vendredi 3 juillet 2009

Mécanique newtonienne, théorème de Haavelmo et impact macroéconomique de la taxe carbone



Une fois n’est pas coutume, un billet à teneur plutôt macroéconomique à propos de la taxe carbone et de la conférence de consensus consacrée à la contribution climat-énergie qui s'est déroulée le jeudi 2 juillet.
En fait, c’est la lecture des Echos du 1 juillet qui m’a donné l’idée de ce billet. Je ne suis pas particulièrement fanatique de la presse économique, et je préfère le net pour trouver de l’information économique, mais, entre deux avions, la compagnie fournissant gracieusement ce journal, j’ai pris le temps de le parcourir. Deux articles m’ont incité à réagir, l’un de Jean Marc Vittori, sur les faiblesses des économistes en ces moments de crise, et l’autre sur la mise en place de la fameuse taxe carbone ( la « contribution climat-énergie » comme dit Nicolas Hulot qui ne veut pas parler de taxe, un peu comme quand on dit « non-voyant » pour parler des aveugles).
Le premier article ("Les économistes entre deux murs") m’a en fait agacé, et je pense ne pas avoir été le seul, l’éditorialiste des Echos nous accusant de deux maux, l’hyperspécialisation et les ordinateurs. Dixit "S'ils n'ont pas vu la crise venir, c'est que leur vision est bornée par deux oeillères : l'hyperspécialisation... et l'ordinateur".  Je ne suis pas d’accord globalement avec le ton de l’article qui nous accuse en gros d’être timoré dans l’exercice de prévision comme il a du nous accuser il y a quelques mois de nous être plantés dans nos prévisions. Par ailleurs, il nous reproche de manquer de recul, de ne pas prendre de hauteur, rigidifiés que nous serions par notre hyperspécialisation et par la débauche actuelle de technique et de formalisation dans nos calculs, débauche incarnée par les ordinateurs.
 Le second article, celui qui relatait les premières réunions de travail sur la mise en œuvre de la taxe carbone,  m’a – involontairement – amusé. Vous allez comprendre pourquoi assez rapidement.

Au-delà du fait que je trouve la critique de Jean-Marc Vittori un brin ridicule (demande-t-on à un physicien spécialiste de la physique des solides de prévoir correctement la trajectoire des balles de tennis de Féderer ? Accuse-t-on les prévisionnistes météo de se vautrer généralement sur les prévisions météo à 2 mois ?), je vais aller, juste par esprit de provocation, dans son sens pour montrer (cette démonstration a un caractère scientifique proche de zéro toutefois) qu’il n’a pas totalement  tort sur la débauche de calculs utilisés pour produire des résultats parfois assez triviaux et qu’il serait possible de produire avec un calcul de coin de table.
Je ne suis pas keynésien au-delà du raisonnable, je l’étais beaucoup plus quand j’étais étudiant, étant jeune et naïf, que maintenant, où je suis vieux et méfiant. J’ai tendance à penser que la mécanique keynésienne est justement un brin « mécanique » et suppose des agents grégaires que mes travaux expérimentaux ne retrouvent pas du tout dans le laboratoire, les comportements observés étant en général assez sophistiqués, pleins de préférences sociales, et surtout sujets à apprentissage. Les agents peuvent faire des erreurs, mais ils n’en font pas indéfiniment. Comme le disait l’immortel film des Nuls La cité de la peur, « on peut tromper 1 fois 1000 personnes, mais on ne peut pas tromper 1000 fois 1 personne ».

Je pense que c’est en fait l’erreur fondamentale du modèle keynésien, qui sous-entend un comportement extrêmement fruste de la part des ménages. Bon, c’est le point de vue global que j’ai sur la macroéconomie disons d’avant Robert Lucas ou même d’avant Milton Friedman, et que l’on enseignait encore dans beaucoup de facultés il y 15 ou 20 ans. Heureusement les choses ont changé d’un point de vue scientifique et pédagogique. Toutefois, encore une fois, je ne suis pas macroéconomiste, et bien que connaissant un peu en tant qu’amateur ce domaine,  je peux me tromper.

On va voir toutefois que ces modèles « mécaniques » (en tout cas tel que présentés dans la vulgat keynésienne) permettent de dire des choses intéressantes voire amusantes avec un minimum d’effort. Un peu comme un astronome s’amuserait à prévoir la trajectoire des planètes avec un modèle copernicien ou newtonien de gravitation universelle pour l‘approximer  en première instance, avant de passer éventuellement au modèle de relativité restreinte développé par Einstein, beaucoup plus coûteux en calculs, j’ai repris un peu cette mécanique céleste keynésienne.
La macroéconomie keynésienne construite, pour dire les choses rapidement, autour d’IS-LM, est un peu notre mécanique newtonienne à nous, économistes. Elle décrit avec un minimum de relations un modèle économique sur lequel on peut s’amuser à simuler l’impact de différents chocs exogènes ou de mesures de politique économique. C’est un peu comme le travail de gamme pour un musicien, un peu fastidieux, mais pas très compliqué…
Quand je faisais le cours de macroéconomie en première année de licence d’économie, j’aimais bien présenter le théorème d’Haavelmo. Ce théorème bien connu des étudiants en économie dit simplement qu’1 euro de dépense publique financé par 1 euro d’impôt (ou de taxe) génère en net 1 euro de revenu additionnel. Ce que j’aime bien dans ce résultat d’Haavelmo est qu’il remet en cause le bon sens qui voudrait qu’1 euro dépensé publiquement générera certes des effets positifs, mais que ces effets positifs seront exactement annulés par l’effet négatif de l’impôt levé aujourd’hui à concurrence d’1 euro pour financer cette dépense, ou de l’euro prélevé demain pour rembourser l’emprunt afférent à cette dépense (théorème d’équivalence Ricardo-Barro dans mes souvenirs). ,Le théorème  montre précisément que le raisonnement de bon sens est fallacieux. La démonstration est d’un point de vue économique simplissime en économie fermée : le lecteur intéressé peut aller voir cela sur wikipedia, c'est très bien fait et en tout points comparables à ce que je vais expliquer maintenant.

