samedi 28 août 2010

Leonard de Vinci ou l'anti-Adam Smith

(NB :  Leonardo da Vinci – à droite sur la photo -au cours d’une joute mémorable avec Adam Smith- à gauche – dans laquelle ce dernier tentait de lui expliquer le principe de la division du travail)

Séjournant en Toscane récemment, je me suis intéressé, comme beaucoup de personnes dans la même situation, à l’exceptionnelle histoire de Florence en particulier durant la Renaissance et, plus spécifiquement à l’artiste qui symbolise sans doute le plus cette période, le rayonnement intellectuel de Florence et le concept d’humanisme, à savoir Leonardo di ser Piero da Vinci (Vinci est le petit village de Toscane d’où vient le grand artiste, au moins ce billet te l’apprendra si tu ne le sais pas, lecteur).

Tout a été dit, et sans doute beaucoup de bêtises aussi, sur ce génie protéiforme qu’était Léonard, et je ne vais pas te faire une biographie, lecteur, tel n’est pas mon propos, d’autres hagiographes étant sans doute beaucoup plus compétents que moi. Mais le bonhomme m’a toujours fasciné depuis mon enfance, ne serait que pour son exceptionnel talent de dessinateur, étant un peu sensible à cet art, mais surtout parce qu’il a réuni deux caractéristiques qui me semblent quasi-impossibles à réunir, celle d’être un artiste génial mais également de se révéler un homme de science complet. Tout cela est parfaitement connu, mais ne t’impatientes pas, lecteur, j’en arrive au propos central de ce billet.

Leonardo avait quasiment toutes les qualités et tous les talents, mais s’il y en sans doute une qui lui faisait sans doute défaut, c’est la capacité à achever les œuvres qu’il commençait, ce dans à peu près tous les domaines qu’il  abordait. Pour l’anecdote, Michel Ange, jaloux à mort de son ainé, avait d’ailleurs raillé publiquement son incapacité à achever la monumentale statue équestre de Francesco Forza entreprise en 1492 et jamais achevée, alors que lui avait réussi à mener à terme son monumental David.  D’ailleurs, si l’artiste avait une renommée incontestable, il avait également, au moins à Florence, la réputation de ne jamais achever ce qu’il entreprenait.

En fait, cette incapacité à achever n’était pas le produit d’une quelconque paresse – l’homme était un bourreau de travail - ou d’un dilettantisme exacerbé, mais parce qu’il lui semblait devoir  tout réaliser lui-même, au-delà des connaissances techniques de son temps, ce dans chacune des étapes d’un projet qu’il mettait en œuvre. Devait-il réaliser une fresque, il s’intéressait autant à la composition et aux études préliminaires de celle-ci qu’au support, par exemple un mur. Si le mur lui semblait déficient, il étudiait longuement les moyens de résoudre les problèmes, s’intéressait alors à différents procédés chimiques ou physiques qui le détournaient longuement de l’objet principal. Maints projets entrepris furent comme cela inachevés. Leonardo reste encore aujourd’hui la figure absolue du génie bien sûr - peintre, sculpteur, musicien, architecte, ingénieur, scénographe, anatomiste, (al)chimiste, n’en jetez plus ! surtout quand on sait qu’il fût autodidacte  –. Mais, et c’est le point essentiel de mon billet, s’il reste le symbole parfait de l’humanisme, il représente un réel paradoxe dans la mesure où l’on rêve encore de ce qu’il aurait pu achever s’il avait accepté de se spécialiser, en particulier dans le domaine purement artistique (où son apport à la peinture est je crois pour le moins incontestable). En effet, cette difficulté à se spécialiser dans certaines tâches à réduit de manière drastique ce qu’il en reste aujourd’hui de son oeuvre.

Tout l'esprit et l’œuvre de Leonardo s’oppose en effet radicalement au principe de division du travail et de spécialisation avancé initialement par Adam Smith, puis par Ricardo, ce principe étant avec l’accroissement des opportunités d’échange une des sources du développement du capitalisme et de notre richesse matérielle.

Friedrich Engels avait d’ailleurs noté cela également, dans la Dialectique de la Nature, parlant plus généralement des grands génies de la renaissance :
"The heroes of that time were not yet in thrall to the division of labour, the restricting effects of which, with its production of one-sidedness, we so often notice in their successors."

