Contrairement à beaucoup d'économistes, et comme cela ne m'arrivera peut être pas si souvent dans l'avenir, je connaissais les travaux d'Elinor Ostrom, co-lauréat féminin du Prix Nobel d'économie décerné mercredi dernier.
En effet, Elinor Ostrom a traité une seule et même question de manière quasi-exclusive, ce de tous les points de vue et avec toutes les méthodes mises à la disposition des économistes : le problème de l'utilisation optimale des biens communs et le rôle des institutions dans le monitoring de ces ressources. Au-delà de sa tenacité remarquable (personnellement je pense que je serai incapable de travailler sur le même sujet pendant trente ans), il faut également souligner sa volonté d'utiliser toute la palette disponible de méthodes empiriques pour confronter théories et réalité.
En particulier, elle a commis en 1994 une série d'études en économie expérimentale publiée notamment dans l'ouvrage écrit avec Roy Gardner et James Wakker « Rules, Games and Common-Pool Resources ».
Les études expérimentales réalisées pour cet ouvrage sont extraordinairement intéressantes, et je ne peux que te conseiller, lecteur, de t'y reporter si tu veux plus d'informations. Un des résultats intéressants de ces travaux expérimentaux est notamment de montrer, conformément à une thèse défendue depuis longtemps par Ostrom, que les individus peuvent arriver à gérer un bien commun de manière beaucoup plus efficace que ce qu'une approche purement théorique du problème peut donner en supposant que les agents sont opportunistes et égoïstes. Elle remet donc en cause l'idée communément acceptée de " tragédie des communs" évoquée par Hardin (1968) et la conclusion selon laquelle les biens communs ne peuvent être correctement utilisés que dans le cadre d'une intervention publique forte.
Etant breton depuis quelques années, j'aime bien, avec un brin de provocation qui ne me vaudra pas forcément l'affection de mon poissonier, illustrer le problème des communs par la question de la surexploitation des ressources halieutiques issue de la pêche. C'est un exemple typique de bien commun soumis à un risque de disparation du fait d'une utilisation trop intensive.
Basiquement, un jeu de common-pool est comparable à un jeu de bien public, mais la fonction de gain des joueurs incorpore une externalité négative liée à l'effort des participants concernant leur niveau d'usage du bien commun. Plus ils l'exploitent, plus ils en retirent un gain important, mais au fur et à mesure que l'usage augmente, le poids de l'externalité négative croit et finit par donner des gains potentiellement négatifs.
Du point de vue expérimental, le protocole, tel qu'il est implémenté dans l'ouvrage de Ostrom, Gardner et Wakker déjà cité, est relativement simple. Dans une version de base, on dote chaque participant d'une certaine somme, puis on leur donne la possibilité de choisir d'investir ces jetons dans un bien privé ou dans un bien commun (en fait chaque jeton non investi dans le bien commun est considéré comme étant investi dans le bien privé). Les participants ne connaissent pas forcément au départ la technologie du bien commun et le jeu est alors répété pour qu'ils puissent procéder à un apprentissage.
Prenons un exemple. Supposons 2 joueurs ayant une dotation de 12 jetons (cette dotation représente en fait le niveau d'effort possible concernant le bien commun). Si on appelle Q le nombre total de jetons mis dans le bien commun, le rendement du bien commun est décrit par exemple de la manière suivante :
G€=(13Q-Q2)
le point central dans cette fonction est que le gain de la ressource commune dépend positivement de la somme des efforts mais également négativement, et si le niveau d'extraction Q est trop important, le terme négatif va l'emporter sur le terme positif. Par ailleurs, tout jeton non utilisé en direction du bien commun rapporte 1€ par hypothèse.
Le gain de chaque participant dépend donc de la somme des extractions individuelles (celle de son partenaire et la sienne) et ce gain est également proportionnel à son niveau d'extraction : si nous sommes deux pêcheurs bretons, et que la quantité de poissons que nous avons pêchée est au total d'une tonne moyennant 10 heures de pêche, si mon temps de pêche personnel représente 6h, soit 60% du total, alors j'aurai une pêche de 600 kgs.