Regardons en premier l’effet d’un prélèvement fiscal sur l’économie :
Si à la période 0, on a l’équilibre entre ressources et emplois  qui s’écrit :
Y0 = c(Y0-T) + I + G               (1)
Y0 est le PIB à la période 0, T le montant des impôts, I de l’investissement et G les dépenses publiques, c la propension marginale à consommer (le supplément de revenu consommé en moyenne, compris entre 0 et 1, typiquement autour de 80% en France).
Si à la période 1, l’Etat prélève un impôt ou une taxe supplémentaire dT, l’équilibre devient :
Y1 = c(Y1-T – dT) + I + G      (2)
Si on fait la différence entre (2) et (1) on a :
dY=Y1-Y0= (-c/1-c)dT
Dit simplement, la variation de revenu issue d’une variation des taxes est égal au produit du multiplicateur fiscal (négatif car c positif) par la variation des taxes. Comme c est supérieur en général à 50%, ce multiplicateur est toujours plus petit que -1.
En deuxième, du côté dépenses publiques, on a le multiplicateur des dépenses publiques, équivalent au multiplicateur d’investissement keynésien.
Comme on s’intéresse à une variation dG des dépenses publiques G, on a le résultat classique:
dY= 1/(1-c) dG
Bon, il n’y a pas besoin d’avoir inventé l’eau chaude pour comprendre que quand je dépense 1 euro financé par l’impôt, il génère 1/1-c euro de revenu supplémentaire et l’impôt réduit lui le revenu de  –c/(1-c) euros. Si on fait la somme des deux, on obtient en net 1. C’est le théorème d’Haavelmo, toute dépense G financée par un impôt T égal à G générant in fine 1 euro de revenu additionnel.
Au-delà de l’intérêt de ce théorème, je vais l’utiliser pour simuler l’impact (macro)économique de la taxe carbone. Les prévisions ont été établies à la demande de Christine Lagarde par la DGTPE et, en tant que digne représentant de la DGEQNSPPTAS (Direction Générale des Economistes Qui Ne Se Prennent Pas Totalement Au Sérieux), je vais produire une contre-simulation.

Pour cela, je m’arme de ma calculatrice TI-30, fossile des années 80 que j’ai encore, et je fais le calcul suivant.

[lecteur, c’est juste une note d’humour, je n’utilise plus de calculatrice depuis au moins dix ans]

Le produit de la taxe serait de 9 milliards d’Euros. Le gouvernement dit vouloir reverser la totalité de cette taxe aux agents pour obtenir un effet positif. En fonction des différentes hypothèses d’affectation de cette taxe, on obtient un impact sur le PIB français compris entre 0.2% et 0.6%. Ce qui m’a amusé est en fait la phrase suivante :
« L’impact sur l’activité économique ne serait pas forcément négatif : les services de Bercy anticipent même un gain de croissance compris entre 0.2 et 0.6 point (de PIB, NDLA) à condition que le produit de l’impôt soit reversé en intégralité aux entreprises et aux ménages ». (Lucie Robequin, Les Echos, 1er juillet 2009, « les scénarios de Bercy pour la taxe de carbone »)

L’article explique en fait que, selon les scénarios (du pire où l’on affecte le produit de la taxe à la réduction des autres impôts au meilleur, où le produit de cette taxe sert à réduire les cotisations sociales employeurs et les impôts sur le bénéfice des entreprises), la France gagnerait entre 0.3 point et 0.45 point de croissance du PIB (j’ai fait des moyennes, les intéressés peuvent se reporter à l’article lui-même pour plus de détails).
Le lecteur non-averti s’imagine des dizaines d’ordinateurs tournant pendant des semaines, des discussions d’experts interminables aussi impénétrables pour moi que les règles du base-ball ou l’intérêt intrinsèque de Secret Story. Et, en gros, bien que lecteur averti, je m’imaginais sensiblement la même chose, n’étant ni macro-économiste, ni spécialiste de conjoncture.
Puis j’ai réfléchi deux minutes. L’hypothèse est celle de 9 milliards d’Euros pour le produit de la taxe carbone. Supposons que le coût de la fiscalité et de la collecte réduise de 20% le produit de cette taxe (on estime en général qu’à la louche, sur 1 euro prélevé en taxe ou en impôt, on peut dépenser 80% de cette somme en dépense publique, car il faut déduire les coûts de collecte et de redistribution du produit de la taxe). .  Bref, en net, on pourra donc dépenser 80% de cette somme de 9 milliards soit environ 7.2 milliards. On verra que ce chiffre de 80%  conduit à des interrogations.

Si on applique stricto sensu le théorème d’Haavelmo de manière naïve (l’équivalence recette dépense n’est pas respectée), l’effet négatif est  de 4 (le multiplicateur fiscal est égal à -0.8/(1-0.8), ce qui fait -4) que multiplie la perte de revenus pour les agents, soit 9 mds d’Euros, ce qui représente donc -36 milliards d’euros. Si on applique côté dépense le multiplicateur des dépenses publiques, approximativement égal à 5 en France (1/(1-0.8)), alors le supplément de revenu de ce supplément de dépense publique de 7.2 milliards d’euros est d’exactement + 36 milliards d’euros. Bref, en net on arrive à un impact nul sur le PIB (+36 – 36). Si on suppose que la taxe est intégralement reversée aux agents sans aucun coût de prélèvement, alors on reprend les calculs. Le coût fiscal de la taxe du point de vue du revenu national est toujours de 36, mais l’effet multiplicateur de la dépense est cette fois de 5 fois 9 soit 45 milliards. L’effet net sur le revenu national est donc de 45 moins 36 soit 9 milliards, soit le montant initial de la taxe, ce qui est bien normal puisque c’est précisément le résultat démontré par Haavelmo.
Si on rapporte ces 9 milliards d’impact net sur le revenu national au PIB de la France (environ 1950 milliards d’euros en 2008), on obtient approximativement + 0.37% de PIB supplémentaire. C’est à peu de choses près exactement la moyenne obtenue dans les différents  scénarios d’impact macroéconomique de la taxe carbone relatés dans l’article des Echos (entre +0.3% et +0.45%, soit en moyenne +0.37% de PIB supplémentaire).
En clair, on a  exactement en moyenne  l’impact prévu par les économistes de la  DGTPE, ce avec un modèle keynésien d'économie fermée dans sa version la plus dépouillée...

