samedi 13 juin 2009

Psychologie, menace crédible et éducation des enfants



En lisant le spirituel billet d’Emmeline sur la théorie de la menace crédible appliquée à « Princess Bride », je me suis remémoré une histoire personnelle.
Il y a quelques temps, un ami m’expliqua que son fils de 1 an refusait d’aller se coucher le soir, et une fois dans son lit, pleurait pendant de longues minutes avant de s’endormir, car il voulait dormir avec ses parents. Rien ne permettait de la calmer : calins, histoires, musique, petite lumière et même le fait de le gronder n’avait aucune efficacité. Du coup, s’ensuivait des nuits agitées qui perturbaient le bon fonctionnement de la maisonnée…
Je lui racontais alors l’anecdote suivante : il y a quelques mois, ma fille avait fait exactement la même chose, et de la même manière, aucune solution ne fonctionnait pour la calmer, et les nuits agitées s’empilaient pour elle et ses parents, avec pour conséquence une fatigue physique croissante, une montée de l’énervement mutuel chaque soir… bref, nous étions dans un cercle vicieux dont l’issue nous paraissait incertaine.
Epuisé  par ces nuits difficiles, j’ai eu alors un sursaut intellectuel : comment était-il possible que, moi, produit de l'éducation universitaire, bardé de diplômes et de solutions intellectuellement brillantes, je ne trouve pas une solution à ce problème pourtant d’une simplicité enfantine ? (sans jeu de mots !)
Je me suis dit que, puisque calins, histoires, musique, lumière ne fonctionnaient pas, il fallait lui faire subir les conséquences de ses caprices et la menacer de quelque chose de désagréable.. Comme j’ai arrêté le fouet ou le pilori parce qu'ils nécessitent soit de l’habileté, soit de la place, je me suis dit que la perspective de passer la nuit à l’autre bout de la maison, dans une petite pièce isolée loin de nous, nous éviterait d’une part d’entendre ses pleurs et, surtout, la dissuaderait d’autre part de répéter la comédie du soir.
Fort de cette idée toute simple, le soir même, comme immanquablement, pleurs et cris commençaient, je lui expliquai que j’allais la descendre dans la pièce du bas, où ne pouvant l’entendre, elle pourrait bien pleurer autant qu’elle le voudrait sans que nous venions la consoler.
Elle me regarda alors avec ses grands yeux, semblant réfléchir intensément, puis se remit à pleurer exactement comme auparavant.

Blood and guts, aucun effet de ma menace…

J’ai donc essayé de raisonner SCIEN-TI-FI-QUE-MENT !
Et, bien que l’esprit embrumé, je me suis souvenu de la théorie des jeux : pour qu’une menace soit efficace, il faut qu’elle soit crédible ! Si je vous menace de vous noyer alors que nous nous baladons en plein Sahara, vous allez pouffer, ou si je menace Myke Tyson de me mettre en rogne contre lui, il va sourire de toutes ses dents en or.

Une menace est dite crédible dans un jeu séquentiel si le joueur rationnel qui joue en premier sait que le joueur rationnel qui joue en second ne sera pas stratégiquement incité à mettre en oeuvre une possibilité de sanction (menace) explicite ou implicite, l'application de cette menace lui procurant un gain inférieur à la stratégie qui consiste à transiger. Un cas classique de menace non crédible en organisation industrielle est la menace de guerre des prix qu'un monopole en place fait peser sur un entrant potentiel. En effet, le profit d'un duopole de Cournot, ou même de Stackelberg étant supérieur au profit (nul) issu de la guerre des prix (duopole de Bertrand), si l'entrant entre effectivement, le monopole en place renoncera à la guerre des prix.
En l’occurrence, dans la pièce du bas, qui est un bureau, il n’y a aucun lit bébé qui permettrait de rendre potentiellement effective la sanction dont je la menaçais !
Maline la gamine….
Alors, le lendemain, je monte un lit bébé et le place dans la pièce du bas en question, et, négligemment, j’invite ma fille à venir se promener avec moi pour visiter la pièce du bas. Elle entre dans la pièce,  passe à côté du lit, s’arrête un moment en le regardant de manière pénétrée, me regarde d’un air de dire « OK, j’ai compris », puis sort de la pièce pour aller jouer.
Le soir, la sarabande recommence. Pleurs puis calins, pleurs puis histoire, pleurs puis menace : « je vais te descendre dans le bureau te coucher dans le petit lit, et nous ne t’entendrons pas pleurer », lui dis-je de l’air le plus neutre possible.
Elle s’arrête alors de pleurer… Je repars dans ma chambre, attendant une nouvelle vague… et, puis...plus rien !
Le lendemain soir, pas de sarabande, rien, la félicité dans la maison, une ambiance zen comme dans une pub pour Ricoré (mais pas le matin, le soir quoi !) et une nuit calme et sans heurts.
Quelques jours passent, meublés de nuits calmes pleines d’un sommeil réparateur. Je triomphe : la victoire de l’esprit sur le muscle, de la science sur l’animal, bref la supériorité du raisonnement logique sur le cerveau reptilien, ah, cela sert des millions d’années d’évolution….
Triomphant, j’explique à mon ami qu’il doit faire exactement la même chose. A l’issue de l’entretien, l’ami en question était prêt à faire bruler des cierges pour moi qui lui avait apporté LA solution…
Bon, je ne lui ai pas raconté l’ultime fin de l’histoire…
Peu après ma prétendue victoire, un soir, nouveaux pleurs, et rien ne marche comme au début de cette histoire… Je menace ma fille de la descendre dans la pièce du bas en étant sûr de la crédibilité de celle-ci… Aucun effet, des pleurs et des cris ininterrompus que rien ne semble pouvoir tempérer. Enervé, j’empoigne ma fille, bien décidé à mettre à exécution ma menace pour la rendre encore plus crédible ! A deux pas de la porte de la pièce du bas, ma fille s’arrête de pleurer et dit en me regardant de ces yeux pleins de larmes «  calin, papa »…
Bon, j’ai craqué, je n’ai pas pu la laisser en bas et elle a passé la nuit avec nous…

Bilan : une victoire totale et définitive du cerveau reptilien sur la logique cartésienne, ainsi qu'une désillusion totale sur mon intellect et ma capacité à appliquer la théorie des jeux dans mon comportement personnel....
La chute de cette histoire ?
Le lendemain, elle n’a pas pleuré et jamais depuis. J’ai du coup décidé de relire Françoise Dolto et Laurence Pernoud plutôt que Ken Binmore*.

* : théoricien des jeux mondialement connu, auteur du célèbre manuel Fun and Games (1991) et plus récemment Game Theory: A very short introduction.
PS : remerciements à Gotlib pour l'illustration de ce billet (tome 5 rubrique à brac, "psychologie" à lire de toute urgence si vous ne connaissez pas)

