dimanche 13 juin 2010

"Yes Man" ou la tentation de l'engagement

Il paraît que, dans les blogs, il est de bon ton de se confier, au moins un petit peu. Alors, oui, lecteur, j'avoue,  je suis un indécrottable fan de Jim Carrey… Désolé, lecteur, si je te déçois, mais je le tiens pour un authentique génie comique, sans hésiter à la hauteur de Jerry Lewis.
Etant fan de ses prestations dans Saturday Night Live, ou de son imitation des vélociraptors de Jurassic Park à la cérémonie des oscars en présence de Steven Spielberg – séquence d’anthologie bien connue-, mais également de presque toute sa filmographie (oui, même « Dumb and Dumber » et « Ace Ventura »…)…

[A ce moment là, des lecteurs outrés  pensent que c’en est trop - Non ! Quand même, pas Ace Ventura ! - et zappent sur le blog nettement plus classe de Olivier Bouba-Olga ou des amis de Mafeco]
… Je disais donc, avant d’être interrompu par le fil de mes propres pensées, que, étant fan de presque toute sa filmo, j’ai découvert avec délectation l’un de ses derniers opus, qui est à mon humble avis un des meilleurs depuis longtemps, « Yes Man ».
Le pitch en deux phrases. Jim est, dans ce film, un triste sire qui n’a plus le goût de la vie. Chaque fois que la moindre proposition lui est faite pour le sortir de son ennui chronique, il répond négativement, inventant des prétextes tous plus fallacieux les uns que les autres.. Du coup, ses amis le délaissent petit à petit et il s’enfonce dans la dépression chronique. Il rencontre alors un gourou qui prèche la bonne parole, la clé du bonheur étant pour lui de dire « oui » à la vie, c’est-à-dire d’acquiescer à toutes les opportunités que le destin propose. Pris à témoin par ce gourou, incarné avec malice par le grand Terence Stamp, Jim s’engage alors à devenir un « yes man » devant toute la communauté des illuminés qui suivent cette règle de vie. Bien évidemment, tout le ressort comique du film vient des conséquences liées aux multiples propositions que Jim reçoit et auxquelles il répond sempiternellement "oui".
En fait, c’est un film intéressant pour illustrer la question du libre arbitre et de l'engagement personnel. Ce qui m’a encore un fois intéressé, c’est que, du point de vue de la rationalité économique standard (hors d'une quelconque préférence sociale), encore une fois, le propos ne tient pas une seconde. Il est en effet aberrant de renoncer à la possibilité de choisir et d’optimiser pour chaque situation de choix. Est-ce aussi aberrant que cela ?

[Un lecteur m'ayant déjà fait remarquer que la plupart des comédies tiennent à des situations ou à des choix qui sont aberrants, et qu'il est donc aisé a priori de puiser dans le cinéma, pour parler d'irrationalité dans les comportements, je vous lance un défi : existe-t-il une comédie qui repose intégralement sur les conséquences d'un comportement obséquieusement rationnel au sens des économistes ? Personnellement, je ne vois pas, mais il y a peut être quelque chose à creuser pour les scénaristes en mal d'inspiration.]

Une des interprétations que je fais du film est que, face à la tentation que Jim a de toujours dire non à toutes les propositions, qui est la solution la plus simple à ses yeux sur le court terme, il se contraint par ce contrat moral à s’empêcher de faire autre chose que d’accepter. Encore une fois, nous sommes dans un problème de procrastination que j’ai fréquemment évoqué dans ce blog. Nous sommes tous conscients de ces stratégies que nous employons pour éviter la procrastination.  Une chose est d’en être conscient, autre chose est de l’observer en laboratoire. Et, là, les évidences empiriques deviennent rares. A ma connaissance, en dehors de l’étude de Ariely & Wertenbroch en 2001 et de celle de Trope & Fisbach, il n’y avait pas grand-chose. Par ailleurs, leurs études n’étaient pas des expériences de laboratoire, ce qui n’enlève rien à leur intérêt, mais amène des questions sur le degré de contrôle des variables en jeu dans les situations quasi-expérimentales qu’ils mettent en oeuvre. En ce qui concerne la quasi-expérience de Dan Ariely  et Klaus Wertenbroch, ils expliquent en effet à des étudiants qui doivent faire un devoir pour réussir leur examen qu’ils ont la possibilité de s’engager sur une date de rendu, sachant qu’ils doivent avoir rendu de toute manière leur devoir avant une certaine date limite (celle qui correspond à la fin de l’année universitaire).  Le principe est que, si l’étudiant choisit une date de rendu lui-même, elle est contractuelle, c’est-à-dire que s’il ne rend pas le devoir à la date à laquelle il s’est engagé, il n’a pas l’examen. D’un point de vue purement rationnel, personne ne devrait s’engager à une date de rendu antérieure à la date finale officielle, et tous les étudiants devraient réaliser leur effort le plus tard possible pour rendre leur devoir simplement à la date de rendu la plus lointaine.