Conclusion ? De deux choses l’une.

Soit ils ont fait des calculs pendant des semaines et ont abouti à des résultats similaires à ceux qu’auraient obtenus un étudiant de première année en économie, et on ne voit pas bien pourquoi tout ça pour ça.
Soit ils ont fait les calculs avec la même TI-30 que moi en 5 mn pour pouvoir jouer à Half Life 2 en réseau sur leurs super micro-ordinateurs…

samedi 27 juin 2009

Pourquoi l'économie n'a pas besoin de Superman...



En parcourant il y a quelque temps le blog d’Arthur (Charpentier), j’ai découvert cet incroyable blog qui explique l’économie par les comics (ici). Comme je suis moi-même fan de comics au moins depuis que je sais lire, et admiratif de l’idée géniale du blog cité à l’instant, je me suis fait cette réflexion qu’en fait je n’avais jamais pensé à croiser le monde des superhéros et le monde de l’économie.. Pourquoi cela ? Après tout, je suis assez farfelu pour analyser la dimension économique de n’importe quoi, de films de série z en passant par le comportement de ma fille.
En fait, il n’y a rien de moins économique que le monde des super-héros, l’idée fondamentale des comics étant de bannir l’idée de contrainte et de rareté : Superman va où il veut, peut tout faire, ne semble pas manger, détruit des buildings en mettant une déculottée à Darkseid, tout cela sans problème pour le contribuable américain… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les piliers du monde des super-héros, Superman et Batman sont nés respectivement en 1938 et 1939, à l’issue d’une des dépressions économiques les plus sévères dans les pays occidentaux et à l’aube d’un cataclysme mondial largement prévisible à ce moment là. Les comics sont fait pour s’échapper du quotidien, et le monde qu’ils décrivent est au mieux a-économique, au pire antiéconomique, la contrainte de rareté étant totalement absente ou presque. Même la notion de coût d’opportunité du temps n’a pas de sens pour Superman : il traite de la même manière une mission où il aide un chaton à descendre d’un arbre et un cataclysme impliquant des milliers de victime. Or, même Superman subit en fait la contrainte de son temps disponible, qui n’est malheureusement que de 24h comme tout un chacun…
Bon, essayons d’envisager l’hypothèse de l’existence des super-héros  un brin sérieusement d’un point de vue de leur impact économique. Concentrons-nous sur le cas de Superman, le premier et le plus célèbre de tous les Vigilante. Faisons l’hypothèse que celui-ci conserve son caractère indécrottablement bon et altruiste, sa neutralité digne d’une banque suisse et son sens de l’effort démesuré. Bref une espèce d’ONU incarnée qui serait totalement efficace sur le plan international et qui, de plus, permettrait à toutes les polices du globe de disparaître. Imaginez le supplément de ressources produit par l’existence d’une paix que rien ne peut entamer. On sait bien que la corrélation entre croissance économique et situation de paix est un des faits stylisés les mieux établis, et donc l’économie se porterait beaucoup mieux avec Superman. En fait, Superman serait une sorte de bien public mondial, mais pour lequel aucun effort de contribution n’est nécessaire, un bien public global ex nihilo en quelque sorte.
Le problème est que Superman ne peut exister sans Lex Luthor. Ou Batman sans le Joker. Ou Thor sans Loki, etc.
En fait, Superman ne nous protège que contre les super-méchants, et les super-méchants n’existent que parce que les super-héros existent… Superman, sauf rare exception, ne nous protège pas contre nous-mêmes et tous les maux qui nous accablent, mais intervient uniquement en cas d’agression par un superméchant (extraterrestre, savant fou, mutant, bernard Madoff, biffez les mentions inutiles). Si les superhéros n’existaient pas, pas de problème de superméchants et pas de problème de méta-sécurité. Cela a d’ailleurs génialement démontré par Night Shyamalan dans « Incassable ». Superman génère en fait ses propres super-méchants, un peu comme une usine de production chimique génère de la richesse et des emplois, mais également de la pollution atmosphérique et autres nuisances.
Imaginez un monde peuplé de superhéros (Alex Ross a exploré cette hypothèse dans Kingdom Come) qui s’affronteraient perpétuellement : au bout du compte cela signifie que les dégâts qu’ils causeraient dépasseraient largement le montant des dégâts provoqués par les catastrophes naturelles. Dès lors, les compagnies d’assurance paieraient des dommages doubles ou triples de ceux payés actuellement, mais les primes d’assurance augmenteraient d’autant pour les agents économiques. Donc le coût des maux publics générés par les superméchants et par l’affrontement des gentils et des vilains compenserait sans doute exactement l'avantage du bien public généré par les super-héros.

[D’ailleurs, si le monde était peuplé de superhéros, il en faudrait aussi en Bretagne… L'hypothèse a - heureusement - été peu explorée. L’idée me fait pouffer intérieurement : imaginez Armoroyster, superhéros des côtes d’Armor qui se transformerait en huitre de Cancale géante pour écraser Bignouman, superméchant qui vous estourbit en produisant des sons insupportables. Ou Kouigna-man, qui étoufferait ses adversaires en leur balançant un composé 100% beurre demi-sel et sucre en pleine poire..]