Cette question est une question que nous nous sommes tous posés un jour ou l’autre. Nous avons en général quelques talents ou intérêts en dehors du domaine professionnel où, la plupart du temps, nous exerçons. En dehors de tout aspect ludique, avons-nous intérêt à exercer ces talents à des fins utilitaires ou au contraire à exercer totalement l’avantage  comparatif que nous avons dans un domaine ? La notion de coût d’opportunité est là pour nous montrer que, en fait, il est souhaitable que nous exercions dans le domaine où nous avons le plus grand avantage relatif. Donc Leonardo aurait du s’en tenir à la peinture et utiliser les plus grands ingénieurs ou architectes de son temps en déléguant pour mener à bien les projets qu’il mettait en œuvre dans les domaines où son avantage comparatif était moins grand qu’en peinture. Tout étudiant de premier cycle d’économie connait et comprend cela.
Le cas de Leonardo est bien évidemment à mettre à part, car on parle sans doute du génie des génies, mais  qu’en est-il des gens plus « normaux » comme vous et moi ? Pouvons-nous rester longtemps dans « l’erreur »- magnifique dans le cas de Leonardo- de ne pas comprendre les avantages de la spécialisation dans un cadre d’échange ?

Toute la question est donc de savoir si les agents économiques découvrent spontanément les vertus de la spécialisation et de l’échange tels qu’ils furent avancés par Adam Smith et David Ricardo. C’est à peu de choses près l’objet de l’expérience réalisée par S. Crockett, V. Smith et Bart Wilson, dont les résultats ont été publiés dans l’Economic Journal en 2009. Je vais essayer de résumer les principaux résultats et de donner l’intuition de cette expérience qui est en fait assez complexe.

Dans leur expérience, les participants ont des préférences exogènes sur les possibilités de consommation (il ya deux biens de consommation) et des caractéristiques en termes de technologie de production (ils peuvent produire les deux biens de consommation). Il y a deux types de sujets, les sujets appartenant à un type ayant des préférences et des technologies de production différentes de celles de l’autre groupe, tous les sujets appartenant au même village virtuel. Les sujets ne connaissant pas la distribution des types ou les préférences/technologies des autres sujets. Par contre s’ils connaissent leurs préférences, leur dotation en temps, ils ne connaissent pas toujours leurs technologie de production (cela dépend des traitements). Basiquement, les participants font au cours de chaque période de jeu, d’abord un choix de production puis un choix de consommation.  Ils peuvent rester en autarcie, ou essayer de réaliser des échanges avec d’autres participants, sachant que un des intérêts de cette expérience est précisément qu’ils doivent découvrir eux-mêmes qu’il est possible d’échanger et qu’ils ont dès lors intérêt à se spécialiser. En d’autres termes, le cadre institutionnel mis en œuvre dans le laboratoire est très souple et ne les pousse pas vers l’échange et la spécialisation. Pourquoi ne pas informer les sujets qu’il est possible d’échanger ? Ils le rappellent en citant Adam Smith lui- même : « As it is the power of exchanging which gives occasion to the division of labour, so the extent of this division will always be in proportion to the extent of that power.”. 
En clair, les processus d’échange et de division du travail, les deux processus se renforçant, doivent être découverts et validés par les agents au cours d’un processus d’apprentissage dans lequel chacun trouve son intérêt. Pour mettre en œuvre ce processus de découverte, au cours de l’expérience, les sujets peuvent donc communiquer de manière totalement libre, ce afin que chacun cherchant son intérêt propre conduise in fine la collectivité à son maximum d’efficacité (le gain obtenu avec échange et spécialisation est le triple du gain que peut obtenir un participant en autarcie).
Un exemple du type de communication réalisé par les sujets, juste pour le plaisir :
source : Crockett, Smith and Wilson, 2009, p.1183

Les traitements expérimentaux consistent essentiellement à faire varier le nombre de participants au sein d’un groupe et le niveau d’information sur sa propre technologie de production.
Comme toujours les résultats amènent des questions : dans tous les traitements réalisés, il y au moins quelques participants qui restent toujours en autarcie et qui ne découvrent donc jamais (ou refusent de découvrir) les vertus de l’échange et de la spécialisation. Il y a également des participants qui découvrent immédiatement leur avantage comparatif et le mettent en œuvre. Par ailleurs, quand les participants échangent, notamment dans les  groupes nombreux, les échanges ne sont pas multilatéraux mais plutôt bilatéraux.
Mais revenons à notre propos sur la spécialisation. Sachant que l’optimum de Pareto correspond à 100% des participants qui se consacrent à la production d’un des deux biens dans lequel chacun a un avantage comparatif (qu’ils doivent éventuellement découvrir s’ils ne connaissent pas leur technologie de production), le nombre de spécialistes (les sujets qui affectent au moins 90% de leur dotation en temps à l’activité comportant un avantage comparatif) croit en général dans le temps, au cours des périodes de répétition (il y en a quarante) mais varie beaucoup selon les traitements. En moyenne, il est de 50%, mais tend à être significativement plus faible quand la taille du groupe est importante et que les technologies de production sont initialement inconnues que quand la taille du groupe est faible et les technologies primairement connues par les participants.