A leur grande surprise, une part importante des étudiants s’engage sur des dates antérieures à la date maximale possible, ce qui, encore une fois, est aberrant si on suppose que l’individu est un agent rationnel. Trope & Fischbach observent peu ou prou la même chose. Des sujets qui doivent réaliser un examen  médical désagréable mais impliquant une abstinence en termes d’absorption de glucose, le fait de céder  par rapport à un engagement préalable possible de tenir un certain nombre de jours entrainant un coût monétaire choisi par eux. Une part non négligeable des sujets s’impose alors des pénalités monétaires significatives.

Nombre de constructions théoriques ont été proposées  pour expliquer et « rationaliser » ces phénomènes, de O’Donogue et Rabin en 1993, à Benabou & Tirole en 2000, ou Gul & Pesendorefer en 2001, et plus récemment Fudenberg & Levine en 2006. Dans le dernier cas, la personnalité de l’agent est  duale (d’où le nom de dual self model), l’agent ayant en quelque sorte deux rationalités, une de court terme qui le pousse à céder à la tentation, l’autre de long terme qui l’enjoint de respecter un certain niveau d’optimisation intertemporelle. La plupart de ces modèles, en dehors de celui de Gul & Pesendorfer, impliquent l’incohérence temporelle des choix, ce qui est fâcheux du point de vue de la rationalité supposée habituellement en économie et qui pose des problèmes plus globaux de bien-être (évoqués brièvement dans ce précédent billet).

Du point de vue de l’expérience de laboratoire, ce genre d’observation est assez difficile à réaliser. Une expérience durant en général au plus un couple d’heures, comment mettre les participants dans des situations où une quelconque tentation les empêche d’optimiser leur choix et d’accumuler le plus grand gain possible ? C’est cette difficulté qu’ont réussi à contourner selon moi Houser, Schunk, Winter & Xiaol, 2010  "temptation and commitment in the lab" dans une étude très récente. Les sujets doivent réaliser des tâches assez barbantes, ces tâches leur permettant d’accumuler des gains et se voient offrit la possibilité d’arrêter pour aller surfer comme bon leur semble sur internet. Le fait de céder à la tentation et d'aller surfer est toutefois irrévocable, le participant n'étant pas en mesure de revenir accumuler des points (donc des dollars) en réalisation à nouveau des tâches. Les sujets peuvent alors s’engager sur un certain nombre de tâches à réaliser, cette possibilité n’étant en rien imposée. La non réalisation de leur engagement est coûteuse dans l'expérience, le fait de ne pas le respecter se traduisant par des points négatifs qui diminue le gain issu de l’accumulation des tâches.

Un des résultats les plus surprenants est qu’environ 20% des sujets s’engagent alors que le coût de l’engagement est positif. Dans une étude récente que Aurélie Bonein et moi venons d’entreprendre, nous arrivons peu ou prou à la même constatation, très surprenante de mon point de vue. 20 à 30% des participants s’engagent à réaliser un nombre donné de tâches, certains étant prêts à sacrifier la totalité de leur gain en cas de non respect de leur engagement, et ce en adoptant des contrats loin d'être aisés à réaliser.  La principale justification revenant le plus souvent sous la plume des sujets étant qu'ils souhaitaient ainsi se motiver pour gagner le maximum d'argent. J’avoue que les bras m’en sont littéralement tombés quand nous avons observé cela !

[lecteur, une chose est de penser et de spéculer que quelque chose est possible du point de vue du comportement, cette chose n’étant pas rationnelle, mais autre chose est de l’observer en live dans un laboratoire, je peux te dire que cela fiche une sacrée décharge d’adrénaline !]

Dès lors, le comportement apparemment risible du « yes man » incarné par Jim Carrey, ce comportement étant d’après le postulat du film hautement improbable car a priori très coûteux, est loin d’être un comportement marginal. Nous sommes tous plus ou moins prêts à nous engager pour contrôler nos influences viscérales qui nous incitent à dévier du chemin que nous nous sommes tracés nous-mêmes.