samedi 6 juin 2009

Bill Gates et l'altruisme impur


Le 3 juin dernier, Bill Gates,  dit “the funny guy”, a tenu à l’occasion d’un séminaire  ces propos rapportés par l’AFP (voir http://www.generation-nt.com/bill-gates-microsoft-milliardaire-don-fondation-actualite-751131.html )
" Je pense que tous les milliardaires devraient donner une vaste partie de leur fortune. Je ne dis pas qu'ils ne devraient rien laisser à leurs enfants ou ne pas en garder un petit peu pour eux-mêmes mais oui, je pense qu'ils y trouveraient du plaisir, je pense que leurs enfants ne s'en porteraient que mieux et je pense que le monde ne s'en porterait que mieux "
Enjoignant ainsi ses collègues milliardaires à faire de même….
Ce qui m’a frappé immédiatement, c’est le fait que Bill Gates dise trouver du plaisir à donner…  (je ne trouve pas cela bizarre, je trouve cela surprenant que le premier argument qu’il ait employé pour justifier son investissement charitable soit le plaisir qu’il en retire personnellement). Je vais donc m’empresser de montrer que le comportement de Bill Gates est un magnifique exemple d’altruisme impur.
La donation charitable peut s’assimiler assez aisément à un jeu de contribution volontaire au bien public. Un individu doit décider d’affecter une partie de sa richesse privée à un bien public dont le rendement marginal unitaire est inférieur au rendement marginal du bien privé, mais le rendement marginal social du bien public est supérieur au rendement marginal social du bien privé (ce que je garde pour moi pour acheter des écrans plats ou des bananes). J’ai déjà présenté ce jeu dans ce billet, donc je ne le refais pas. Nous sommes en présence d’un magnifique dilemme social, la stratégie dominante étant de ne rien contribuer (c’est le fameux free riding), alors que l’optimum de Pareto serait que tous contribuent au maximum au bien public.
Les résultats expérimentaux de ce jeu, abondamment testé expérimentalement (beaucoup trop même je trouve, mais il est vrai que ce jeu permet de dire beaucoup de choses sur les fondements de la coopération dans des jeux non coopératifs), sont qu’en général les contributions au bien public ne sont pas nulles mais déclinent dans le temps, bien qu’elles atteignent rarement un niveau nul (l’équilibre de Nash du jeu). Toute la question est de savoir pourquoi la coopération peut être soutenue par les individus…
En fait, les propos de Bill Gates sont particulièrement intéressants car ils donnent une actualité spectaculaire au phénomène d’altruisme impur et à ce qui peut l’expliquer dans le maintien de la coopération.
L’idée en est particulièrement simple : les gens donnent non pas tant aux autres que pour eux-mêmes, et en fait l’altruisme pur est un motif de donation charitable peu robuste pour expliquer empiriquement les dons.
Ce phénomène dit de warm-glow  a été théorisé et observé empiriquement par Jim Andreoni à partir des années 90. Cet effet de warm glow dit simplement que les individus retirent une utilité du simple fait de donner, ce qui signifie qu’il y a un fondement égoïste de la charité. Par ailleurs, ils retirent une utilité de l’existence du bien public  produit à l’aide de cette donation (en fait la charité est une forme de bien public pour lequel les contributions sont purement privées).
Formellement, comme l’explique Andreoni en 1990, la fonction d’utilité est donc pourvue de trois arguments dans un jeu de contribution standard au bien public :
Ui=U(xi,gi,G)
Où xi est le revenu que je garde de manière privative, gi la contribution au bien public et G le niveau du bien public produit à l’aide de la somme des gi pour tous les i ayant contribué (moi et les autres).
Aussi, si mon utilité est de ce type, je suis un altruiste impur, car je valorise le bien public deux fois : d’une part par l’effet de warm glow qui joue positivement sur mon utilité (égoïsme) et d’autre part par le fait que je suis content que le bien public existe (altruisme).
En 1995, Andreoni montre que cet effet de warm glow explique bien le phénomène de contribution positive au bien public, en comparant le jeu de bien public habituel (qui se base sur un contexte positif, puisque quand j’investis dans un bien public, je sais qu’il génère une externalité positive) à un jeu identique mais basé sur un contexte négatif (j’investis dans un bien privé dont je sais qu’il procure une externalité négative car « détruit » du bien public). D’un point de vue théorique, les contributions au bien public devraient être les mêmes dans les deux contextes. Or, il observe que ce n’est pas le cas, la contribution au bien public étant bien supérieure dans le contexte positif à la contribution au bien public dans le contexte négatif. Il y a quelques mois, Douadia Bougherara, David Masclet et moi-même (voir le document paru dans la Revue Economique à télécharger ici) avons étendu son étude expérimentale, et observé essentiellement les mêmes résultats (plus d’autres nouveaux heureusement !).
 « L’égoïsme » lié au plaisir de donner (warm glow effect) est donc un support réel de la coopération, comme l’explique magnifiquement ce cher Bill !
Plus récemment, une étude de Videras et Owen en 2006 montre que, sur une quarantaine de pays étudiés et ce pour 35000 individus, le niveau de bien être individuel est positivement corrélé avec le niveau de donation charitable. Beaucoup plus intéressant, ils montrent qu’en fait l’utilité retirée du fait de donner en soi (cf Bill : « ils en retireraient du plaisir) est bien plus importante que l’utilité retirée des dons comme bien public (cf Bill : « le monde s’en porterait mieux »). Ce n’est donc pas un hasard si Bill cite d’abord la première motivation, puis les suivantes, cela correspond vraisemblablement à une hiérarchie en termes de bien être. Par ailleurs, cette étude montre que les individus ayant un faible niveau de responsabilité collective augmentent le bien être en donnant car ils se conforment ainsi aux normes sociales. C’est exactement le contraire pour les individus à haut niveau de responsabilité collective, comme Bill ! Ouf, je suis rassuré, Bill Gates est et restera toujours un anticonformiste…
Du reste, il y a même des preuves fournies par des recherches dans le domaine de la neuroéconomie (voir ici)...
La conclusion de tout cela ? « Donnez et vous serez bien dans votre peau ! »

samedi 30 mai 2009

"Paycheck" ou la valeur de l'information



Diffusé il y a quelque temps à la télévision, et dans la série des "nanars" chers à nos coeurs (Ah la chronique de François Forestier dans l'Obs, que tu me manques !)  dans lesquels il y a quand même une idée intéressante, au moins d'un point de vue économique, j'ai décidé de parler de "paycheck" de John Woo.
L'histoire (en tout cas ce que j'en ai compris) est à peu près la suivante. Ben Affleck, aussi intense dans son jeu qu'un toast de foie gras le matin du 1er janvier après une soirée copieusement arrosée la veille, est un ingénieur qui travaille sur des projets tellement secrets qu'à l'issue de chaque projet, sa mémoire est effacée partiellement par son employeur, ce moyennant gros chèque à chaque fois.
Puis, à l'issue d'un dernier projet hyper supra confidentiel, sa mémoire est encore effacée, mais là, oh surprise, une enveloppe avec que dalle, juste des objets dont on ne voit aucunement l'intérêt  a priori.
En fait, non seulement l'employeur l'escroque mais décide de l'éliminer, ce qu'il a en fait compris avant que sa mémoire soit effacée!
Mais sachant qu' il va oublier que son employeur va essayer de l'entuber, il met dans cette enveloppe tous les objets qui lui permettront de survivre après que ses souvenirs récents soient détruits.
Euh, vous suivez encore là ?
L'histoire est absolument incompréhensible, la réalisation part en roue libre, l'interprétation est  affligeante, en particulier Ben Affleck dans le rôle principal dont on a l'impression qu'il est capable d'exprimer au plus deux expressions (colère et étonnement) dans son jeu. Bon à sa décharge, je pense qu'il n'a absolument rien compris à ce film, vu le vide abyssal de son regard face à la caméra, tout comme John Woo qui s'intéresse plus aux explosions et aux ralentis sur les tirs avec toutes sortes d'armes à feu dignes des feux d'artifice du 14 juillet ou du nouvel an chinois.
Le scénariste devait vraiment être dans un trip à l'acid, mais dans son délire non contrôlé, il a eu une idée géniale qui illustre parfaitement un concept un peu délicat en économie, le concept de valeur espérée de l'information parfaite (Expected Value of Perfect Information), abondamment utilisé en finance par exemple (voir le problème des options financières en l'occurence) mais aussi en théorie des jeux ou en théorie de la décision (introduit me semble-t-il par Luce et Raiffa dans les années 50, mais je ne suis pas sûr de leur paternité concernant ce concept, voir ou  ici).
En effet, comme Ben sait qu'il va savoir, les objets qu'il met dans l'enveloppe lui permettent à chaque fois qu'il est confronté à une situation délicate de faire le meilleur choix. Par exemple, des méchants veulent l'expédier façon puzzle, et hop! dans l'enveloppe il y a une clé qui lui permet d'ouvrir un tiroir qui contient :
1. un révolver
2. un lance flammes
3. un mixeur
(rayez la mention inutile svp)
Bref, l'information qu'il a eu ex post, et qu'il a oubliée, mais dont il savait qu'il allait l'oublier  lui permet ex ante de s'adapter à toutes les situations (je commence à avoir mal à la tête, je sens que mes billets vont épuiser mon stock d'aspirine).
En fait, ce film illustre parfaitement cette idée de valeur de l'information, c'est d'ailleurs sans doute à peu près son seul intérêt. Un petit exemple pour comprendre cette notion.
Supposons que vous ayez à faire le choix entre deux billets de loterie, et vous êtes face à la grande roue, avec un nombre égal de rouges et de noirs sur cette roue. Le forain vous propose deux billets, b1 qui vous donne 50€ si rouge sort et 150€ si noir sort. L'autre, b2,  vous donne 30€ si rouge sort et 170€ si noir sort. Compte tenu de cela, l'espérance mathématique de gain (on supposera pour simplifier que vous êtes neutre vis-à-vis du risque, c'est-à-dire qu'il vous est indifférent d'avoir l'un de ces deux billets de loterie ou d'avoir un billet de 100 €) de chaque billet est de 100€. Théoriquement, donc, les deux billets sont équivalents pour vous. Faisons l'hypothèse que le prix de chaque billet soit égal à 60€. Cela signifie que vous êtes prêt à acheter les deux billets dont le gain espéré est supérieur au prix.
Imaginons qu'avant que vous achetiez l'un des deux billets au forain (en tirant au sort a priori car vous êtes indifférent initialement), Marty Mc Fly vous propose de vous faire faire un tour dans le futur en DeLorean afin de faire un bond en avant de 5 mn, ce qui vous permettrait d'observer le résultat du tirage (vous saurez donc si c'est rouge ou si c'est noir qui est sorti). Mais comme il a besoin d'argent pour financer la production de Retour vers le futur 4, il vous propose de vous faire payer ce tour là 20€.
Question : acceptez vous le deal ?
[Je reviens dans deux minutes, je vais prendre un café]
....
Tiens vous êtes encore là ? Ah oui, la réponse... Eh, bien, non, vous ne devriez pas accepter de payer plus de 10 euros pour le saut dans le futur (enfin si c'est moi, je paye sans hésiter rien que pour monter dans la Delorean !). Pourquoi ?
La VEIP est en fait l'augmentation de gain espéré permis par la détention de l'information.
Le fait de savoir que je vais savoir avant d'arrêter ma décision devrait me faire raisonner de la manière suivante : si c'est rouge (probabilité de 50%), je choisirai alors le meilleur billet, qui me donne 50 dans cet état de la Nature et si c'est noir je choisirai le billet qui me donne 170. Comme je ne sais pas ex ante, mais que l'incertitude sera levée avant ma décision, je pondère chaque probabilité par le maximum que je peux obtenir dans chaque état de la Nature avec les décisions qui sont possibles.
cette VEIP est égale à 0.5*Max(50 ; 30) +0.5* max (150 ; 170)  - Max (0.5*50+0.5*150 ; 0.5*30+0.5*170) = 110-100=10.
Donc, le supplément d'espérance issu de l'information parfaite est de 10 euros, ce qui signifie que vous devriez être prêt à payer au plus cette somme pour avoir cette information.

