samedi 8 mai 2010

Crise grecque, Euro et jeu du maillon faible


L’Europe semble actuellement engluée dans ses difficultés à maintenir l’Euro et la crédibilité de cette monnaie face aux attaques spéculatives visant un des seize pays membres de la zone euro, en l’occurrence la Grèce. Le problème actuel est bien évidemment d’éviter le défaut de paiement de l’Etat grec, mais in fine, le problème final est celui de la crédibilité de l’Euro en tant que monnaie internationale, à la hauteur du dollar ou du yen (petit rappel ici des principaux faits). Par ailleurs, contrairement à Nicolas Dupont Aignan que j’ai entendu ce matin sur Europe 1 et qui appelle à sortir de l’Euro, et qui semble tout mélanger d’un point de vue économique, il faut distinguer le niveau actuel de l’Euro vis-à-vis du dollar et son existence même. Ce billet porte sur le problème de l’existence même de l’Euro, et pas sur les méfaits ou les bienfaits d’un taux de change supposé trop élevé par rapport au dollar américain.
Par ailleurs, comme ce n’est ni ma tasse de thé, ni mon champ de compétences, je vais aborder ce problème d’une manière indirecte et, comme il ne s’agit pas de faire un cours de macroéconomie monétaire, lui donner un éclairage différent au risque de prendre l’affaire par le petit bout de la lorgnette.
Le problème de l’Euro est que son existence est en partie liée au comportement d’Etats membres de la zone en matière budgétaire, comportement qui était sensé être encadré par les fameux critères de stabilité adoptés lors du sommet de Maastricht (3% de déficit budgétaire maximum par rapport au PIB, 60% de ratio de dette publique par rapport au PIB notamment). Crise économique aidant, « on » (l’Union Européenne, les Etats membres, etc.) a considéré comme légitime de desserrer l’étreinte au moins pour une période très provisoire. L’existence de l’Euro et son niveau sont aussi garantis par la Banque Centrale Européenne, qui, au moins en partie, détient les clés de la politique monétaire de l’UE.
La politique budgétaire n’étant pas ou moins régulée (actuellement) à un niveau supranational, celle-ci dépend essentiellement des attitudes discrétionnaires des gouvernements confrontés à des difficultés économiques très sérieuses. Si plus aucun Etat membre de l’Union ne respecte les critères du pacte de stabilité, il ne peut plus y avoir d’Euro, car l’existence de l’Euro est en partie rendue possible par la convergence des économies européennes (voir ce discours de Jean-Claude Trichet sur l’Euro en 2002, parfaitement clair sur ce sujet).
A partir du moment où les comportements budgétaires redeviennent potentiellement discrétionnaires, quelle peut être l’issue de cette situation concernant l’Euro ?
En fait, il est possible de supposer que la monnaie unique est un bien public, pas au sens où elle est forcément bonne pour les peuples qui l’ont adopté, mais au sens classique du bien public, c’est-à-dire un instrument d’échange commode, une réserve de valeur et un étalon de mesure qui profite à tous ceux qui l’utilisent, sans qu’il y ait possibilité d’exclure de l’usage certains agents et sans que l’utilisation qu’en font les agents économiques puisse diminuer la capacité des autres agents économiques à l’utiliser. Par conséquent, la crédibilité de l’Euro en tant que monnaie unique en Europe peut aussi être vue comme un problème de contribution « individuelle » (des Etats membres) à un bien public, problème classique d’économie publique étudié par n’importe quel étudiant lambda. Le niveau de contribution peut être appréhendé par un niveau d'effort ou de sérieux budgétaire de la part de chaque Etat membre du la Zone Euro, effort qui profite à tous car il assure la crédibilité de l''Euro en tant que monnaie unique de l'Union. J’ai déjà présenté ce problème de multiples fois (j’ai même un peu l’impression de radoter et, mais bon, en même temps, c’est quelque chose que je connais un peu), notamment dans ce billet pour mes lecteurs récents ou pour ceux qui auraient oublié la nature de ce problème économique classique.