Le gain de chaque participant dans ce jeu est donc, si on appelle qi le niveau de l'extraction du pêcheur i
gi=(qi/Q)*G€ + (12-qi)*1€
Dans un tel jeu (en supposant que le jeu ne soit pas répété), l'équilibre de Nash correspond à un niveau d'extraction égal à 4 jetons par participant soit 8 jetons au total. Le niveau optimal au sens de Pareto serait un niveau d'extraction égal à 3 par joueur, soit 6 au total dans le groupe. Pour ce niveau d'effort total dans le bien commun, le gain total des deux joueurs est de 60 euros alors qu'à l'équilibre de Nash, il n'est que de 56 euros. La nature économique du bien commun est donc d'être un dilemme social. Tu peux noter, lecteur, que dans ce jeu, une exploitation nulle du bien commun est également sous-optimale, le gain total pour la collectivité étant en effet égal dans cette situation à 24 euros.
Les résultats expérimentaux obtenus sont assez intéressants : les participants tendent bien évidemment à surexploiter le bien commun et donc le niveau de coordination est insuffisant. Du reste, ils ont tendance à l'exploiter au-delà même de ce que prévoit l'équilibre de Nash, en étant en fait proche de ce que Gordon (1954) a appelé l'équilibre de rente nulle (les joueurs n'ont pas des comportements stratégiques et ne considèrent pas la décision de l'autre joueur comme une donnée de leur problème personnel de choix optimal). Si on suppose cela, le niveau d'extraction est encore plus fort, chaque participant investissant 6 jetons dans le bien commun, pour un total de 12 jetons qui dégrade considérablement le bien-être, puisque le gain du groupe est alors théoriquement égal à 24 euros (contre 60 à l'optimum).
Le graphique ci-dessous retrace les résultats d'un jeu en classe que j'ai réalisé il y a quelques années avec 14 étudiant(e)s, divisé en paires de 2 joueurs. Un premier traitement correspondait au jeu décrit ci-dessus, avec les mêmes paramètres, et dans un second traitement, on augmentait le rendement du bien privé (le coût d'opportunité du bien commun) en le portant à 7€ au lieu de 1€. L'intérêt de ce second traitement est que, en portant le coût d'opportunité de l'usage du bien commun à 7€, le choix individuel basé sur un raisonnement en termes d'équilibre de Nash se rapproche de l'optimum de Pareto que, par exemple, un décideur public souhaite atteindre. Dans ce traitement, le niveau total d'extraction souhaitable est de 3 jetons, soit 1.5 par individu et l'équilibre de Nash conduit à une extraction totale de 4 jetons.
Les choix observés évoluent quelque part entre l'équilibre de Nash et l'équilibre de rente nulle. Dans le premier traitement, le niveau d'extraction total est en moyenne de 5.5 par sujet soit 11 au total par groupe, contre environ 3 dans le traitement 2 soit 6 au total. On est donc beaucoup plus proche en fait de l'équilibre de rente nulle décrit par Gordon que de l'équilibre de Nash, mais au global, la principale conclusion est que la surexploitation est réelle.
Un des importants résultats obtenus par Ostrom, par exemple dans Ostrom & Wakker 1991 est que cette surexploitation n'est pas une fatalité. Si on laisse aux joueurs la possibilité de communiquer avant chaque période de jeu, en réalisant ce que l'on appelle en théorie des jeux du cheap talk, la coopération fonctionne et permet au joueurs de se coordonner sur des décisions d'extraction proches de l'optimum de Pareto. Ou encore, des sujets expérimentés (ayant déjà joué le jeu) arrivent à se coordonner de manière plus efficace et limitent le niveau d'exploitation de la ressource commune. Il n'y a donc pas de fatalité dans les dilemmes sociaux et pas toujours la nécessité absolue de recourir à la puissance publique pour mettre fin aux défaillances du marché...
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