Bref, même un film raté peut avoir un intérêt pédagogique...

samedi 23 mai 2009

Quand les pharmaciens du Calvados jouent au "Parrain"...


Ce matin, alors que je prenais mon petit déjeuner et que je parcourais d’un œil morne et distrait le numéro de juin de la revue « que choisir » , je lis cette incroyable histoire qui m’a définitivement éveillé : une maison de retraite enjointe par le conseil de l’ordre des pharmaciens régional d’acheter des médicaments à proximité, conseil alors condamné par l’Autorité de la concurrence pour « action concertée ayant pour objet et pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence ». (voir le site de l’Autorité de la Concurrence http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/avisdec.php?numero=09-D-17).
Parle-je de la Corse ou de la Sicile ? Que nenni !
En fait, un pharmacien de la Grâce de Dieu (par Zeus, quel nom !) avait réussi à gagner la clientèle de plus d’une dizaine de maisons de retraite grâce à ses prix compétitifs, ce au grand dam de ses concurrents, plus proches des dites maisons, qui en retour avaient perdu cette clientèle ! D’où leur demande de traduire le pharmacien, à la grâce de dieu, devant le conseil régional de l’ordre. Et la conséquence de cela, le président du conseil régional de l’ordre de Basse-Normandie (voir la photo des membres du bureau ci-dessus) dégainant sa plus belle plume, et enjoignant par courrier  une des maisons clientes à s’en tenir à la proximité quant au choix de sa pharmacie ! Bon, à ma connaissance, il n'a joint aucune tête de cheval...
Ici, manifestement, le pharmacien « local » (proche des maisons de retraite) avait un peu abusé sur les prix et croyait que les papis et les mamies sucraient déjà les fraises ! Sauf que depuis qu’ils entretiennent leurs méninges avec le programme Nintendo et pratiquent la wii sports, ils sont en pleine forme et comparent les prix ! (On se croirait dans « Cocoon » de Ron Howard, dans lequel des papis retrouvent une subite jeunesse et en font alors pis que pendre…).
Mais le président du Conseil Régional de l’ordre des pharmaciens ne l’entendait pas de cette oreille : comment osaient-ils faire cela et trahir le bon samaritain qui leur servait de pharmacien et qui comptait sur eux pour rénover sa villa en bord de mer à la Baule ?
Je ne résiste pas au plaisir de citer le texte intégral de l’avis émis par l’Autorité de la Concurrence :
« Le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie entrave la concurrence en tentant de répartir les marchés et la clientèle entre les différentes pharmacies en prenant en compte le seul critère de localisation géographique. Le Conseil de la concurrence devra juger qu’en privilégiant le pharmacien de proximité et en empêchant le développement des pharmacies au-delà de leurs secteurs géographiques respectifs, le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie restreint la concurrence et favorise ainsi le renchérissement des produits et services et ce, au détriment des patients. » (http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/09d17.pdf).
En fait, le prix des médicaments remboursables est administré, tandis que le prix des médicaments non remboursables ne l’est plus du tout depuis 1986, si mes informations sont correctes. Le problème vient en partie du fait que l’indice des prix des médicaments remboursables a plutôt baissé (ceux qui sont contrôlés), alors qu’au contraire l’indice des prix des médicaments non remboursables (déréglementés) a au contraire augmenté, comme le graphique ci-dessous l’atteste :
Indice des prix à la consommation* : coût de la vie, spécialités remboursables et non remboursables (Base 100 en 1990, source INSEE)


Si ce président avait lu Hotelling, il n’aurait pas eu besoin de tout cela, et n’aura pas été condamné. Un petit rappel tout d’abord sur la discrimination des prix à la Hotelling : si le prix est une variable de décision pour les entreprises, alors la différenciation des produits les incite à se localiser en des points différents du territoire, ce pour profiter d’un monopole territorial (la distance étant un coût de transport supporté par les consommateurs, ceux-ci sont prêts à payer un peu plus cher pour un pharmacien proche qui leur permet de subir des coûts de déplacement plus faibles). En clair, la distance protège les firmes en place, et plus le coût de transport est élevé, plus cela les incite à se localiser à des endroits différents pour capturer une clientèle.
Dammed ! Tout le problème vient de coûts de transport insuffisamment élevés donc, le différentiel de coût étant plus faible que le différentiel de prix, notamment sur les médicaments non remboursables.
Une suggestion pour résoudre ce problème de clients récalcitrants : augmenter les coûts de transports pour réinstaurer ce bon vieux monopole territorial, par exemple en dégonflant les pneus des fauteuils roulants des pensionnaires ou en répandant généreusement de l'huile de vidange sur la route de la pharmacie de la Grâce de Dieu, de sorte que les croulants y réfléchissent à deux fois avant d'aller acheter leurs médicaments chez ce rascal de Haute Normandie !