Reprenons le fil de mon propos, avant que je fut interrompu fort impoliment par moi-même. La conséquence ultime de tout cela est que, pour parler par exemple de Superman, il subirait sans doute des milliers de procès intentés par des particuliers, entreprises ou collectivités, qui, au bout du compte, l’obligeraient à raccrocher sa cape pour aller cultiver des Edelweiss dans sa lointaine et inaccessible forteresse de solitude.
PS : je remercie Arthur Charpentier (lien vers son billet) de m’avoir donné l’idée de ce billet en me faisant découvrir l’hallucinant blog ECOCOMICS
PS2 : le titre du billet est bien sûr un clin d'oeil à "Superman returns" de Bryan Singer...

dimanche 21 juin 2009

GPS, information trafic et théorie des jeux



La perspective des vacances se rapprochant fort heureusement, et celle de déplacements hasardeux aussi, les dites vacances étant forcément synonymes de longues virées épuisantes en voiture, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’acquérir un GPS. En effet, ces déplacements étant l’occasion de bagarres ininterrompues avec ma moitié pour décider du bon itinéraire, l’hypothèse du GPS me semblait une possibilité de mettre enfin un terme à nos débats bagnolesques interminables dignes du CM2 sur l’opportunité de tourner à gauche pour gagner sur 700 kms de parcours 1 à 2 mn de temps…
Fort de ce projet, je vais voir une grande enseigne spécialisée dans les équipements bagnolesques (un truc du style « sudvoiture » ou « ouestbagnole », ma mémoire me joue des tours…, un carambar pour le premier qui trouve le bon nom, frais d’expédition à sa charge par contre) et sollicite l’opinion d’un conseiller clientèle (pardon, d’un vendeur).
Il me signale alors que de nombreux GPS ont, moyennant un supplément de prix, une option trafic en temps réel qui me permet d’adapter mon itinéraire à l’état de la circulation. Une espèce de Bison Futé omniscient à domicile quoi, et ce moyennant le prix modique de 14999,99€.
L’idée me séduit, mais arrghh, l’esprit de l’économiste démon s’empare de ma personne, et je lui pose alors THE question :

« Mais que se passe-t-il si tous les automobilistes ont un GPS avec cette option et qu’ils basent leur choix d’itinéraire sur la même information ? »

En effet, la question me semble légitime et je me félicite de me l’être posée. Si nous sommes tous avec un GPS qui nous dit que l’itinéraire blanc est rouge et qu’il faut passer sur l’itinéraire noir qui lui est vert, alors l’itinéraire noir deviendra rouge et l’itinéraire blanc deviendra vert… Non ?
[Désolé pour les daltoniens qui risquent de ne pas saisir mon exemple]
Là, le vendeur me regarde de ses yeux vides, se dit que je suis un fou dangereux et ne voyant manifestement pas où je veux en venir, répond « euhhh… ».

Bon, reprenons. Supposons que le niveau de QI des individus au volant de leur voiture soit divisé par 2 ou 3, ce qui est un fait connu, et chacun d’entre nous a pu en faire l’expérience.
Prenons un exemple. Peut être pas pour moi dans ma voiture, mais le mec d’à côté de moi – appelons le Bernard par exemple, même si  je n’ai rien contre les Bernard, cela aurait pu être Charles ou Tartempion -. Il est  coincé dans les bouchons, au volant de sa 406 bi-turbo au volant  en cuir de gazelle naine d’Ethiopie, au châssis surbaissé, il fait vrombir son 3.0 200 ch qui consomme 25 litres au 100, celui-là, donc c’est sûr que son QI est largement diminué, même s’il ne part pas de très haut fondamentalement…
Si  le GPS de Bernard lui susurre d’une voix marylinmonroesque  AVANT d’être coincé dans le bouchon qu’il faut qu’il tourne à gauche pour éviter cela, il ne va pas aller plus loin que le bout de son spoiler avant, et va rageusement écraser l’accélérateur pour partir en vrille à gauche.
Et je ferai en fait sans doute la même chose, bien que n’ayant pas de châssis surbaissé et de volant en cuir de gazelle…
Supposons maintenant que nous sommes en fait pleinement rationnels, un petit malin va me faire remarquer que je peux anticiper que l’autre usager tournera à gauche et que par conséquent j’ai intérêt à aller tout droit. Sauf, que, en fait, s’il est aussi rationnel que moi, il peut anticiper la même chose, et en faisant l’hypothèse que le jeu est statique (tous les joueurs jouent en même temps, ou, ce qui revient au même, aucun joueur n’est en mesure d’observer l’action d’un autre joueur avant de décider), l’équilibre de ce jeu de trafic reste assez difficile à déterminer.
En fait, un papier ancien d’Arnott, De Palma et Lindsey (1999) montrait que, d’un point de vue théorique, dans certaines conditions, si tous les usagers étaient informés de la même manière (l’information est publique et gratuite), alors le fait de prodiguer cette information n’améliorerait pas les conditions de trafic et ne diminuerait pas le niveau des coûts de transport. L’existence d’une information publique n’améliorerait pas la coordination des joueurs si tous sont également informés. La seule information « efficace », propre à améliorer la situation, était celle que l’on ne donnerait qu’à une portion suffisamment réduite des conducteurs, les autres restants dans l’ignorance.
Cela m’a rappelé le résultat d’expériences en  classe réalisées à plusieurs reprises, sur la base d’un jeu qui est un peu ma marotte en ce moment, le jeu d’entrée de marché (inventé par Selten et Guth en 1982). Dans ce jeu, n personnes doivent décider d’entrer ou non sur un marché, le gain de l’entrée étant une fonction décroissante du nombre d’entrants. Si une personne ne rentre pas elle gagne une somme fixe, mettons 1$. La fonction du gain est du type :

G(e)= 1$ + 1$(8-m)

m est le nombre d’entrants et 8 correspond en fait à la capacité du marché. En clair, plus les gens sont nombreux à entrer et moins chacun gagne… C’est l’exemple le plus simple de ce que les économistes appellent une externalité négative. La congestion est l’exemple type d’externalité négative.
 Dans ce jeu, le nombre d’entrants prédit à l’équilibre de Nash (en stratégies pures) est de 8 ou de 7, en fait égal à la capacité ou à la capacité moins 1. Il n’y a pas besoin de creuser très profond pour comprendre que dans un tel jeu, l’optimum de Pareto est atteint quand seulement 4 joueurs entrent et que les autres joueurs n’entrent pas (c’est cette situation qui maximise le gain total du groupe de n joueurs).
Dans la classe, il y avait 14 étudiants, et j’ai répété ce même jeu 14 fois de suite avec une variante. Dans le premier « traitement », tous les étudiants devaient choisir simultanément d’entrer ou de ne pas entrer sans connaître la décision des autres (7 fois de suite). Dans un second traitement, ils devaient prendre la même décision, mais cette fois en ayant affiché sur leur écran d’ordinateur le nombre de personnes déjà entrées avant qu’ils fassent leur décision (ce nombre était « rafraichi » en temps réel).
Les résultats sont donnés dans le graphique suivant :
 

