une nuisance. Les différents rapports déjà mentionnés, moyennant divers arbitrages théoriques et empiriques - il s'agit d'arriver à estimer correctement coût d'évitement et des nuisances, ce sur le long terme, d'où de redoutables problèmes d'appréhension de l'incertitude sur l'évolution de ces coûts -. Je simplifie donc pour que le lecteur non initié comprenne l'intuition qui préside aux modalités de fixation de cette valeur tutélaire de la tonne de CO2, fixée donc à 32 euros à l'horizon 2010.
Par exemple, lors de la réalisation d’un bilan coûts-avantages pour un projet d’infrastructure de TGV, cette valeur de 32 euros la tonne de CO2 doit être utilisée. Supposons par exemple que le projet en question permette à la collectivité d’éviter 100 000 tonnes de CO2 chaque année. En effet, compte tenu des prévisions de trafic que je peux faire sur les années à venir à compter de l’ouverture à l’exploitation du TGV, un phénomène de report d’une partie des voyageurs qui utilisaient auparavant leur voiture ou l’avion pour aller du point A au point B sur la dite ligne de TGV peut se produire (s’il n’y a pas de report du tout, il y a très peu de chances que le projet soit rentable économiquement d’ailleurs). Concrètement, cela implique que dans le bilan ex ante de la ligne, je vais créditer le projet d’un avantage de 100 000 que multiplie 32€ soit 3,2 millions d’euros. Cela va dont renforcer la rentabilité de ce projet ferroviaire par rapport à un projet, au hasard, routier. Il est en effet à peu près sûr que j’évite plus de pollution globale avec un projet ferroviaire qu’avec un projet autoroutier.
Bon, vous me direz que tout cela ne concerne que des projets dont on n’est même pas sûr qu’ils seront réalisés. Toutefois, l’arbitrage de l’Etat doit se faire sur cette base là ! Ainsi, si le projet de TGV est plus rentable (en prenant en compte tous les impacts qu’ils portent sur la pollution, la sécurité ou sur le chiffre d’affaires des exploitants routiers et de la SNCF) que le projet autoroutier, la contrainte budgétaire du Gouvernement étant plutôt importante, le projet autoroutier sera écarté et le projet de TGV mis en œuvre.
Cette règle d’évaluation des coûts et avantages, qui intègre donc une valeur tutélaire du carbone peu ou prou égale à la valeur de la taxe dont nous discutons tous actuellement, est appliquée pour l’essentiel dans le cas de tous les grands projets d’infrastructures (ou devrait l’être), ce au moins depuis 2001. (en fait officialisée en 2004, voir ici). Donc des projets déjà réalisés ou en cours de réalisation ont été décidés sur la base d’évaluations fondées sur cette valeur tutélaire du carbone. Comme ces projets sont largement financés par vos impôts (et les miens), qu’ils soient locaux ou nationaux, nous payons en fait tous indirectement déjà cette « taxe » carbone. Il ne s’agit pas certes d’une taxe sur l’usage des biens et des services que nous consommons mais d’une « taxe » intégrée en amont dans la fiscalité directe, alors que nous parlons de l’intégrer maintenant et en plus dans la fiscalité indirecte.
Cela pose d’ailleurs un problème, puisque en fait, d’une manière ou d’une autre, nous paierons deux fois cette taxe carbone, à la source par nos impôts qui financent des projets économes en carbone, et à l’usage par des taxes qui pénalisent les émissions que nous impliquons pour la société…
Bon on peut vendre cela en insistant sur l’aspect incitatif concernant les comportements des ménages en matière de consommation d’énergie et de responsabilité environnementale, mais cela devient un peu acrobatique, et surtout c'est un autre sujet…