samedi 16 mai 2009

Calcul économique et tonte des pelouses



Les beaux jours étant de retour, au-delà du plaisir des journées allongées et des températures plus douces, vient pour l’apprenti-jardinier une corvée digne du supplice de Tantale, celle de la tonte de la pelouse de son jardin.
Or, comme j’ai la chance de vivre dans une maison avec un grand terrain, je suis donc frappé de cette malédiction pelousière.
Vous allez me dire que je ne suis pas obligé de tondre, et que la nature se régule d’elle-même, et que j’aurais même un superbe jardin à l’anglaise…
Certes, mais en Bretagne, vu le taux d’humidité, la douceur du climat et la vivacité des plantes, si vous ne tondez pas régulièrement, vous êtes contraint de vous déplacer à l’aide d’une machette dans votre jardin à l’issue de quelques semaines et de l’attaquer finalement au napalm au bout de quelques mois. Toutefois, je pourrai décider d’asphalter la totalité de ma surface de jardin pour étouffer à jamais cette engeance, ce qui soit dit en passant, me libérerait définitivement de cette corvée, mais ne ferait pas de moi un sympathisant crédible de Nicolas Hulot…
Comme je suis donc malheureusement dans l’obligation de pratiquer ce genre d’amusement, au cours d’une séance récente, et alors que je pestais contre cette maudite croix que je dois porter tous les quinze jours voire toutes les semaines au printemps - Qu’y a-t-il de plus ennuyeux que de tondre cette rogntdjuuu… (censuré) de pelouse, surtout quand elle ne vous a rien demandé ? -, je me suis fait cette réflexion que tout cela était parfaitement imbécile d’un point de vue économique. Je vais m’empresser de vous le démontrer.
D’un point de vue économique, il s’agit simplement de savoir s’il m’est utile personnellement mais également pour la société que je décapite régulièrement ces herbes rebelles qui empoisonnent mon paysage, tout cela au prix de courbatures répétées et moyennant également une probabilité non négligeable de finir cul de jatte ou manchot.
Sérieusement et objectivement, si on applique les principes de l’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB) à un tel exercice, l’Etat et ses collectivités territoriales devraient interdire la tonte des pelouses ! Comme l’analyse Coûts Bénéfices est un outil que je connais un peu, je me propose d’ébaucher une application à la tonte de ma pelouse.
Je rappelle en deux mots le principe de l’ACB, qui est d’une simplicité digne du CM1, à savoir qu’une action quelconque est socialement désirable si la somme de ses coûts sociaux actualisés est inférieure à la somme de ses avantages sociaux actualisés, ie si le bien être de la collectivité s’accroît à l’issue de la réalisation de la dite action.
Le job de tout bon économiste qui applique l’ACB est donc de recenser de la manière exhaustive tous les impacts négatifs et positifs d’une action quelconque par rapport à une situation de référence, souvent le statu quo. La seconde étape est d’agréger tous ces impacts sous forme de coûts et de bénéfices monétarisés, afin d’en dégager une valeur économique de la variation de surplus collectif, positive ou négative afin d’en tirer une recommandation en termes de choix*.
Appliquons cela à l’action consistant à tondre ma pelouse.
Du côté des coûts, commençons par les coûts privés. Le coût d’achat de ma tondeuse est d’environ 400 euros il y a 2 ans. Pour simplifier, supposons que je suppose que l’ACB se fasse aujourd’hui, afin de savoir s’il est socialement désirable que je tonde ma pelouse. A raison d’une durée de vie supposée de 10 ans, le coût actualisé de ma tondeuse (le coût d’investissement) est donc de 400 euros en 2009. Sachant que chaque tonte implique un litre environ de SP 95 que je chiffre à 1.25€, et en supposant que je tonde environ 25 fois dans l’année, cela implique un coût du carburant de 31.25€ chaque année, soit un coût actualisé (le taux d’actualisation public en France est de 4%) de 253.47 euros. Si on ajoute le coût d’entretien (je vous fais grâce du coût d’amortissement qu’il faudrait considérer), en supposant une vidange annuelle d’environ 2 litres d’huile à environ 5€ le litre, cela donne de surcroît un coût actualisé de 81.11€.
Bon voilà pour les coûts privés monétaires. Mais nous sommes loin du compte ! Considérons maintenant le coût d’opportunité du temps perdu pour un enseignant-chercheur qui aurait sans doute des choses nettement plus intéressantes à faire. Je vais prendre la valeur tutélaire du temps « moyenne » proposée dans le rapport du Commissariat Général du Plan (2001) et dans l’instruction cadre de 2005, soit environ 10€ de l’heure en euros constants de 2009 (je passe sur les détails, c’est en fait plus compliqué que cela encore, mais bon…). A raison d’1.5 h 25 fois par an donne 37.5h par an. La valeur actualisée en euros de ce temps annuel sur 10 ans  est donc d’environ 3041.6 euros.
Voilà pour les coûts privés…
Mais bon, il y a maintenant les coûts externes, car cette damnée tondeuse pollue l’air et fait un bruit de tous les diables. En ce qui concerne la pollution de l’air, je ne vais considérer que l’effet de serre, et pas la pollution locale (les gentilles molécules répondant au doux nom de NoX, N2O, HC, et qui vous métastasent patiemment sur le long terme tout en vous donnant la capacité respiratoire d’une dorade hors de l’onde au bout d’une minute). En effet, je ne connais aucune étude épidémiologique sur les émissions locales des moteurs de tondeuse. Si des lecteurs-blogueurs sont spécialistes de cela (il faut de tout pour faire un monde), ils peuvent m’envoyer les références.
Sachant que la surface tondue de mon jardin fait environ 30m fois 50 m soit 1500 m2, que la tondeuse a une largeur de coupe de 65cm, et que l’âge du capitaine est de 56.5 ans, je parcoure par conséquent environ 47 fois en longueur mon terrain sur 50m, soit donc au total 2.35 km parcourus à chaque tonte.
Considérant que ce moteur émet environ 130 g de CO2 au km (petite cylindrée mais grosse pollution quand même), chaque tonte implique par conséquent 305g de CO2. Sur l’année, cela donne donc 25 fois 305g, soit 7.6 kgs de CO2 émis annuellement. Si je valorise ce CO2 à la valeur de la tonne de carbone proposée par le Conseil d’Analyse Stratégique récemment à hauteur de 32 euros la tonne en 2010 (voir Centre d’Analyse Stratégique (2008), La valeur tutélaire du carbone, rapport de la mission présidé par A. Quinet), cela donne environ 24 cts d’euros annuels de coût de l’effet de serre, et en valeur actualisée sur les 10 ans quasi pas grand-chose, en fait a peu près 2 euros.
[ Pardon, je reviens tout de suite, je vais prendre un cachet d’aspirine ou deux… ].
Pour le bruit, il faudrait considérer la dépréciation économique de la valeur de ma maison induite par ce bruit ponctuel (recommandation officielle). Pour éviter de me jeter par la fenêtre car je commence à être fatigué, je vais supposer que cette dépréciation de la valeur foncière de ma maison issue de ce bruit de tondeuse est nul. Par ailleurs, je n’arrose jamais ma pelouse, car pour la troisième fois, je suis dans une région où elle est arrosée naturellement sans problème, mais je devrais aussi considérer la raréfaction des ressources en eau si je vivais dans une autre région, tout comme le risque de subir une blessure légère ou grave, voir de passer de vie à trépas en étant aspiré sous cette infernale tondeuse, pondéré par la valeur du mort, du blessé grave ou léger donné par l’instruction cadre déjà citée…
Je vais m’en dispenser car je sens bien que ma patience (et sans doute la votre) est à bout.
Par conséquent, le coût social actualisé global de la tonte sur l’ensemble de la durée de vie de ma tondeuse est de 253.5 + 81.1+ 3041+2 = 3378 euros constants de 2009.
Et du côté des avantages ?
Ben, même en me triturant le reste de méninges qui me reste encore à l’issue de ce billet exténuant, je n’en vois aucun…
Vous me direz qu’il y a le plaisir de jardiner et que cela apporte une certaine utilité ! Celui qui me dit cela n’a jamais tondu en Bretagne, et je peux lui assurer qu’il n’y a absolument aucun plaisir à subir pendant 1h30 un niveau de bruit proche de 95Décibels A et des vibrations dans les avant-bras dignes des pires marteaux piqueurs.
Le seul avantage que je vois est un avantage privé, celui de la possible valeur de revente dans 10 ans de cette maudite tondeuse, quand j’en aurai vraiment assez, valeur estimée à 80 euros tout au plus, ce qui en valeur actualisée donne 54,05€.
A la limite, on pourrait considérer un avantage esthétique, qui serait chiffré monétairement à l’aide d’une approche de prix hédoniques qui me dirait de combien la valeur immobilière de ma maison est revalorisée par la présence d’une belle pelouse (économètres de tous les pays, unissez-vous pour nous faire savoir cela !). Sauf que ma pelouse, vu mon manque d’enthousiasme évident reflété par l’existence de ce billet, est tout sauf belle. Donc zéro, nada, que dalle de ce point de vue !
Pour en finir donc, le bilan économique est donc catastrophiquement mauvais, la valeur actualisée nette de la tonte de ma pelouse étant de + 54€ - 3378 = -3322 euros.
Je dégrade donc le bien être de la société de plus de 3000 euros en sortant ma tondeuse de manière récurrente !
Si on multiplie cette valeur par le nombre d’imbéciles qui font exactement la même chose que moi presque tous les samedis de temps clément que l’on nous prête, cela donne probablement quelques milliards d’euros gaspillés.
Je tiens enfin mon argument pour recouvrir mon terrain d’une épaisseur de béton armé tuant définitivement toute possibilité de vie végétale et animale sur mon terrain.
Du reste, je lance officiellement aujourd’hui un mouvement politique pour l’anéantissement total de toutes les pelouses du monde entier et pour la libération des pelouses injustement brimées périodiquement dans leur développement.
Ps : je viens de réaliser que si l’on fait également l’analyse coûts bénéfices de ce billet, le résultat est également très mauvais ! Uniquement des coûts, principalement pour moi (au moins deux aspirines comme coût privé) et éventuellement ceux à qui il donnera mal à la tête (réaction en chaine de consommation d’aspirine), et pas d’avantage économique évident. Donc dépêchez vous de le relire, car je le supprime dans quelques instants…
*  pour ceux qui voudraient plus de détails techniques sur cette méthode d’ACB, la plus répandue des méthodes d’évaluation en économie, voir sur mon site personnel les nombreuses ressources pédagogiques à ce propos, ici.

vendredi 8 mai 2009

Le paradoxe du restaurant gratuit et la psychologie de "l'impasse"


Il y a quelques semaines (le 6 mars exactement), Olivier Bouba-Olga a jeté sur son blog un défi aux économistes, et j’ai décidé de tenter de le relever modestement. Je le cite pour que tout soit clair (voir l’intégralité du texte sur http://obouba.over-blog.com/article-28691647.html) :
 « Peter Ilic, propriétaire de 6 restaurants à Londres, a proposé aux clients, dans l'un d'entre eux, Little Bay, de payer ce qu'ils voulaient. (…) De plus, surprise, rares ont été les clients ne donnant rien, ils ont déboursé autant, voire légèrement plus, qu'en temps normal... (…)
Bon, mais c'est le deuxième point qui m'interpelle et pour lequel je lance un appel aux économistes ou sociologues blogueurs, et à tout ceux qui voudront bien répondre : comment expliquer que les clients laissent de l'argent?  Allez, les éconoclastes, ecopublix, mafeco, Etienne, Gizmo et tous les autres, je compte sur vous! »

Damned ! Bien que n’étant pas dans la liste, mon sang n’a fait qu’un tour, et ce d'autant plus qu'Olivier a promis d'offrir un repas à l'auteur de l'explication la plus convaincante !

En fait, le fait que les clients laissent de l'argent ne me semble guère paradoxal. Les expérimentalistes, dont je suis, ont l’habitude d’observer des choses bizarres et parfois peu conformes à l'intuition économique dans leur laboratoire (tout cela reste décent, n’ayez crainte). Dès lors, étant (un peu) spécialiste des comportements économiques au sein du laboratoire, il m’a semblé qu’il existait des tas d'explications issues de faits stylisés, éventuellement théorisés par la suite, fournies par l'économie et la psychologie expérimentale.
Par ailleurs, comme un billet ne suffirait pas (désolé, Olivier mais c’est un sujet de thèse que tu viens de proposer !), je vais me contenter de fournir deux pistes possibles en guise d'explications à ce paradoxe. Les deux sont en fait des explications possibles à l'émergence de la coopération entre les individus en dépit du fait que la stratégie rationnelle et opportuniste est de ne pas coopérer.
La première explication est évidente (d'ailleurs suggérée dans les commentaires du blog d'Olivier), mais elle n’est pas très convaincante selon moi, surtout si l'on se réfère aux régularités empiriques observées en laboratoire.
L’autre explication est un peu moins évidente, quoique pas très compliquée, mais me semble surtout nettement plus convaincante compte tenu de ce que les expériences réalisées en économie ont montré.
Commençons par la moins convaincante : l'altruisme pur ou impur. En effet, on pourrait se dire que les clients payent par générosité intrinsèque (altruisme pur), ce restaurateur étant un être humain à mon instar. Quant à l'altruisme impur, je considère l'intérêt qu'il y a indirectement à payer quelque chose, du style "si je suis un jour restaurateur moi-même, j'aimerai bien avoir de chics clients qui sont prêts à mettre la main à la poche et ce restaurateur peut très bien être qui sait? mon client".
Ah, si tous les gars du monde pouvaient se donner la main… (Off : dans l’assistance des lecteurs, larmes d’émotion qui commencent à perler, et quelqu’un sort une guitare pour entonner Santiano d’Hugues Aufray, tout le monde autour d’un bon feu de camp en grillant des marshmallows  - bien que je mettes au défi quiconque de chanter en mangeant des marshmallows, c'est autre chose que de relever le défi lancé par Olivier Bouba-Olga -)..
Bon, théoriquement pourquoi pas ? On peut avoir des préférences individuelles affectées positivement par le bien-être des autres consommateurs, on connaît cela depuis longtemps en économie…