En bleu, le taux d’entrée observé, en rouge le taux optimal d’entrée et en vert le taux prédit à l’équilibre de Nash.
Il est facile de constater que, en fait, le taux d’entrée converge assez vite vers l’équilibre de Nash. Mais surtout, que l’information donnée aux participants sur le nombre d’entrants en temps réel (information gratuite bien sûr) n’a servi à rien du tout ! Le taux d'entrée dans le second traitement ("information") est rigoureusement le même en moyenne que le taux d'entrée dans le premier traitement (pas d'information). L'information n'a pas permis aux joueurs de mieux coordonner leur choix.
Bref, achetez un GPS avec information trafic, mais demandez d'abord à votre voisin d'embouteillage s'il en a déjà un...

samedi 13 juin 2009

Psychologie, menace crédible et éducation des enfants



En lisant le spirituel billet d’Emmeline sur la théorie de la menace crédible appliquée à « Princess Bride », je me suis remémoré une histoire personnelle.
Il y a quelques temps, un ami m’expliqua que son fils de 1 an refusait d’aller se coucher le soir, et une fois dans son lit, pleurait pendant de longues minutes avant de s’endormir, car il voulait dormir avec ses parents. Rien ne permettait de la calmer : calins, histoires, musique, petite lumière et même le fait de le gronder n’avait aucune efficacité. Du coup, s’ensuivait des nuits agitées qui perturbaient le bon fonctionnement de la maisonnée…
Je lui racontais alors l’anecdote suivante : il y a quelques mois, ma fille avait fait exactement la même chose, et de la même manière, aucune solution ne fonctionnait pour la calmer, et les nuits agitées s’empilaient pour elle et ses parents, avec pour conséquence une fatigue physique croissante, une montée de l’énervement mutuel chaque soir… bref, nous étions dans un cercle vicieux dont l’issue nous paraissait incertaine.
Epuisé  par ces nuits difficiles, j’ai eu alors un sursaut intellectuel : comment était-il possible que, moi, produit de l'éducation universitaire, bardé de diplômes et de solutions intellectuellement brillantes, je ne trouve pas une solution à ce problème pourtant d’une simplicité enfantine ? (sans jeu de mots !)
Je me suis dit que, puisque calins, histoires, musique, lumière ne fonctionnaient pas, il fallait lui faire subir les conséquences de ses caprices et la menacer de quelque chose de désagréable.. Comme j’ai arrêté le fouet ou le pilori parce qu'ils nécessitent soit de l’habileté, soit de la place, je me suis dit que la perspective de passer la nuit à l’autre bout de la maison, dans une petite pièce isolée loin de nous, nous éviterait d’une part d’entendre ses pleurs et, surtout, la dissuaderait d’autre part de répéter la comédie du soir.
Fort de cette idée toute simple, le soir même, comme immanquablement, pleurs et cris commençaient, je lui expliquai que j’allais la descendre dans la pièce du bas, où ne pouvant l’entendre, elle pourrait bien pleurer autant qu’elle le voudrait sans que nous venions la consoler.
Elle me regarda alors avec ses grands yeux, semblant réfléchir intensément, puis se remit à pleurer exactement comme auparavant.

Blood and guts, aucun effet de ma menace…

J’ai donc essayé de raisonner SCIEN-TI-FI-QUE-MENT !
Et, bien que l’esprit embrumé, je me suis souvenu de la théorie des jeux : pour qu’une menace soit efficace, il faut qu’elle soit crédible ! Si je vous menace de vous noyer alors que nous nous baladons en plein Sahara, vous allez pouffer, ou si je menace Myke Tyson de me mettre en rogne contre lui, il va sourire de toutes ses dents en or.

Une menace est dite crédible dans un jeu séquentiel si le joueur rationnel qui joue en premier sait que le joueur rationnel qui joue en second ne sera pas stratégiquement incité à mettre en oeuvre une possibilité de sanction (menace) explicite ou implicite, l'application de cette menace lui procurant un gain inférieur à la stratégie qui consiste à transiger. Un cas classique de menace non crédible en organisation industrielle est la menace de guerre des prix qu'un monopole en place fait peser sur un entrant potentiel. En effet, le profit d'un duopole de Cournot, ou même de Stackelberg étant supérieur au profit (nul) issu de la guerre des prix (duopole de Bertrand), si l'entrant entre effectivement, le monopole en place renoncera à la guerre des prix.
En l’occurrence, dans la pièce du bas, qui est un bureau, il n’y a aucun lit bébé qui permettrait de rendre potentiellement effective la sanction dont je la menaçais !
Maline la gamine….
Alors, le lendemain, je monte un lit bébé et le place dans la pièce du bas en question, et, négligemment, j’invite ma fille à venir se promener avec moi pour visiter la pièce du bas. Elle entre dans la pièce,  passe à côté du lit, s’arrête un moment en le regardant de manière pénétrée, me regarde d’un air de dire « OK, j’ai compris », puis sort de la pièce pour aller jouer.
Le soir, la sarabande recommence. Pleurs puis calins, pleurs puis histoire, pleurs puis menace : « je vais te descendre dans le bureau te coucher dans le petit lit, et nous ne t’entendrons pas pleurer », lui dis-je de l’air le plus neutre possible.
Elle s’arrête alors de pleurer… Je repars dans ma chambre, attendant une nouvelle vague… et, puis...plus rien !
Le lendemain soir, pas de sarabande, rien, la félicité dans la maison, une ambiance zen comme dans une pub pour Ricoré (mais pas le matin, le soir quoi !) et une nuit calme et sans heurts.
Quelques jours passent, meublés de nuits calmes pleines d’un sommeil réparateur. Je triomphe : la victoire de l’esprit sur le muscle, de la science sur l’animal, bref la supériorité du raisonnement logique sur le cerveau reptilien, ah, cela sert des millions d’années d’évolution….
Triomphant, j’explique à mon ami qu’il doit faire exactement la même chose. A l’issue de l’entretien, l’ami en question était prêt à faire bruler des cierges pour moi qui lui avait apporté LA solution…
Bon, je ne lui ai pas raconté l’ultime fin de l’histoire…
Peu après ma prétendue victoire, un soir, nouveaux pleurs, et rien ne marche comme au début de cette histoire… Je menace ma fille de la descendre dans la pièce du bas en étant sûr de la crédibilité de celle-ci… Aucun effet, des pleurs et des cris ininterrompus que rien ne semble pouvoir tempérer. Enervé, j’empoigne ma fille, bien décidé à mettre à exécution ma menace pour la rendre encore plus crédible ! A deux pas de la porte de la pièce du bas, ma fille s’arrête de pleurer et dit en me regardant de ces yeux pleins de larmes «  calin, papa »…
Bon, j’ai craqué, je n’ai pas pu la laisser en bas et elle a passé la nuit avec nous…

