dimanche 10 avril 2011

Liens sociaux et construction des préférences prosociales (rien à voir avec le débat « Islam et laïcité »)


[Petit préambule à l'attention de toi, cher lecteur : j’ai un peu plus de peine ces temps-ci à accomplir mon billet bimensuel traditionnel, je vais essayer d’être plus régulier mais la procrastination me guette toujours, surtout avec l’arrivée des beaux jours]

Colleagues in office, partners in trade, call one another brothers; and frequently feel towards one another as if they really were so. Their good agreement is an advantage to all.”
Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, Part VI, section II

La question des préférences des individus est centrale en économie bien que la plupart des économistes affirment que l’économie se construit autour de préférences qui sont supposées être données. Bon, ces préférences sont censées respecter un minimum d’axiomes qui caractérisent une forme de rationalité (notamment préférer plus de quelque chose à moins de ce quelque chose toutes choses égales par ailleurs). Toute l’économie « classique » organise et construit ses lois autour de ces préférences.

L’économie comportementale va quant à elle au-delà de ce principe, dans la mesure où une des questions importantes qu’elle aborde est celle de la construction des préférences des individus, notamment des préférences prosociales (dans un sens très large, celles qui font qu’un individu donné intègre l’action ou la situation d’un autre individu dans sa fonction d’utilité, comme l'altruisme). Par ailleurs, plus classiquement, cette discipline essaie de mettre en évidence en quoi consistent précisément ces préférences prosociales.

J’entends ces jours ci, de différents horizons, beaucoup de critiques sur l’économie comportementale, dont certains minimisent les apports, agacés sans doute par l’effet de mode actuel sur cette discipline – ce que je peux comprendre – . Il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain et ce blog est là, je l’espère, pour mettre en évidence l’intérêt d’une telle approche.  C’est bien le moins que je puisse faire, sinon tout ce que j’écris depuis des mois n’aurait guère de sens.
Il faut tout de même par ailleurs ne pas oublier qu’avant cette « mode », la question des préférences pro-sociales n’était qu’un thème extrêmement marginal en économie et que la connaissance de cette dimension a fait, de mon point de vue,  un pas de géant en une vingtaine d’années. Tout n’est bien sûr pas gravé dans le marbre et certaines explications s’avéreront non pertinentes sans doute, mais l’avancée me semble réelle.

Une des hypothèses qui a eu beaucoup de succès pour expliquer le comportement des agents en situation d’interaction stratégique au-delà de l’équilibre de rationalité parfaite par exemple est l’hypothèse d’aversion à l’inégalité. Cette hypothèse dit simplement qu’un individu va être plus ou moins réticent à observer un écart positif ou négatif entre son revenu et le revenu de son voisin. Basiquement, l’idée est que la plupart des individus préfèrent un partage équitable entre eux-mêmes et l’autre qu’ un partage qui leur donne tout ou qui donne tout au voisin.
Plus exactement, si on retient l’approche développée par Fehr et Schmidt en 1999 (il y a aussi une autre approche, très légèrement différente proposée par Bolton et Ockenfels, 2000), je peux être averse à deux formes d’inéquité. La première est l’inégalité qui est à mon avantage, c'est-à-dire celle où j’ai un revenu plus important que mon voisin, alors que la seconde est l’inégalité qui est en sa faveur, c'est-à-dire celle qui est relative à une situation dans laquelle j’obtiens moins que mon voisin. Il existe des mesures assez simples qui permettent d’évaluer l’intensité de chaque composante de l’aversion à l’inégalité pour des participants donnés (pour ceux qui sont intéressés par une mesure simple, voir Blanco et al., 2010). Ce n’est pas là le sujet essentiel.

Ce qui est plus important, et en supposant que cette préférence intrinsèque de l’individu puisse expliquer son comportement dans certaines situations avec un succès meilleur que la maximisation simple de l’utilité individuelle hors de toute considération de la situation de mon voisin, est que les tenants de cette explication supposent, comme souvent en économie, que l’aversion à l’inégalité est exogène et stable pour un même individu.