Mais expérimentalement, les tentatives d'explication de la coopération par l'altruisme ne vont en général pas bien loin. Par exemple, quand on observe les résultats expérimentaux du jeu de l'ultimatum (un proposant propose le partage d'un gâteau entre un répondant et lui, et le répondant peut refuser ou accepter ce partage. S’il refuse, les deux repartent les mains vides, et s’il accepte, le partage proposé est mis en œuvre)., on constate que le proposant propose un partage en moyenne qui tourne autour de 60-40 (il propose de garder pour lui 60% du gâteau et concède les 40% restants au répondant), parfois 50/50. Soit dit en passant, l’équilibre théorique du jeu est que le proposant propose de garder presque tout le gâteau et donne une miette au répondant, car celui-ci préfère encore une miette à rien du tout. Donc tout partage devrait être accepté par le répondant, et sachant cela, le proposant devrait offrir le partage le plus inéquitable possible.
On a eu tôt fait d’invoquer l’altruisme pour expliquer ces résultats, en disant que le gentil proposant se soucie de la situation du répondant. Or, quand des jeux du dictateur ont été réalisés en laboratoire (le même jeu, à la différence fondamentale que le répondant ne peut rien faire d’autre qu’accepter le partage), le comportement du proposant est fort différent de celui qu’il a dans un jeu de l’ultimatum : il propose un partage très inéquitable (il garde la totalité ou quasiment du gâteau). Donc, l’altruisme (pur) a bon dos théoriquement mais est en fait rarement observé dans des proportions importantes en laboratoire. Dans le jeu de l'ultimatum, une explication souvent invoquée est celle du comportement de réciprocité.

En l'occurence, c'est cette explication en termes de comportements de réciprocité qui me semble nettement plus convaincante pour expliquer le paradoxe des clients prêts à payer un repas gratuit . Cette hypothèse diffère de l’altruisme conditionnel ou impur que j’ai envisagé précédemment, et a été énoncée notamment par Matthew Rabin en 1993 (voir une présentation pédagogique de ce concept dans Eber & Willinger, 2006) et, plus récemment, formalisée également par Falk & Fischbacher en 2006. L’hypothèse de réciprocité consiste en fait, en simplifiant à outrance, à répondre aux intentions d’un joueur selon que ses intentions aient été perçues comme des intentions positives ou des intentions négatives.
Si je me conduis bien à ton égard, alors tu seras plus enclin également à te conduire bien à mon égard (« réciprocité positive » ou « kindness »)., alors que si tu es désagréable, je serai plus enclin à l’être aussi (réciprocité négative ou « unkindness »)  Il y a donc de la réciprocité positive à travers la récompense du comportement d’autrui ou négative à travers sa sanction. Or l’action du restaurateur est observée par les clients, et le restaurateur observe à son tour le comportement des clients, ce qui génère des effets de réciprocité potentiels, positifs ou négatifs. Par exemple, dans le jeu de l’ultimatum, c’est la réciprocité négative qui joue : le proposant craint d’être puni par le répondant s’il propose un partage trop inéquitable. De fait, les conflits sont fréquents dans le jeu de l’ultimatum et la menace de sanction par le répondant est crédible, ce qui explique le niveau de coopération observé.
La réciprocité positive est par exemple observée dans le « gift-exchange game ».  Dans ce jeu, une firme propose un niveau de salaire, communiqué ensuite au travailleur qui fixe son niveau d’effort, l’effort étant coûteux. L’équilibre du jeu est que le travailleur choisit le niveau d’effort minimum (opportunisme) et que, sachant cela, la firme, qui joue en premier, fixe un niveau de salaire le plus bas possible. Dans l’expérience que font Falk & Gachter en 1999, dans laquelle des paires de joueurs sont en interaction répétée de nombreuses fois, ils observent que le niveau de salaire proposé par le participant qui joue la firme est 3 fois plus important que le niveau de salaire prédit par l’équilibre de Nash. En conséquence, le participant –travailleur applique une réciprocité positive à cette intention, et choisit un niveau d’effort élevé (alors que l’opportunisme le conduirait à choisir un niveau d’effort faible, sauf qu’il tuerait la coopération en faisant cela !).

Un exemple, plus ludique, de réciprocité négative peut être trouvé dans le film « Les duellistes » de Ridley Scott. Le colonel Féraud (Harvey Keitel), humilié d’avoir été arrêté en public chez sa dulcinée poursuivra Armand D'Hubert (Keith Carradine) de sa morgue en le défiant de multiples fois au cours de duels mémorables.

Un excellent film qui tourne autour du thème des effets de la réciprocité sur les rapports humains est Carlito’s Way ("l’impasse" en français, voir la photo qui illustre ce billet) de Brian de Palma – un de ses meilleurs films selon moi-. Les dimensions de réciprocité négative et positive sont présentes en permanence dans l’intrigue et contribuent le ressort essentiel de l’intrigue (Il est vrai que c’est aussi souvent le cas dans la plupart des films autour de la mafia, du Parrain à Casino). Carlito, incarné par Al Pacino, est un ex-gangster qui sort de prison après une longue période et qui veut, comme on dit dans les films dialogués par Audiard, « se ranger des voitures ». Il replongera toutefois pour aider un « ami », ce qui le conduira à sa perte.
Dans « L’impasse », c’est au départ un comportement de réciprocité positive qui détermine les actions de Carlito. Bien que sortant de prison et fermement décidé à rester honnête, il décidera de replonger dans le crime pour sortir Kleinfeld, l’avocat véreux incarné par Sean Penn ,d’une situation inextricable, celui-ci l’ayant aidé à sortir de prison.
Puis la réciprocité négative jouera à son tour quand il découvrira qu’il a été trahi en fait par le même Sean Penn depuis toujours. Il permettra alors aux mafieux qui poursuivent l’avocat d’assouvir leur vengeance. Ici, l’impasse dans laquelle Pacino vient de l’obligation morale qu’il s’est fixée de faire acte de réciprocité positive envers Sean Penn, ce qui précisément le perdra (c’est beau comme une tragédie grecque on vous dit !).
Revenons au défi : Notre restaurateur qui propose des repas moyennant un paiement décidé ex post par le client. Pourquoi le client laisse-t-il quelque chose de significatif en guise de paiement ?
Si le restaurateur me signale son intention d’instaurer une coopération en me fournissant un repas correct et en me proposant l’option de ne pas payer si je le souhaite, alors la réciprocité positive me poussera à donner quelque chose. En effet, si j’étais parfaitement opportuniste, alors le restaurateur percevrait clairement mon « type » (un opportuniste) et n’aurait plus d’intention bienveillante à mon égard (il me servirait du porc mexicain ou autre chose). En ne donnant rien, je tuerai par conséquent la coopération qui peut s’instaurer. Si on peut supposer qu’une partie des clients du restaurant sont des clients réguliers, une telle réciprocité positive peut très bien supporter la coopération et fournir au restaurateur des revenus dignes de ce nom. Tout comme Carlito aide Kleinfeld, en dépit de son intérêt égoïste qui serait de ne rien faire, le client paye le restaurateur, alors qu'il a la possibilité de ne rien donner.
Voilà donc, je trouve, une explication très convaincante (n’est-ce pas Olivier ?) du paradoxe du restaurateur qui propose des repas gratuits et gagne néanmoins bien sa vie.

Bon, j’ai bon là ? j’ai gagné mon repas ???

vendredi 1 mai 2009

Dictionnaire (caustique) de l’économie : « A comme… Accélérateur »


Cette semaine, j’ai décidé de commencer un dictionnaire de l’économie, dont l’ambition n’est que de m’amuser personnellement. Mais je me suis dit que cela pourrait peut être en amuser d’autres. Bien évidemment, le ton se veut un peu caustique, ce qui ne signifie pas que je n’ai pas le plus grand respect pour tous les économistes passés et présents que je citerai dans ces lignes. J’essaierai de produire une lettre par ci par là, en choisissant un concept de la manière la plus objectivement égoïste et arbitraire. Cette semaine, A comme… Accélérateur.

Accélérateur (n. m., du grec « acceleraros», litt. « mettre un tigre dans son moteur »)

Concept macroéconomique selon lequel une augmentation du revenu courant – de la demande- débouche  sur une croissance de l’investissement, c’est-à-dire de la variation du stock de capital, dans les périodes futures. Popularisé par une tribu d’économistes, les keynésiens, qui, bien qu’étant en voie de disparition, n'est pas recensée à ma connaissance dans la liste des espèces menacées établie par le WWF. En fait, invention d’origine en partie française (F. Aftalion) et américaine (JB Clark) mise en lumière au début du 20ème siècle.