Bilan : une victoire totale et définitive du cerveau reptilien sur la logique cartésienne, ainsi qu'une désillusion totale sur mon intellect et ma capacité à appliquer la théorie des jeux dans mon comportement personnel....
La chute de cette histoire ?
Le lendemain, elle n’a pas pleuré et jamais depuis. J’ai du coup décidé de relire Françoise Dolto et Laurence Pernoud plutôt que Ken Binmore*.

* : théoricien des jeux mondialement connu, auteur du célèbre manuel Fun and Games (1991) et plus récemment Game Theory: A very short introduction.
PS : remerciements à Gotlib pour l'illustration de ce billet (tome 5 rubrique à brac, "psychologie" à lire de toute urgence si vous ne connaissez pas)

samedi 6 juin 2009

Bill Gates et l'altruisme impur


Le 3 juin dernier, Bill Gates,  dit “the funny guy”, a tenu à l’occasion d’un séminaire  ces propos rapportés par l’AFP (voir http://www.generation-nt.com/bill-gates-microsoft-milliardaire-don-fondation-actualite-751131.html )
" Je pense que tous les milliardaires devraient donner une vaste partie de leur fortune. Je ne dis pas qu'ils ne devraient rien laisser à leurs enfants ou ne pas en garder un petit peu pour eux-mêmes mais oui, je pense qu'ils y trouveraient du plaisir, je pense que leurs enfants ne s'en porteraient que mieux et je pense que le monde ne s'en porterait que mieux "
Enjoignant ainsi ses collègues milliardaires à faire de même….
Ce qui m’a frappé immédiatement, c’est le fait que Bill Gates dise trouver du plaisir à donner…  (je ne trouve pas cela bizarre, je trouve cela surprenant que le premier argument qu’il ait employé pour justifier son investissement charitable soit le plaisir qu’il en retire personnellement). Je vais donc m’empresser de montrer que le comportement de Bill Gates est un magnifique exemple d’altruisme impur.
La donation charitable peut s’assimiler assez aisément à un jeu de contribution volontaire au bien public. Un individu doit décider d’affecter une partie de sa richesse privée à un bien public dont le rendement marginal unitaire est inférieur au rendement marginal du bien privé, mais le rendement marginal social du bien public est supérieur au rendement marginal social du bien privé (ce que je garde pour moi pour acheter des écrans plats ou des bananes). J’ai déjà présenté ce jeu dans ce billet, donc je ne le refais pas. Nous sommes en présence d’un magnifique dilemme social, la stratégie dominante étant de ne rien contribuer (c’est le fameux free riding), alors que l’optimum de Pareto serait que tous contribuent au maximum au bien public.
Les résultats expérimentaux de ce jeu, abondamment testé expérimentalement (beaucoup trop même je trouve, mais il est vrai que ce jeu permet de dire beaucoup de choses sur les fondements de la coopération dans des jeux non coopératifs), sont qu’en général les contributions au bien public ne sont pas nulles mais déclinent dans le temps, bien qu’elles atteignent rarement un niveau nul (l’équilibre de Nash du jeu). Toute la question est de savoir pourquoi la coopération peut être soutenue par les individus…
En fait, les propos de Bill Gates sont particulièrement intéressants car ils donnent une actualité spectaculaire au phénomène d’altruisme impur et à ce qui peut l’expliquer dans le maintien de la coopération.
L’idée en est particulièrement simple : les gens donnent non pas tant aux autres que pour eux-mêmes, et en fait l’altruisme pur est un motif de donation charitable peu robuste pour expliquer empiriquement les dons.
Ce phénomène dit de warm-glow  a été théorisé et observé empiriquement par Jim Andreoni à partir des années 90. Cet effet de warm glow dit simplement que les individus retirent une utilité du simple fait de donner, ce qui signifie qu’il y a un fondement égoïste de la charité. Par ailleurs, ils retirent une utilité de l’existence du bien public  produit à l’aide de cette donation (en fait la charité est une forme de bien public pour lequel les contributions sont purement privées).
Formellement, comme l’explique Andreoni en 1990, la fonction d’utilité est donc pourvue de trois arguments dans un jeu de contribution standard au bien public :
Ui=U(xi,gi,G)
Où xi est le revenu que je garde de manière privative, gi la contribution au bien public et G le niveau du bien public produit à l’aide de la somme des gi pour tous les i ayant contribué (moi et les autres).
Aussi, si mon utilité est de ce type, je suis un altruiste impur, car je valorise le bien public deux fois : d’une part par l’effet de warm glow qui joue positivement sur mon utilité (égoïsme) et d’autre part par le fait que je suis content que le bien public existe (altruisme).
En 1995, Andreoni montre que cet effet de warm glow explique bien le phénomène de contribution positive au bien public, en comparant le jeu de bien public habituel (qui se base sur un contexte positif, puisque quand j’investis dans un bien public, je sais qu’il génère une externalité positive) à un jeu identique mais basé sur un contexte négatif (j’investis dans un bien privé dont je sais qu’il procure une externalité négative car « détruit » du bien public). D’un point de vue théorique, les contributions au bien public devraient être les mêmes dans les deux contextes. Or, il observe que ce n’est pas le cas, la contribution au bien public étant bien supérieure dans le contexte positif à la contribution au bien public dans le contexte négatif. Il y a quelques mois, Douadia Bougherara, David Masclet et moi-même (voir le document paru dans la Revue Economique à télécharger ici) avons étendu son étude expérimentale, et observé essentiellement les mêmes résultats (plus d’autres nouveaux heureusement !).
 « L’égoïsme » lié au plaisir de donner (warm glow effect) est donc un support réel de la coopération, comme l’explique magnifiquement ce cher Bill !
Plus récemment, une étude de Videras et Owen en 2006 montre que, sur une quarantaine de pays étudiés et ce pour 35000 individus, le niveau de bien être individuel est positivement corrélé avec le niveau de donation charitable. Beaucoup plus intéressant, ils montrent qu’en fait l’utilité retirée du fait de donner en soi (cf Bill : « ils en retireraient du plaisir) est bien plus importante que l’utilité retirée des dons comme bien public (cf Bill : « le monde s’en porterait mieux »). Ce n’est donc pas un hasard si Bill cite d’abord la première motivation, puis les suivantes, cela correspond vraisemblablement à une hiérarchie en termes de bien être. Par ailleurs, cette étude montre que les individus ayant un faible niveau de responsabilité collective augmentent le bien être en donnant car ils se conforment ainsi aux normes sociales. C’est exactement le contraire pour les individus à haut niveau de responsabilité collective, comme Bill ! Ouf, je suis rassuré, Bill Gates est et restera toujours un anticonformiste…
Du reste, il y a même des preuves fournies par des recherches dans le domaine de la neuroéconomie (voir ici)...
La conclusion de tout cela ? « Donnez et vous serez bien dans votre peau ! »