4 commentaires:

  1. "[A ce moment là, des lecteurs outrés pensent que c’en est trop - Non ! Quand même, pas Ace Ventura ! - et zappent sur le blog nettement plus classe de Olivier Bouba-Olga ou des amis de Mafeco]"

    Je rappelle quand même qu'Emmeline n'a pas aimé "Le Bon, la Brute et le Truand" qui selon elle est un western trop intello, mais qu'elle a beaucoup aimé "Le train sifflera trois fois", tout en regrettant qu'il n'y ait pas plus de tueries.

    Sinon je maintiens qu'on peut très bien être temporellement incohérent et parfaitement rationnel (au sens où ça n'empêche pas d'avoir des préférences transitives et tutti quanti). Ce qui est irrationnel c'est de ne pas le prendre en compte et de ne pas se "committer" quand on a les moyens de le faire. De ce point de vue il me semble qu'Ariely et Wertenbroch devraient conclure que leurs étudiants sont au contraire extrêmement rationnels, puisqu'ils sont capables d'anticiper la réaction de leur moi futur.

    Il y a quelques temps j'avais été frappé dans un article par ailleurs sans intérêt du degré de rationalité que pouvaient afficher des consommateurs soumis à des problèmes d'incohérence temporelle : http://www.mafeco.fr/?q=node/37

    J'aime beaucoup l'idée du scénario où l'élément comique serait dans le fait que le personnage agit toujours rationnellement, ça semble a priori aussi difficile que le projet d'un jeu de société reposant entièrement sur la théorie des jeux coopératifs (où les joueurs devront former la coalition maximale), que j'ai déjà entendu évoquer dans mon bâtiment. Ceci dit on peut très bien imaginer quelqu'un prenant des décisions parfaitement rationnelles en situation de risque, et qui se prend à chaque fois des tuiles pas possibles simplement par manque de chance (il avait rationnellement anticipé qu'elles pouvaient surgir, mais elles avaient une probabilité très faible de survenir). Ce serait un peu l'inverse de la scène de la vie de Brian où Brian se jette du haut d'une tour, ce qui est assez irrationnel (encore que, risk-shifting ?), mais est sauvé par des extra-terrestres (lucky bastard!). Ce serait assez drôle aussi que Brian descende par les escaliers, et se fasse écraser par un vaisseau alien se crashant au bas de la tour. Ca rappelle un peu la BD "Game Over" comme ressort.

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  2. @J-E
    Merci pour le commentaire. Tous les westerns de Sergio Leone sont un brin intellos il est vrai, mais le train sifflera trois fois l'est aussi d'une certaine manière je trouve, Emmeline n'a pas pris le pire, mais il vrai que cela manque un peu d'action (j'ai un côté un peu bourrin parfois).
    D'accord sur le fait que quelqu'un qui s'engage pour s'empêcher de dévier de son plan est rationne,c'est ce que Mc Clennen, 1990 appelle le comportement sophistiqué. Toutefois, dans l'exemple des étudiants d'ariely, il n'est pas rationnel de prendre des engagements et de rendre leur devoir plus tot, car, dans la théorie standard, l'étudiant déciderait ex ante de son niveau d'effort pour le devoir compte tenu de la maximisation de l'espérance d'utilité de la note, et n'aurait intérêt à fournir l'effort que le plus tard possible, car le plan optimal étant défini une fois pour toutes, aucune tentation de dévier n'est possible...
    Merci pour la réf sur ton billet, je vais lire cela.
    quand au scénario basé sur la rationalité, il ne reste plus qu'à l'écrire ensemble et à le proposer à un réalisateur suffisamment barge et génial. En fait, j'ai pensé à Terry Gilliam (un brin intello quand même) et il est donc amusant que tu évoques la vie de brian... Si c'est pas de la convergence.

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  3. Désolé pour le HS mais je pense que vous adorerez ce lien : http://tomroud.com/2010/05/15/comment-gagner-a-questions-pour-un-champion/

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  4. @Thomas,
    merci pour ce lien, rien à voir en effet (à moins que l'on fasse un film où un type s'engage à toujours décider en premier quelque chose, je ne sais pas si Jim Carrey acceptera de le faire). Mais très marrant, d'autant plus que, dans ma jeunesse, j'aimais bien cette émission et que j'étais arrivé peu ou prou à la conclusion qu'il ne valait mieux pas prendre la main dans le duel final... J'ai maintenant un élément statistique pour étayer mon intuition.

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