Outil abondamment utilisé dans les pays développés dans la mise en œuvre des politiques conjoncturelles lors des années d’après guerre pour relancer les économies, en général couplé à un autre outil, dit « multiplicateur d’investissement », également popularisé par la même tribu dans les années 40.

L’accélérateur (et son corollaire le mécanisme multiplicateur) est fondé sur la croyance selon laquelle l’économie se pilote comme une bagnole, sans avoir intrinsèquement saisi qu’à force d’appuyer sur le champignon, il en découle deux conséquences fâcheuses. La première est que le véhicule devient de plus en plus difficile à contrôler pour le conducteur au fur et à mesure que sa vitesse augmente et par conséquent, à moins de s’appeler Schumacher, on risque la casse. La seconde est que plus on accélère, plus on consomme de ressources économiques – d’essence - qui auraient pu sans doute être utilisées à des choses plus intéressantes. Un certain Milton Friedman (voir sa photo ci-dessus, c'est fou ce qu'il ressemble à Steve Mc Queen),  friand de course automobile, avait  d'ailleurs prévu dès la fin des années 60 que la voiture des keynésiens irait tôt ou tard dans le mur, ce qui est en fait arrivé dans les années 70. Comme quoi ils n’allaient pas si vite que cela..

L’accélérateur forme avec le multiplicateur (voir à la future lettre "m", en deux mots, une autre croyance économique résidant dans le fait qu’une augmentation de l’investissement génère des vagues additionnelles de revenus, en fait la simple idée selon laquelle on peut multiplier des euros comme jadis Jésus multipliait les petits pains) un « moteur à deux temps » (dixit je crois le manuel de Gilbert Abraham-Frois). Du moins c’est comme cela que l’on présentait ces concepts dans les années 80 quand je faisais mes études d’économie.

Cette analogie bagnolesque du moteur économique keynésien "à deux temps" m’a toujours laissé un brin pensif du fait que, au moins depuis l'après guerre, le moteur à quatre temps, infiniment plus efficace, s'est généralisé... Ceci m’inspirait le plus grand scepticisme quant à la portée à venir de cette théorie.

Aujourd’hui, ce principe d'accélérateur déclenche une indifférence théorique à peine polie, et certains économistes pouffent encore (j’en connais quelques uns mais je ne cafterai pas !) du fait que l’on ait pu croire à une vision aussi mécanique des comportements économiques.

dimanche 26 avril 2009

Le bonus malus automobile ! "voilà une idée qu’elle est bonne ?"


 
Récemment, je me suis lancé dans la délicate opération qui consiste à acheter une voiture neuve. Opération d’autant plus délicate que je m’étais fixé comme contrainte d’acheter un véhicule essence et non pas diesel, ce pour différentes raisons personnelles….

La seconde contrainte que je m’étais fixée était de ne pas avoir de malus, et la troisième contrainte d’avoir une voiture suffisamment grande pour y faire rentrer ma petite famille et la somme d’objets inutiles que nous trimballons sans arrêt par monts et par vaux (cartable, ordinateur, chaussures, sacs, etc.). Donc la Smart était exclue…

Naïf que je suis : je n’avais pas anticipé que je m’étais lancé dans un programme d’optimisation quasiment insolvable !

En effet, l’écrasante majorité de l’offre de véhicules neufs se fait en France sur la base de motorisations diesel (le taux de dieselisation en France - c’est-à-dire la part du parc des véhicules en circulation ayant des moteurs diesel sur le total - est passé récemment (en 2005) au-dessus des 50% et l’achat de diesel représente approximativement les ¾ des immatriculations de véhicules neufs).

Or, ces fameux moteurs diesel à la sonorité si douce et aux fumées si légères (désolé, lecteur si vous avez un diesel, vous avez compris que je n’en raffole pas !) émettent moins de CO2 (dioxyde de carbone), l’un des gaz à effet de serre (GES) recensés dans le protocole de Kyoto et qui représente approximativement 80% du total des GES. Par conséquent, l’écrasante majorité des véhicules diesel dits citadins ou compacts n’ont pas de malus automobile, alors que, au contraire, en dehors des moteurs de cylindrée modeste, les véhicules essences sont au mieux « neutres » ou écopent d’un malus.

Récemment, notre cher Ministre, Jean-Louis Borloo, a proposé d’étendre le système de bonus malus à d’autres produits dits de consommation de masse. Je ne résiste pas au plaisir de le citer notre ministre de l’écologique qui claironne : (extrait de l’article « M. Borloo veut généraliser le bonus-malus écologique », par C. Jakubyszyn, Le Monde du 20/08/2009)

"On a abaissé de 8 grammes de CO2 la consommation automobile des nouveaux véhicules achetés, soit une réduction de 9 % de la consommation de carbone, mieux que l'objectif européen sur 2012-2020 !", calcule Jean-Louis Borloo. "Nous sommes en train d'inventer un nouveau modèle économique où le prix du marché ne rémunère plus seulement le capital ou le travail, mais aussi le capital nature", s'enthousiasme le ministre de l'écologie ».

C’est là que je tique. En parlant de « rémunérer le capital Nature », notre cher Ministre veut sans doute dire que les consommateurs doivent se faire imputer la totalité des coûts environnementaux qui leur incombent. Il invente donc, en fait (croit-il) la notion de coût marginal social, qui existe depuis presque un siècle en économie (en fait inventée par A. C Pigou dans les années 30 dans Economics of Welfare, et revisitée par R. Coase dans les années 50-60). Cette notion dit simplement que dans une économie soucieuse d’une allocation efficace de ses ressources naturelles, l’utilité marginale de la consommation doit être égale au coût marginal social de cette consommation.

Le coût marginal social est la somme du coût marginal privé de consommation et du coût marginal externe. Ce coût marginal externe représente en fait de la valeur des atteintes supplémentaires à l’environnement issues de l’acte de consommation et qui ne sont pas acquittées par le consommateur mais qui sont subies par la société dans son ensemble, c’est-à-dire le coût des pollutions.

C’est là où le bât blesse et où le dispositif de bonus-malus ne peut être efficace d’un point de vue économique, voire même peut induire une baisse d’efficacité pour la société.

Ces bonus malus sont exclusivement basés sur les émissions de C02 des véhicules. Or, non seulement les véhicules émettent d’autres GES mais surtout, ils émettent des polluants locaux, les GES étant des polluants globaux (ceux qui contribuent à l’effet de serre). Or, ces polluants locaux sont nocifs du point de vue de la santé publique et ont également des conséquences négatives autres (phénomène des pluies acides, etc.).

Or, si les véhicules diesel sont relativement meilleurs que les véhicules essences sur les émissions de CO2 en grammes par km (encore que la différence soit assez faible en fait, surtout si on relativise cela par le fait que les véhicules diesel roulent plus en moyenne que les véhicules essence), ils sont bien moins bons que les véhicules essence par exemple en termes d’émissions de microparticules. Même ceux qui sont équipés des fameux filtres à particules émettent beaucoup plus de ces microparticules que les véhicules essence de génération comparable.

Par exemple, concernant ces particules, l’AFSSE  a estimé en 2002 qu’une exposition prolongée à ces particules émises par les transports routiers, qui viennent essentiellement des moteurs diesel, était responsable d’environ 6000 morts chaque année en France.

Donc mieux vaut atteindre l’objectif de Kyoto, quitte à réduire l’espérance de vie des populations !

Bon, admettons que nous passions sur l’argument de santé publique et adoptons une approche plus « froide » et plus économiste. Un rapport récent de la Commission Européenne a chiffré les coûts externes totaux du point de vue environnemental des transports et les a donc finalement mesurés en centimes d’euros par km. Les résultats, donnés ci-dessous (cas de l’Allemagne) sont assez édifiants.
 
 

Le coût externe total (c’est-à-dire la valeur économique de l’atteinte à l’environnement, effet de serre, pollution locale du point de vue de l’atteinte à l’état de santé et autres impacts nocifs) d’un véhicule diesel « moyen » représente presque 2,5 fois le coût externe total d’un véhicule essence équivalent. Par ailleurs, la différence en termes de pollution globale (impact sur l’effet de serre) est réelle, mais pas aussi importante que la plupart peuvent imaginer (un diesel est moins coûteux en termes de GES à hauteur de 20% par rapport à un véhicule équivalent en essence).
Je ne suis pas allé chercher le chiffre qui arrangeait mon raisonnement, ce rapport que je vous conseille est bourré d’évidence empirique qui va dans le même sens (voir http://ec.europa.eu/transport/sustainable/2008_external_costs_en.htm). Afin d’enfoncer le clou, je reprends un des graphiques du rapport ci-dessous, où on a l’ensemble des coûts externes (pollution, bruit, congestion, etc.)