samedi 30 mai 2009

"Paycheck" ou la valeur de l'information



Diffusé il y a quelque temps à la télévision, et dans la série des "nanars" chers à nos coeurs (Ah la chronique de François Forestier dans l'Obs, que tu me manques !)  dans lesquels il y a quand même une idée intéressante, au moins d'un point de vue économique, j'ai décidé de parler de "paycheck" de John Woo.
L'histoire (en tout cas ce que j'en ai compris) est à peu près la suivante. Ben Affleck, aussi intense dans son jeu qu'un toast de foie gras le matin du 1er janvier après une soirée copieusement arrosée la veille, est un ingénieur qui travaille sur des projets tellement secrets qu'à l'issue de chaque projet, sa mémoire est effacée partiellement par son employeur, ce moyennant gros chèque à chaque fois.
Puis, à l'issue d'un dernier projet hyper supra confidentiel, sa mémoire est encore effacée, mais là, oh surprise, une enveloppe avec que dalle, juste des objets dont on ne voit aucunement l'intérêt  a priori.
En fait, non seulement l'employeur l'escroque mais décide de l'éliminer, ce qu'il a en fait compris avant que sa mémoire soit effacée!
Mais sachant qu' il va oublier que son employeur va essayer de l'entuber, il met dans cette enveloppe tous les objets qui lui permettront de survivre après que ses souvenirs récents soient détruits.
Euh, vous suivez encore là ?
L'histoire est absolument incompréhensible, la réalisation part en roue libre, l'interprétation est  affligeante, en particulier Ben Affleck dans le rôle principal dont on a l'impression qu'il est capable d'exprimer au plus deux expressions (colère et étonnement) dans son jeu. Bon à sa décharge, je pense qu'il n'a absolument rien compris à ce film, vu le vide abyssal de son regard face à la caméra, tout comme John Woo qui s'intéresse plus aux explosions et aux ralentis sur les tirs avec toutes sortes d'armes à feu dignes des feux d'artifice du 14 juillet ou du nouvel an chinois.
Le scénariste devait vraiment être dans un trip à l'acid, mais dans son délire non contrôlé, il a eu une idée géniale qui illustre parfaitement un concept un peu délicat en économie, le concept de valeur espérée de l'information parfaite (Expected Value of Perfect Information), abondamment utilisé en finance par exemple (voir le problème des options financières en l'occurence) mais aussi en théorie des jeux ou en théorie de la décision (introduit me semble-t-il par Luce et Raiffa dans les années 50, mais je ne suis pas sûr de leur paternité concernant ce concept, voir ou  ici).
En effet, comme Ben sait qu'il va savoir, les objets qu'il met dans l'enveloppe lui permettent à chaque fois qu'il est confronté à une situation délicate de faire le meilleur choix. Par exemple, des méchants veulent l'expédier façon puzzle, et hop! dans l'enveloppe il y a une clé qui lui permet d'ouvrir un tiroir qui contient :
1. un révolver
2. un lance flammes
3. un mixeur
(rayez la mention inutile svp)
Bref, l'information qu'il a eu ex post, et qu'il a oubliée, mais dont il savait qu'il allait l'oublier  lui permet ex ante de s'adapter à toutes les situations (je commence à avoir mal à la tête, je sens que mes billets vont épuiser mon stock d'aspirine).
En fait, ce film illustre parfaitement cette idée de valeur de l'information, c'est d'ailleurs sans doute à peu près son seul intérêt. Un petit exemple pour comprendre cette notion.
Supposons que vous ayez à faire le choix entre deux billets de loterie, et vous êtes face à la grande roue, avec un nombre égal de rouges et de noirs sur cette roue. Le forain vous propose deux billets, b1 qui vous donne 50€ si rouge sort et 150€ si noir sort. L'autre, b2,  vous donne 30€ si rouge sort et 170€ si noir sort. Compte tenu de cela, l'espérance mathématique de gain (on supposera pour simplifier que vous êtes neutre vis-à-vis du risque, c'est-à-dire qu'il vous est indifférent d'avoir l'un de ces deux billets de loterie ou d'avoir un billet de 100 €) de chaque billet est de 100€. Théoriquement, donc, les deux billets sont équivalents pour vous. Faisons l'hypothèse que le prix de chaque billet soit égal à 60€. Cela signifie que vous êtes prêt à acheter les deux billets dont le gain espéré est supérieur au prix.
Imaginons qu'avant que vous achetiez l'un des deux billets au forain (en tirant au sort a priori car vous êtes indifférent initialement), Marty Mc Fly vous propose de vous faire faire un tour dans le futur en DeLorean afin de faire un bond en avant de 5 mn, ce qui vous permettrait d'observer le résultat du tirage (vous saurez donc si c'est rouge ou si c'est noir qui est sorti). Mais comme il a besoin d'argent pour financer la production de Retour vers le futur 4, il vous propose de vous faire payer ce tour là 20€.
Question : acceptez vous le deal ?
[Je reviens dans deux minutes, je vais prendre un café]
....
Tiens vous êtes encore là ? Ah oui, la réponse... Eh, bien, non, vous ne devriez pas accepter de payer plus de 10 euros pour le saut dans le futur (enfin si c'est moi, je paye sans hésiter rien que pour monter dans la Delorean !). Pourquoi ?
La VEIP est en fait l'augmentation de gain espéré permis par la détention de l'information.
Le fait de savoir que je vais savoir avant d'arrêter ma décision devrait me faire raisonner de la manière suivante : si c'est rouge (probabilité de 50%), je choisirai alors le meilleur billet, qui me donne 50 dans cet état de la Nature et si c'est noir je choisirai le billet qui me donne 170. Comme je ne sais pas ex ante, mais que l'incertitude sera levée avant ma décision, je pondère chaque probabilité par le maximum que je peux obtenir dans chaque état de la Nature avec les décisions qui sont possibles.
cette VEIP est égale à 0.5*Max(50 ; 30) +0.5* max (150 ; 170)  - Max (0.5*50+0.5*150 ; 0.5*30+0.5*170) = 110-100=10.
Donc, le supplément d'espérance issu de l'information parfaite est de 10 euros, ce qui signifie que vous devriez être prêt à payer au plus cette somme pour avoir cette information.