Toutefois, habituellement, on a tendance à présenter ce problème en ayant en tête une certaine « technologie » de production du bien public. Par exemple, on suppose que le niveau de bien public est la somme des contributions ou efforts individuels de chaque joueur. En clair, pour adapter cela au problème de l’Euro, on pourrait dire que la monnaie unique est d’autant plus solide (donc le niveau de bien public serait d’autant plus grand) que le total des efforts des pays membres en matière budgétaire est important. Si tous les pays sont rigoureux budgétairement, il ne peut y avoir d’attaque spéculative contre l’Euro, et le bénéfice retiré de l’Euro par tous les états membres est maximum. Si personne ne fait d’effort, personne ne croit à l’Euro, et l’Euro ne peut exister, le bien public n’est pas produit.
Si  on adopte cette idée que le niveau du bien public est la somme des efforts,  alors cela signifie que le moindre sérieux de la Grèce par exemple en matière budgétaire peut être compensé par le plus grand sérieux de l’Allemagne par exemple, laissant le niveau de bien public inchangé.
Force est de constater que, bien que globalement, les Etats membres soient plus dispendieux actuellement tous ensemble d’un point de vue budgétaire, crise économique aidant, dans la crise financière actuelle provoquée par le supposé potentiel défaut de paiement de la Grèce, le fait que certains Etats membres de l’Euro soient plus rigoureux en matière budgétaire ne semble pas freiner l’ardeur des attaques spéculatives contre cette monnaie. Tout se passe comme si les spéculateurs considéraient que la moindre fissure significative dans le mur "Euro" était un signe avancé de faiblesse majeure. En clair, que la force de l'Euro en tant que monnaie unique crédible dépendait de la situation du plus faible des Etats membres en matière budgétaire, et pas d'une situation "moyenne" de l'UE constituée d'Etats aux situations budgétaires hétérogènes.

Dans les années 80, Jack Hirschleifer avait proposé différentes possibilités technologiques pour la production d’un bien public (voir ici). L’une qui m’intéresse aujourd’hui dans le cadre de cette crise est la technologie dite du maillon faible (« weakest link mechanism » in english dans le texte).

Dans ce jeu de contribution au bien public, le niveau du bien public n’est plus déterminé par la simple somme des efforts individuels de contribution, mais par le minimum des efforts choisis par les joueurs. Hirschleifer illustre son propos en prenant l’exemple d’une digue : la digue est un bien public qui profite à tous et dont je ne peux exclure personne, mais si la hauteur ou la résistance de cette digue sont autogérés par une communauté d’individus qui doit indépendamment choisir l’effort qu’il doit fournir pour construire ou entretenir cette digue, alors il suffit que mon voisin construise sa part de digue à hauteur de 20 cm pour que mon effort, même s’il est supérieur à 20 cm de construction sur ma parcelle, ne serve à rien. Le niveau de résistance de la digue correspond à ces 20 cm de mon voisin, même si nous avons tous monté une digue de 2 m sur notre parcelle. Par conséquent, le niveau de bien public est donc déterminé par le minimum des efforts individuels.

[lecteur, j’ai mis cette image du jeu télévisé « le maillon faible », qui ne correspond que très approximativement au jeu décrit ci-dessus (encore que les candidats éliminent d’autres candidats en fonction de leur taux de mauvaises réponses, les mauvaises réponses freinant l’accumulation des gains pour toute l’équipe, mais il faut bien que ce billet soit un peu attractif, non ?]
D’un point de vue théorique, on sait que, quand la technologie de production du bien public correspond à une somme d’efforts, l’équilibre de ce jeu correspond au fameux problème de "free rider" ou passager clandestin : il est rationnel d’un point de vue individuel de ne rien contribuer au bien public, et par conséquent, à l’équilibre (de Nash, mais c’est aussi un équilibre en stratégies dominantes du point de vue de la théorie des jeux), le bien public n’est pas produit, ce qui est mauvais du point de vue du bien-être.
Quand on est dans une situation de production du bien public qui dépend du minimum des contributions individuelles, les choses sont un peu plus compliquées d'un point de vue théorique. En fait, les équilibres (de Nash) du jeu sont multiples (c’est un jeu dit de coordination), mais chaque équilibre correspond à une contribution symétrique des joueurs : dans ces équilibres tout le monde fait le même niveau d’effort. Si la Grèce n’est pas sérieuse budgétairement, l’équilibre est que la France ou l’Allemagne n’est pas sérieuse dans les mêmes proportions. Si la France est « sérieuse » à un niveau x, la Grèce l’est au même niveau ainsi que L’Allemagne.
Prenons un exemple pour mieux comprendre, c’est en fait très simple. Supposons que deux agents (1 et 2) ait une dotation de richesse égale (60 points) et que chacun doive choisir d’affecter cette somme entre un bien privé qui rapporte 1 euro par point et un bien public qui rapporte pour chacun d’entre eux 1.5 euro que multiplie le niveau minimum des deux contributions au bien public. Le gain de chaque joueur est donc :