 

Par conséquent, d’un point de vue économique, et si on cherchait à faire de ce dispositif de bonus-malus une forme d’écotaxe qui soit cohérent et efficace, les bonus des véhicules diesel devraient être (environ) deux fois plus faibles que ceux des véhicules ou leur malus deux fois plus fort (tout dépend de l’objectif que l’on cherche en termes écologiques, plus il est ambitieux et plus les véhicules seront plus nombreux à subir des malus par exemple).
Je suis un peu estomaqué que personne ne trouve rien à redire à ce dispositif dans la presse, à part à ma connaissance l’équipe de Que Choisir ? du mois de mai 2009, qui bien que n’étant pas formé d’économistes bêtes et méchants qui cherchent des noises, ont bien compris l’inanité de ce dispositif et ses potentiels effets pervers...
Le comble de tout cela, c’est comme l’écrit Rémy Prud’homme dans Libé (2 déc. 2008, http://www.rprudhomme.com/resources/Art+2008+Bonus-malus+$28Les+Echos$29+.pdf ), cette mesure n’a même pas diminué les émissions de CO2. En fait, entre autre (mauvaise) chose, cette mesure a en fait boosté les achats de véhicules, l’augmentation des immatriculations compensant à peu près exactement la baisse des émissions unitaires.
Il est bien évidemment souhaitable que les politiques publiques prennent en compte les coûts environnementaux pour fixer des taxes (et reconnaissons qu’elles le font de plus en plus), mais l’effet peut être pire que le mal si on s’arrête au milieu du gué en privilégiant des objectifs de court terme ou porteurs du point de vue de l’opinion publique.

 

mardi 14 avril 2009

Billet de vacances : économie de Disneyland Paris


Cette semaine, à l’occasion de ces vacances de Pâques, j’ai eu la très grande joie d’emmener mes enfants, leur âge s’y prêtant malheureusement, à Disneyland Paris.
En fait, l’Europe entière semblait avoir pris la même décision (belges, hollandais, anglais et autres), et la cohue aidant, nous nous sommes retrouvés à attendre de longues minutes, pris dans les files d’attente, pour accéder, entre autres, aux fameuses attractions.
Alors que je me morfondais en broyant du noir dans les multiples queues générées par une fréquentation digne des soldes d’été chez Gap, j’ai eu alors l’idée de ce billet consacré à quelques réflexions sur l’économie de ce pays singulier sis en pleine banlieue parisienne.
Disneyland est le lieu d’un paradoxe économique assez unique. Le parc est en effet régi par deux systèmes économiques complètement opposés en termes d’allocation des ressources. Le premier est un système de marché régi par des mécanismes de prix (de monopole, j’y reviendrai…).Le second système est régi par un mécanisme de file d’attente. Ces deux systèmes fonctionnent bien évidemment de concert, en parfaite coordination l’un avec l’autre.
Le système de régulation par la file d’attente est celui qui régit l’accès aux attractions.
En effet, on attend beaucoup à Disneyland, le rendement économique est catastrophiquement bas : 2 à 5 mn de plaisir pour 30 à 60 mn d’attente lors de l’accès aux attractions les plus courues. Le système de file d’attente est la conséquence de la tarification du parc, un forfait permettant d’accéder à la zone limitée du parc, les attractions étant, pour l’essentiel, accessibles gratuitement.
La queue est d’ailleurs organisée de manière magnifique et copiée depuis dans de nombreux endroits : la longueur de la queue est adaptée par le personnel en fonction du trafic, de sorte que le client ait toujours l’impression d’avancer (et on avance effectivement toujours, ce qui est proprement épuisant), la vitesse de progression étant approximativement constante. Bien évidemment, un autre système de régulation aurait consisté à mettre en place un prix d’accès aux attractions, fonction de la demande d’accès (mécanisme de tarification visant à réguler la demande, inventé par Jules Dupuit en 1852).
Un mécanisme d’équilibre offre (capacité) -demande d’accès donnerait par exemple un prix élevé pour une attraction reine de Disneyland Paris comme « Pirates des Caraïbes » ou «  le train de la mine », et un prix faible pour une attraction délaissée, comme « 20000 lieues sous les mers »… Mais ce n’est pas ce système économique qui a été choisi, et on se rapproche en cela de l’économie socialiste avant la chute du mur de Berlin. La différence avec l’économie de la défunte URSS est que l’on est content d’attendre, et que la plupart des gens (à ma notable exception) sourient bêtement de perdre tout ce temps. De plus, la file d’attente n’est pas dispersée quand le bien n’est plus disponible, car ici, l’attraction (sauf panne) est toujours disponible, et seul le temps d’attente s’ajuste.
Par ailleurs, à côté, de cette régulation par la file d’attente, Disneyland est clairement le temple de l’économie de marché : tout est y est « inventorié, fiché, estampillé, enregistré, classé puis déclassé ou numéroté »1… et finalement vendu voire soldé.
Si les choses sont utiles, c’est parce qu’elles sont rares, disait Léon Walras. Cet axiome s’applique à 300% à Disneyland Paris... Le moindre biscuit, la moindre bouteille d’eau ou de soda que vous ne regarderiez même pas dans votre monoprix habituel y devient désirable tellement il est rare. Les prix sont en conséquence de cette rareté. Le paradoxe ultime est que vous êtes content de dépenser une fortune pour de tels biens car le risque de ne plus les trouver par la suite n’est pas si minime (voir les bouteilles d’eau fraiche durant les chaudes journées d’été. Disneyland devient alors Darwinland, le belge étant prêt à éventrer le néerlandais pour être devant lui dans la file d’attente…).
Le comble de tout cela, c’est que cette rareté est en fait en grande partie psychologique, et liée au fait que vous avez l’impression d’être dans un pays lointain où la disponibilité n’est plus identique à celle que vous connaissez habituellement, comme si vous étiez dans une lointaine province de Moldavie du Sud (j’espère qu’il n’y a pas de moldaves dans mes lecteurs, mon intention n’est en tout cas pas de les blesser). Alors qu’en fait, vous êtes au plus à 5 mn du périph’ parisien et des zones commerciales les plus débordantes de richesse qui existent au monde, biens et services y étant disponibles à des prix « normaux ».
Last but not least, c’est sûrement là encore un des seuls endroits du monde où les gens viennent pour se faire « capturer » par un monopole. Celui-ci exerce ensuite de manière implacable son droit d’extraction de rente : inutile d’aller d’un vendeur à un autre au sein du parc pour comparer les prix et faire jouer la concurrence (tiens, quelqu’un a-t-il déjà essayé de négocier un prix là bas ?), la bouteille d’eau est au même prix partout, le prix du magnum de champagne ailleurs (en dehors de Disneyland bien sûr, le prix du magnum de Champagne à Disneyland représentant approximativement la valeur de ma maison)…
Enfin, comme je suis un peu spécialiste d’économie des transports, un dernier paradoxe. Disneyland est l’endroit de la terre où la vitesse de déplacement est la plus faible : en moyenne environ 6 à 7 kms par jour, sur 10 bonnes heures de marche permanente, soit une vitesse à peine supérieure à un demi-kilomètre heure, approximativement la vitesse de reptation d’un escargot de ma région natale, la Bourgogne.
Pourquoi une si mauvaise performance ? Encore une fois, elle s’explique par les files d’attente multiples (pour manger, pour s’amuser, pour aller aux toilettes, je suis d’ailleurs surpris qu’il n’y ait pas de file d’attente pour pouvoir attendre), où l’on avance avec une lenteur désespérante par à coups, en fonction du débit de l’attraction. L’équilibre d’une attraction est d’ailleurs la parfaite illustration de la courbe débit-vitesse utilisée en ingénierie du trafic pour décrire l’externalité négative induite par l’augmentation du trafic routier sur la vitesse moyenne de déplacement pour un usager :

Au fur et à mesure que le nombre de personnes qui accède à l’attraction augmente, le débit étant constant (la capacité de l’attraction étant donnée en nombre de clients par heure, elle représente donc un goulot d’étranglement), leur vitesse moyenne baisse et peut même devenir nulle (situation dite d’hypercongestion).
Dès lors, on piétine beaucoup dans les attractions les plus courues (c’est vraiment une expression car on ne coure jamais dans la file d’attente de ces attractions !), et les pieds  des visiteurs ont  facilement pris à la fin de la journée deux à trois pointures de plus.
Je suis ultimement étonné qu’ils n’aient pas pensé à mettre un salon de soin et de massage pédicole (de pedis, pied, et cole, culture) à la sortie du parc, je suis sûr que cela marcherait du tonnerre de Brest…

PS : Il faut bien l’avouer, en dépit des apparences cyniques et faussement poseuses de ce billet, j’adore les parcs d’attraction et en particulier Disneyland Paris.


1.       1. The Prisoner, episode 1, Arrival « «I’ve resigned. Il will not be pushed, filed, stamped, indexed, briefed, debriefed or numbered. My life is my own.»

samedi 4 avril 2009

"Un jour sans fin", l'apprentissage individuel et le renforcement des croyances

Un nouveau billet dans la série « apprendre l’économie en l’illustrant par des films », aujourd’hui sur le thème de l’apprentissage individuel, cher à l’économie comportementale, et que j’ai choisi d’illustrer par l’un de mes films préférés, « Un jour sans fin » (« Groundhog day » in english).