Toute la question est de savoir si ces préférences pro-sociales sont stables, et donc en grande partie exogènes, ou si elles sont construites à travers l’interaction des différents membres d’une société donnée.  De nombreux économistes, influencés par les études d’économie comportementale, tendent maintenant à avancer que ces préférences pro-sociales sont construites sur le long terme, ce qui justifie le recours à une analyse évolutionnaire des interactions (voir le point de vue d’Avinash Dixit en 2008 sur cette question ici ). Cette vision des choses est souvent, et avec brio, développée par exemple par C.H. dans le blog « rationalité limitée, par exemple ici).

Plus surprenante est l’idée que ces préférences pro-sociales pourraient en fait être perturbées par le résultat de l’interaction avec d’autres individus y compris à très court terme.

Une étude expérimentale particulièrement intéressante de Sonnemans, Van Dijk et van Winden (2002), publiée dans le Journal of Public Economics, prolongée d’ailleurs par une étude plus récente en 2006 des mêmes auteurs,  traite précisément de ce problème. Les auteurs étudient comment les préférences prosociales sont influencées par le comportement d’autrui lors d’un jeu répété, ce jeu permettant aux participants de construire des liens sociaux. Ces liens sociaux peuvent être positifs ou négatifs. Pour mettre en évidence la formation de ces liens sociaux, le design de l’expérience est a priori très simple : on mesure les préférences prosociales avant, puis on laisse les participants jouer un jeu répété avec d’autres participants, et on mesure alors une deuxième fois les préférences prosociales après le jeu. Si les préférences prosociales sont invariantes, alors l’écart avant après de la mesure des préférences prosociales devrait être négligeable. La session expérimentale dure environ 2 h en tout, ce point me semblant important par rapport à ce que j’ai dit ci-dessus.

La mesure des valeurs sociales (on dirait de manière plus modernes des préférences prosociales) a été un sujet important en psychologie sociale et divers instruments de mesure ont été proposés par les psychologues sociaux depuis plus de trente ans. Une des plus simples – et des plus amusantes- a été proposée par Liebrand en 1984. Le principe de base est, pour un individu donné, de choisir entre deux options de manière répétée.  Chaque option octroie une certaine somme à soi-même et à un individu réel qui peut, dans le cadre d’une expérience, être tiré au sort parmi les participants. Par exemple, une première option est d’avoir 500  euros pour soi et 0 euros pour le voisin, contre 480 euros et 120 euros pour le voisin. D’autres choix consistent à choisir entre les deux options dans l’espace des pertes (par exemple -500 euros pour moi et 0 euros pour lui contre -480 euros pour moi et -120 euros pour lui) ou dans l’espace des gains pour moi et des pertes pour lui (480 euros pour moi ; -120 euros pour lui contre 350 euros pour moi et -250 euros pour lui).

Il est alors possible, en faisant la synthèse de tous les choix d’options fait par un individu donné, de caractériser  celui-ci en mettant en évidence un trait saillant qui résume ses valeurs sociales :
-    L’altruisme, s’il cherche à maximiser le revenu de l’autre indépendamment du sien,
-    La coopération s’il cherche à maximiser son revenu et celui de l’autre de l’autre
-    L’égoïste s’il cherche à maximiser son seul revenu
-    Le compétitif, s’il cherche à maximiser la différence entre son revenu et celui de l’autre
-    L’agressif, s’il cherche à minimiser le revenu de l’autre
-    Etc.

La figure ci-dessous représente comment le choix final  entre les options A et B peut être résumé sur un cercle (qui s’appelle donc le cercle de mesure des valeurs sociales ou « ring measure of social values »).

source : Fiedler, Glöckner and Nicklich (2008) adapté de Liebrand (1984)

Le cadran est construit autour de deux axes, l’un horizontal qui indique la somme que je gagne ou que je perds, l’autre vertical qui donne la valeur attribuée à l’autre (en positif ou en négatif).
Sur ce cadran, plus un individu a fait des choix qui l’orientent au nord, plus celui-ci est intensément altruiste. Au sud, ses valeurs sociales peuvent être caractérisées d’agressives.