La morale de tout cela, c'est qu'il n'est nullement évident de participer à l'échange et de se spécialiser, même si cela paraît conforme à son intérêt et que les individus le savent pertinemment. Comme le notent ultimement Crockett et al, 2009, leur expérience prouve que l'échange est un phénomène avant tout social et qui a d'autant plus de chances de se produire et de se consolider que l'on est dans des relations bilatérales. Donc, si Leonardo ne s'est pas spécialisé, c'est peut être qu'il n'accordait sa confiance que de manière parcimonieuse à ses contemporains, et qu'il avait sans doute une vision assez négative de la nature humaine...

8 commentaires:

  1. Très très intéressant.
    Juste une question (je ne peux pas accéder à l'article de chez moi...)
    Est-ce qu'en plus de l'inefficacité lié à une spécialisation trop partielle, il n'y a pas aussi une inefficacité liée aux contrats bilatéraux : je m'explique, supposons que je tombe sur un type qui produit des machins bleus 2 fois plus efficacement que moi et moi je produis des machins rouges 3 fois plus efficacement que lui... Mais il se trouve qu'il y avait un autre type qui n'est pas dans notre relation commerciale qui pouvait produire des machins rouges 3 fois plus efficacement que moi. On aurait eu intérêt à le laisser faire les machins rouges et moi et mon partenaire initial à faire des machins bleus.
    Autre question : est-ce qu'ils ont testé l'absence de communication bilatérales avec une système de marché à double enchère post-production ? (la question étant les agents arrivent-ils à se coordonner et sur les prix et sur les productions à un moment ou un autre, ou est-ce qu'on peut avoir des cycles prix production sans convergence vers l'équilibre-- ex. un peu absurde au temps t tout le monde fait des bleus, le prix des bleus est quasi-nul, le coup d'après tout le monde fait des rouges etc... Une conséquence potentiellement intéressante serait que par aversion au risque les agents adoptent un comportement de portfolio.. (je fais toujours un peu de bleu et toujours un peu de rouge)
    Et si on a les deux en mêmes temps (communication bilatérale possible et marché à double enchère) qu'est-ce qu'il se passe ? (ça rejoint la première question...
    C'est vraiment intéressant comme expérience : ça correspond à ce que l'on peut observer (jusqu'à un certain degré on fait tous des choses qu'on n'a pas intérêt à faire -- passer la tondeuse, le ménage etc... --, et souvent l'activité éco. est organisée autour de relations bilatérales à long terme plutôt qu'autour d'un prix de marché...
    Je sens qu'il y a des 'follow-up studies' à faire (dit-il sans avoir lu le papier)

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  2. Ah oui et une autre question (qui a peut-être été posée):
    - comment se répartissent-ils le surplus entre les deux ? (à mon avis, ils se partagent les quantités de bleus et de rouges moitié-moitié, mais ça ne veut pas dire que le surplus est divisé moitié moitié...)
    Allez, j'arrête, je lirais l'article lundi...

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  3. @arcop
    Merci pour ce commentaire très précis. L'article de Crockett et al 2009 est franchement passionnant mais aussi je trouve très dense ! Effectivement, votre intuition est la bonne concernant la prééminence des contrats bilatéraux et le maintien d'un certain niveau d'efficacité, c'est ce qui est expliqué dans le papier..
    Je ne pense pas qu'ils aient testé un double auction market post production, leur principe étant précisément de ne fixer aucune institution précise pour l'échange. Ce sujet est toutefois clairement évoqué, car leurs résultats montrent que le double auction market n'est pas forcément l'institution d'échange qui émerge le plus spontanément si on laisse faire les sujets (qui peuvent communiquer tous azimuts). donc je réponds aussi à votre dernier point. Le marché de double enchère est plutôt l'exception que la règle me semble t-il, même si les auteurs restent beaucoup plus prudents que moi. Quant aux follow up, c'est précisément leur dernière ligne -en même temps assez usuelle - : "Future experiments along these lines may help to bridge the gap between
    various literatures"

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  4. @arcop
    je ne crois pas qu'ils aient étudié la répartition du surplus (et dans mon premier commentaire, une coquille, remplacez efficacité par inefficacité svp)

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  5. Très intéressant, j'aime beaucoup Léonard de Vinci comme exemple de non-spécialisation !