Comme j’envie ceux qui n’ont pas encore eu la chance de voir ce film, d’Harold Ramis – qui a fait d’autres choses très amusantes, comme l’incroyable « Multiplicity » (Mes doubles, ma femme et moi)  ou le plus connu encore « Analyze that » (Mafia blues) - avec le génialissime Bill Murray, et qui se précipiteront pour le voir à l’issue de la lecture de ce billet (ce sera au moins un de ses effets positifs…)

Bill Murray y joue le rôle d’un présentateur météo irrascible et profondément misanthrope, Phil Connors, qui est chargé de réaliser un reportage sur le « jour de la marmotte » - d’où le titre original du film - dans une petite ville perdue au fin fond des Etats-Unis, Punxsutawney (le nom est déjà un gag). L’état de la dite marmotte en en effet supposé donner une indication sur la fin probable de l’hiver, d’où le rapport avec la météo. Bien évidemment, la perspective de réaliser ce reportage le déprime totalement et il fait subir à tout son entourage, et aux habitants de la ville, tout le déplaisir qu’il a à les côtoyer, ne serait-ce que pendant quelques heures. Cette ire s’accroît encore quand toute l’équipe TV est bloquée dans le bled susnommé pour cause de tempête de neige… Bill Murray s’endort alors dans une chambre d’un hôtel familial, profondément déprimé, la seule perspective heureuse pour lui étant de fuir l’endroit le plus vite possible…

Par un artifice de scénario empruntant au fantastique, il s’éveille le lendemain et, de plus en plus interloqué, comprend qu’il revit exactement la même journée que la veille… Le soir, il s’endort et se réveille le lendemain pour revivre encore la même journée que la veille… et ce encore et encore, comme un vieux vinyle bloqué sur le même passage et qui le rejoue à l’infini. Il revivra ce jour un grand nombre de fois, avec des variantes très drôles (il essaie par exemple toutes les formes de suicide possibles), jusqu’à ce qu’il soit délivré de cette malédiction à la faveur d’une modification profonde de son ego et de son comportement vis-à-vis d’autrui. Je passe sur la morale de fin qui est pour le coup très américaine…

L’intérêt de ce film est bien évidemment qu’il représente une magnifique ellipse du concept d’apprentissage individuel. Au fur et à mesure de la progression du film, Bill Murray passe d’une connaissance nulle à une connaissance parfaite des évènements, étant à la fin capable d’établir en totalité « l’arbre de décision », pour reprendre un outil cher aux théoriciens de la décision ou des jeux,  du problème (en fait il connaît tout les états possibles de la Nature et toutes les conséquences des décisions qu’il peut prendre par rapport à n’importe quel état de la Nature). Soit dit en passant, ce film peut aussi constituer une belle illustration aussi du concept de préférence pour le présent, puisque la préférence pour le présent de Phil devient infinie, ou sa dépréciation du futur infinie. Le futur n’existant plus pour lui, ou plutôt le futur n’étant qu’un présent répété indéfiniment, il n’a plus aucun poids, donc il n’a plus aucun problème de procrastination, comme l’illustre ce moment du film où il s’empiffre sans peur des conséquences futures :



Mais revenons à nos moutons, ceux évoqués juste avant que je m''interrompe moi-même de manière fort grossière, à savoir  les phénomènes d'apprentissage individuel en avenir incertain.

En ce qui concerne l'explication des processus d'apprentissage individuel, il existe beaucoup de modèles proposés par les psychologues et les économistes. Une revue est par exemple proposée par Nyarko & Schotter, 2000, et il existe maintenant des modèles relativement sophistiqués, souvent utilisés dans le domaine de l'économie expérimentale.

Je me contenterai pour ma part d’évoquer deux modèles très basiques d’apprentissage, le modèle d’apprentissage par révision des croyances, et le modèle d’apprentissage par renforcement.

Le modèle d’apprentissage par révision des croyances est intuitif : si j’ai une idée a priori sur les probabilités qu’ont les événements possibles, cette idée sera révisée en fonction de l’observation que j’ai au jour le jour de la réalisation des événements. Par exemple, si Phil Connors est à Punxsutawney (c’est la dernière fois que je l’écris !), et qu’initialement il n’a aucune raison de croire qu’il ya plus d’imbéciles qu’ailleurs, il peut penser que la population se répartit « normalement » entre imbéciles et non imbéciles à l’instar des autres villes du pays. Mais s’il observe la présence d’un grand nombre d’imbéciles, il révisera sa croyance en attribuant à la probabilité de tomber sur un imbécile un poids plus important que la normale. Normalement, le temps passant, sa croyance va finir par converger vers la « vraie »probabilité (la véritable proportion d’imbéciles dans la population de l’endroit en question). Ce modèle est donc basé sur l’observation d’événements qui m’amène à réviser les probabilités d’occurrence de ces événements. C’est ce qui arrive à Phil Connors dans le film quand, au fur et à mesure qu’il observe les événements du même jour se répéter, il révise ses croyances pour que celles-ci collent à son observation.

Dans le modèle d’apprentissage par renforcement (proposé notamment par Roth & Erev, 1998), les choses sont légèrement différentes. Mes croyances sont renforcées par la conséquence associée aux événements que j’observe, et pas seulement à leur fréquence. Par exemple, si Phil Connors cherche à savoir quelle est la réaction d’Andy Mc Dowell à un de ses comportements (allez voir le film…), s’il se prend une claque à l’issue de son essai, cela le renforce plus dans l’idée que c’est un mauvais comportement (ses croyances sont fortement révisées) que dans le cas où elle fronce simplement les sourcils (ses croyances sont faiblement révisées).

Ces deux modèles sont successivement suggérés dans le film, le premier modèle étant plutôt présent au début du film, le second dans la deuxième moitié dans laquelle Phil Connors cherche à séduire Andy Mc Dowell dans le délai écourté qui lui est imparti, à savoir 24h - challenge assez difficile en fait -.

Ce n’est sans doute un hasard si Phil passe d’un modèle de révision des croyances à un modèle de renforcement des croyances. En effet, deux psychologues, Siegel et Goldstein, en 1959, ont montré que des sujets expérimentaux utilisaient plutôt le modèle de révision quand les conséquences de leurs décisions restaient hypothétiques et qu’au contraire, ils utilisaient plutôt un modèle de renforcement quand les conséquences étaient réelles. Cela a une conséquence importante, car un individu qui utilise plutôt le modèle de révision est sujet au phénomène dit de « probability matching », ce qui signifie que ses prévisions de deux événements entre lesquels ils doit choisir, ces deux événements n’ayant pas la même probabilité, convergent vers la vraie distribution de probabilité. Quel est le problème ? Si des conséquences sont associées aux événements , il n’est pas optimal de prédire les événements par leurs probabilités révisées du point de vue de la maximisation du gain.

Par exemple, supposons qu’un joueur n’ait pas de connaissances a priori sur la probabilité de réalisation de deux événement, E et K, la probabilité de E étant de 25% et celle de K de 75%. On lui demande de prédire quel événement va être tiré au sort et chaque prévision correcte lui rapport 2$ (0$ en cas de prévision incorrecte). A l’issue de son choix de prévision, on lui dit quel événement est sorti et il gagne ou perd en fonction de ce qu’il a choisi. Le jeu est répété un grand nombre de fois, de sorte qu’il peut réaliser un apprentissage sur les probabilités d’occurrence des deux événements. Le joueur finit par comprendre que la distribution de probabilités est de 75%/25% alors qu’il est sans doute parti d’une croyance 50/50.

Très souvent, les sujets ont tendance à prévoir K dans 75% des cas et E dans 25% des cas (si on les fait jouer 20 périodes, ils vont prédire 14 fois K et 6 fois E).

Or, cette stratégie ne maximise par leur espérance de gain. La meilleure stratégie est de prévoir tout le temps K compte tenu de la probabilité de 75% de réalisation de cet événement (le lecteur aguerri pourra vérifier que l’espérance de la stratégie K est de 1.5$ par période de jeu contre 1.25$ pour la stratégie qui consisterait à dire avec une probabilité de 75% K et de 25% E).

Le graphique ci-dessous donne les résultats d’un jeu en classe fait avec 9 étudiants dans des conditions proches de l’exemple donné. Dans le jeu fait par les étudiants, il y avait 30 périodes pour lesquelles la probabilité de K était de 75% et 30 périodes pour lesquelles la probabilité de K était alors de 25% (75% pour E). La stratégie optimale pour le premier traitement était de toujours prévoir K, alors que la stratégie optimale pour le second traitement était de toujours prévoir E (par un raisonnement symétrique à celui employé ci-dessus).

 

On observe bien le biais constaté par Siegel et Goldstein, à savoir que les prédictions « matchent » la « vraie » distribution de probabilités (d’où le terme de « probability matching » employé par les économistes et les psychologues pour qualifier ce comportement), ce qui ne permet pas au sujet de maximiser son gain espéré (la bonne stratégie est en rouge sur le graphique).

 En clair, un sujet qui calque ses réponses sur les probabilités des événements n’est pas rationnel. Par contre, un sujet qui utilise un modèle de renforcement des croyances est potentiellement beaucoup moins exposé à ce biais, car les conséquences positives d’une bonne prédiction vont le pousser à répondre beaucoup plus fort « K ». A ce titre, les expériences des psychologues ont montré que les rats étaient beaucoup plus rationnels que les humains.

C’est une vision possible de l’évolution de Bill Murray dans un « jour sans fin ». La première stratégie (révision des croyances) n’est pas assortie de succès, loin de là, tandis que la seconde, la stratégie de renforcement, l’est beaucoup plus, comme tu le verras, lecteur, par toi-même…