Où xi est la contribution de i au bien public.
Simplifions encore la situation en supposant que les joueurs ne peuvent que contribuer zéro ou soixante points au bien public. La matrice des gains est donc la suivante :

Il y a deux équilibres de Nash ici, l’un est Pareto optimal (dégage le maximum d’efficacité), celui où tout le monde contribue toute sa dotation, l’autre où personne ne contribue au bien public, et qui est  moins bon (l'équilibre de free riding) en termes d'efficacité (mesurée ici par la somme des gains des joueurs), Mais les situations dans lesquelles un des agents contribue tout et l’autre rien sont  les plus catastrophiques du point de vue du bien être. Mieux vaut que personne ne contribue dans ce jeu que d’avoir seulement une seule personne qui contribue et l’autre qui ne contribue rien.

Hirschleifer lui-même, en compagnie de Glenn Harrison, a produit les premières expérimentations sur ce jeu de maillon faible en 1998 (le papier est consultable ). Plus récemment, Eric Malin, David Masclet et moi-même avons conduit une série d’expérimentations sur ce thème. Le jeu était très proche de celui décrit ci-dessus (4 joueurs au lieu de 2, chaque joueur est doté de 20 points, le jeu répété 20 fois, avec des paramètres différents mais conduisant à la prédiction théorique standard selon laquelle il y a une multiplicité d’équilibres symétrique comme expliqué ci-dessus. Surtout le bien être du groupe de 4 joueurs est maximum quand tout le monde affecte la totalité de ses 20 points au bien public). Certains des résultats sont les suivants, notamment l'évolution de la contribution individuelle moyenne au bien public tout au long des périodes jouées par les participants :
Source : Denant-Boemont, Malin & Masclet (2007), données non publiées.
En clair, le niveau de contribution individuel moyen au bien public est plutôt faible et décroit avec les répétitions du jeu, alors que d’un point de vue théorique, l’issue est assez indéterminée (voir ci-dessus). Notamment, d'un point de vue théorique, rien ne disait que l'équilibre de free riding (ne rien contribuer) était plus probable que d'autres équilibres possibles. La force d'attraction de cet équilibre semble toutefois assez forte du point de vue des résultats. Ceci se comprend très bien : si le bien public est déterminé par le minimum des efforts individuels des membres de mon groupe, alors il est risqué pour moi de contribuer potentiellement plus que les autres, d'où la force d'attraction de la stratégie " ne rien contribuer"*.

Au final, si l’existence de l’Euro dans la situation actuelle est assimilable à un bien public avec un problème de maillon faible, la force de cette monnaie étant liée à l'effort minimum en matière budgétaire des Etats membres participant à la zone Euro, et sans vouloir jouer les Cassandre, cela ne me rassure guère sur l’issue  potentielle de cette crise financière et de gouvernance politique.

* : pour les lecteurs avertis, notamment en théorie des jeux, cela signifie qu'il existe également dans ce jeu un équilibre risk-dominant au sens d’Harsanyi & Selten dans lequel les joueurs ne contribuent rien. C’est bien évidemment un élément explicatif central concernant les résultats expérimentaux.

10 commentaires:

  1. Merci pour ce billet, je ne connaissais pas cette variante !

    Il n'y a pas aussi un équilibre mixte symétrique, que l'on pourrait interpréter de manière harsanyienne, et dont on pourrait penser que le petit graphique reflète des réalisations ?

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  2. @JE,
    Merci pour le commentaire. Et tu as raison, il y a bien un EM symétrique. Ton interprétation sur le graphique n'est d'ailleurs sans doute pas fausse, car dans les tests expérimentaux sur les jeux de coordination, on constate souvent la pertinence de la prédiction en termes d'équilibre de nash en stratégie mixte plutôt que celles en termes d'équilibre de Nash en stratégie pure, tout au moins au niveau individuel.

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  3. "En clair"... ce n'est pas parcequ'on croit comprendre ce qu'on comprennait déjà le premier des néandertaliens qu'on comprend quoi que ce soit. Et ça se dit économiste !