    Il serait à mon avis intéressant de prendre en compte deux autres éléments :

    -D'abord si on pousse le processus de spécialisation au bout chacun devient détenteur d'un monopole, et il n'est pas sûr que ce soit la solution socialement la plus efficace. L'exemple ici pourrait être la rémunération de certains traders ou autres spécialistes avec un pouvoir de marché important. Bref la spécialisation maximale n'est pas nécessairement la solution optimale une fois qu'on prend en compte les contraintes d'incitation.

    -Ensuite se spécialiser à fond n'est pas une très bonne idée dès lors que nous sommes dans un monde d'asymétries d'information. Ne rien connaître en mécanique est assez dangereux si votre garagiste s'en rend compte et commence à vous facturer la réparation du circuit de refroidissement des essuie-glaces. Ne rien connaître en informatique c'est également se mettre à la merci des informaticiens indélicats, et Dieu sait s'ils sont nombreux.

    On pourrait même ajouter un peu de théorie O-ring pour expliquer le cas Léonard : si je veux créer un chef-d'oeuvre absolu je ne peux pas me permettre que le résultat foire parce que je me serai fait avoir par mon fournisseur de peinture, je dois donc la produire moi-même ou au moins en savoir suffisamment pour contrôler mon fournisseur (ou suffisamment pour écrire avec lui un contrat optimal qui l'incite à fournir de la bonne qualité sans que j'aie à lui laisser une rente trop importante).

    Bref une fois sortis de l'hypothèse d'un marché concurrentiel parfait les avantages de la spécialisation me semblent beaucoup moins clairs. Qui sait si les individus qui refusent de se spécialiser dans l'expérience ne sont pas ceux qui dans la vie de tous les jours s'en sortent le mieux ?

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  6. Bonjour J-E,
    Merci pour ce commentaire, comme toujours très stimulant car il prolonge la réflexion esquissée par le billet. c'est vrai que l'on est dans un monde d'asymétries d'information, et l'exemple du garagiste est un grand classique. Mais quid si je m'occupe de la compttabilité ou du jardin de mon garagiste parce que je suis relativement meilleur que lui, et si lui s'occupe de ma voiture. Dans le cadre d'une relation bilatérale basée sur la confiance mais objectivée par les avantages comparatifs, il n'a sans doute pas trop intérêt à me truander... C'est un peu le sens des résultats de Crockett et al. je pense. Bon par ailleurs, il est vrai que nous sommes loin d'être sur des marchés parfaits, mais je pense aussi que la coincidence entre la croissance des niveaux de richesse et la spécialisation comme axe d'organisation sociale et économique est peu contestable, même si discuter de la causalité est une autre paire de manches. Pour finir sur de Vinci, et l'exemple de la peinture déficiente, tu sais peut être que de Vinci a involontairement détruit l'une de ses fresques monumentales (je ne sais plus laquelle, mais je vais retrouver) en ayant voulu utiliser un procédé de fixation des couleurs basé sur la chaleur qu'il avait réinventé en s'inspirant des romains, mais en étant incapable d'un point de vue pratique de le mettre en oeuvre : trop chaud, la peinture cloquait, trop froid elle coulait... Peut être aurait il été inspiré à ce moment là de consulter un spécialiste ??? Par ailleurs, je constate que Leonard de vinci est le dernier voir l'unique génie capable d'étendre son champ d'investigation à des domaines aussi différents. Avons nous des génies modernes capables d'étendre leur ramage sur une telle étendue de savoirs ? (Peut être Einstein a t-il écrit des chefs d'oeuvre musicaux, mais alors ce n'est pas très connu...)

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  7. Moi j'aime bien la photo Leonardo sans sa grande barbe !
    à bientôt cher voisin

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  8. salut arthur,
    C'est vrai que cette photo est très rare, il a fallu fouiller dans mes archives...

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