C’est cette mesure qu’utilisent Sonnemans, Van Dijk et van Winden dans leur étude de manière répétée.  Lors d’une première partie, face à un participant tiré au sort, l’échelle des valeurs sociales de chaque participant est mesurée. Puis,  cette même personne participe à un jeu de bien public à deux personnes (donc une sorte de dilemme du prisonnier où les stratégies de coopération sont continues) et enfin, dans une dernière partie, l’échelle de ses valeurs sociales est à nouveau mesurée.

Pour contrôler la stabilité de cette mesure de valeurs sociales, ils mettent en place un traitement dans lequel la même chose est faite pour les participants (mesure avant après) mais, au lieu de participer à un jeu de bien public, chaque sujet participe à un jeu de décision individuelle (un jeu de recherche d’emploi dans lequel un sujet tire au hasard des salaires dans une distribution et doit décider de continuer moyennant un coût de recherche ou pas). Je donne tout de suite le résultat de ce traitement, qui n’est là que pour s’assurer de la stabilité, au moins à court terme, de l’instrument de mesure des valeur sociales : il n’y a dans ce traitement quasiment aucune différence entre les résultats de la mesure avant et après dans ce traitement spécifique. Dont acte, la mesure des valeurs sociales proposée par Liebrand semble stable...

Mais y-a-t-il une différence dans le traitement « bien public » ?  Pas de suspense, bien évidemment oui !

L’interaction répétée des individus dans le jeu de bien public, qui a comme caractéristique que les gains sont maximisés en cas de coopération a un impact fort sur la seconde mesure (ex post) appliquée aux sujets. 
En effet, les sujets qui ont gagné beaucoup (ils ne peuvent le faire durablement que si le niveau de contribution au bien public est suffisamment élevé au sein du groupe de deux  individus) ont tendance à plus « aimer » leur partenaire (ie à donner une orientation plus altruiste de leur mesure de valeurs sociales après qu’avant) et, au contraire, les sujets qui ont moins gagné (soit du fait qu’ils ont été des passagers clandestins avec leur partenaire, soit du fait qu’ils ont contribué au bien public alors que l’autre ne contribuait rien) ont tendance à reporter une baisse de leur niveau d’altruisme pour tendre vers un comportement égoïste.

C’est un résultat qui me semble important, dans la mesure où d’une certaine manière, cette expérimentation met en évidence ce que l’on suppute tous plus ou moins, à savoir qu’il y a clairement des comportements « nuisibles » qui tendent à construire des liens sociaux négatifs entre les individus , et des comportements « utiles » qui tendent à renforcer ou à créer du lien social positif entre les individus, ces liens sociaux déterminant ensuite les préférences pro-sociales des individus et par conséquent leur comportement social.


PS1 : j’avais bien dit que ce billet n’avait rien à voir avec le débat Islam et laïcité !

PS2 : juste à titre totalement accessoire, une citation de la conclusion du rapport du Rapport du Commissariat Général du Plan sur le thème « religion et intégration sociale » page 35 :
« Enfin, il paraît nécessaire de reconnaître les fonctions sociales des communautés religieuses sans que cela ne risque, aujourd’hui moins qu’hier, de conduire à une quelconque forme de communautarisme. À cet égard appartenir à une “communauté” religieuse n’est pas un signe a priori d’enfermement et d’imposition sociale et les individus ont de multiples appartenances, la religion n’étant que l’une d’entre elles. Les religions sont devenues, du fait de la sécularisation et de leur acceptation du cadre laïc, des ressources d’entraide de paix sociale également qu’il peut être bon d’utiliser davantage. Mais à ce titre, leur place dans les débats publics pourrait également être davantage prise en compte en dehors de la seule gestion des cultes »

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