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  4. @Anonyme,
    D'une part, c'est très courageux d'avoir de tels propos en se réfugiant derrière l'anonymat. D'autre part, faire des commentaires cinglants exige en premier lieu d'écrire correctement le français afin d'éviter le ridicule (il y au moins une faute d'orthographe et d'expression dans votre phrase), et en second lieu de proposer une explication plus pertinente...
    PS : soit dit en passant, les découvertes scientifiques récentes mettent en évidence que l'homme de Néanderthal (sans faute d'orthographe contrairement à vous) était sans doute au moins aussi développé ou civilisé que Sapiens.

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  5. bonjour,

    je ne comprend pas pourquoi l'équilibre de votre jeu ce fait à ce niveau, si j'ai bien compris la satisfaction totale des agents est plus faible en misant 5 qu'en misant 0. J'aurais compris que l'équilibre prennent du temps à tendre vers 0 mais pas qu'il se fixe à ce niveau là...

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  6. @flo,
    dans le jeu que nous avons fait jouer en laboratoire, il y a une multiplicité d'équilibres en stratégies pures, tous symétriques (cela signifie que toutes le situations dans lesquelles les joueurs contribuent 0 ou 1 ou 2, etc jusqu'à 20 sont des équilibres de Nash. Il y a parmi ces équilibres, et si on applique les raffinements de l'équilibre de Nash proposés par Harsanyi et Selten 1 eq payoff dominant (contribution égale à 20 pour tous les joueurs) et un risk dominant (contribution égale à 0) qui peuvent des stratégies attractives. Le graphique représente la moyenne des contributions par groupe de joueur, qui converge autour de 4 ou 5, mais ce n'est qu'une moyenne (un joueur peut avoir contribué 200 et les 3 autres 0 cela fait en moyenne 5). Pour votre question la satisfaction totale n'est pas forcément plus forte pour chaque joueur si chacun mise 5 (chacun gagne (20-5) +5*1.5 (le min de 5 5 5 5), ce qui fait 22.5 alors qu'il gagne 20 s'il ne mise rien. Elle est plus faible si je mise 5 et que les autres misent 0 par exemple, puisque le niveau de contribution est 0 et que je gagne au final 20-5 +1.5*0 =15.
    il y a clairement un trend décroissant dans les contributions moyennes, mais rien ne dit clairement que l'on va converger vers zéro et il y a une forme de stabilistation autour de 5. bon, maintenant si on jouait 100 périodes, peut être serait on à zéro..

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  7. merci pour la réponse

    j'avais mal compris le jeu en effet.

    le problème de passager clandestin n'est donc pas totale je pense (j'imagine que si quelqu'un joue toujours 0 les autres ne continueraient pas à miser) mais il doit expliquer que le trend soit décroissant, donc est ce que l'équilibre trouvé au final fait que chacun mise autant ? si oui on peut imaginer que le trend redeviendrait croissant plus tard ?
    sinon comment expliquer qu'il y ait un écart (écart important j'entends) entre chaque participant ?

    et une dernière question est ce que les participants savent qui parie quoi ? sinon est ce que cette connaissance permettrait un équilibre plus efficace ?
    car si on suit votre analogie sur l'effort budgétaire des états européens, la récente proposition de baroso sur le contrôle des budgets nationaux par la commission européenne pourrait être une solution à ce problème de passager clandestin.

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  8. @flo
    merci pour tous ces commentaires additionnels. Oui, le pb de passager clandestin n'est pas total puisque le free riding n'est qu'une stratégie d'équilibre parmi d'autres. Pour l'analyse des contributions, il faut que je revoie cela, mais il me semble me souvenir que cela était assez hétérogène au sein du groupe. Les explications sont diverses pour cela, mais il y en général trois types de joueurs dans ces jeux de bien publics : le coopérateur inconditionnel, le free rider, et le coopérateur conditionnel, qui représente la majorité et qui s'adapte aux comportements observés. l'information donnée aux joueurs concernant leur groupe était simplement l'indication du minimum contribué au sein du groupe, sans identification possible du joueur responsable.
    Une information complète avec identification permettrait sans doute d'améliorer le niveau de coopération, à tester en tout cas. Pour la proposition de Baroso, merci de l'info, c'est effectivement c'est la solution habituelle au problème de free riding : le bien public est fourni de manière tutélaire par l'Etat (ici l'UE) qui empêche les citoyens d'être des free riders...

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  9. merci pour ces réponses

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