Bref, même un film raté peut avoir un intérêt pédagogique...

samedi 23 mai 2009

Quand les pharmaciens du Calvados jouent au "Parrain"...


Ce matin, alors que je prenais mon petit déjeuner et que je parcourais d’un œil morne et distrait le numéro de juin de la revue « que choisir » , je lis cette incroyable histoire qui m’a définitivement éveillé : une maison de retraite enjointe par le conseil de l’ordre des pharmaciens régional d’acheter des médicaments à proximité, conseil alors condamné par l’Autorité de la concurrence pour « action concertée ayant pour objet et pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence ». (voir le site de l’Autorité de la Concurrence http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/avisdec.php?numero=09-D-17).
Parle-je de la Corse ou de la Sicile ? Que nenni !
En fait, un pharmacien de la Grâce de Dieu (par Zeus, quel nom !) avait réussi à gagner la clientèle de plus d’une dizaine de maisons de retraite grâce à ses prix compétitifs, ce au grand dam de ses concurrents, plus proches des dites maisons, qui en retour avaient perdu cette clientèle ! D’où leur demande de traduire le pharmacien, à la grâce de dieu, devant le conseil régional de l’ordre. Et la conséquence de cela, le président du conseil régional de l’ordre de Basse-Normandie (voir la photo des membres du bureau ci-dessus) dégainant sa plus belle plume, et enjoignant par courrier  une des maisons clientes à s’en tenir à la proximité quant au choix de sa pharmacie ! Bon, à ma connaissance, il n'a joint aucune tête de cheval...
Ici, manifestement, le pharmacien « local » (proche des maisons de retraite) avait un peu abusé sur les prix et croyait que les papis et les mamies sucraient déjà les fraises ! Sauf que depuis qu’ils entretiennent leurs méninges avec le programme Nintendo et pratiquent la wii sports, ils sont en pleine forme et comparent les prix ! (On se croirait dans « Cocoon » de Ron Howard, dans lequel des papis retrouvent une subite jeunesse et en font alors pis que pendre…).
Mais le président du Conseil Régional de l’ordre des pharmaciens ne l’entendait pas de cette oreille : comment osaient-ils faire cela et trahir le bon samaritain qui leur servait de pharmacien et qui comptait sur eux pour rénover sa villa en bord de mer à la Baule ?
Je ne résiste pas au plaisir de citer le texte intégral de l’avis émis par l’Autorité de la Concurrence :
« Le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie entrave la concurrence en tentant de répartir les marchés et la clientèle entre les différentes pharmacies en prenant en compte le seul critère de localisation géographique. Le Conseil de la concurrence devra juger qu’en privilégiant le pharmacien de proximité et en empêchant le développement des pharmacies au-delà de leurs secteurs géographiques respectifs, le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie restreint la concurrence et favorise ainsi le renchérissement des produits et services et ce, au détriment des patients. » (http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/09d17.pdf).
En fait, le prix des médicaments remboursables est administré, tandis que le prix des médicaments non remboursables ne l’est plus du tout depuis 1986, si mes informations sont correctes. Le problème vient en partie du fait que l’indice des prix des médicaments remboursables a plutôt baissé (ceux qui sont contrôlés), alors qu’au contraire l’indice des prix des médicaments non remboursables (déréglementés) a au contraire augmenté, comme le graphique ci-dessous l’atteste :
Indice des prix à la consommation* : coût de la vie, spécialités remboursables et non remboursables (Base 100 en 1990, source INSEE)


Si ce président avait lu Hotelling, il n’aurait pas eu besoin de tout cela, et n’aura pas été condamné. Un petit rappel tout d’abord sur la discrimination des prix à la Hotelling : si le prix est une variable de décision pour les entreprises, alors la différenciation des produits les incite à se localiser en des points différents du territoire, ce pour profiter d’un monopole territorial (la distance étant un coût de transport supporté par les consommateurs, ceux-ci sont prêts à payer un peu plus cher pour un pharmacien proche qui leur permet de subir des coûts de déplacement plus faibles). En clair, la distance protège les firmes en place, et plus le coût de transport est élevé, plus cela les incite à se localiser à des endroits différents pour capturer une clientèle.
Dammed ! Tout le problème vient de coûts de transport insuffisamment élevés donc, le différentiel de coût étant plus faible que le différentiel de prix, notamment sur les médicaments non remboursables.
Une suggestion pour résoudre ce problème de clients récalcitrants : augmenter les coûts de transports pour réinstaurer ce bon vieux monopole territorial, par exemple en dégonflant les pneus des fauteuils roulants des pensionnaires ou en répandant généreusement de l'huile de vidange sur la route de la pharmacie de la Grâce de Dieu, de sorte que les croulants y réfléchissent à deux fois avant d'aller acheter leurs médicaments chez ce rascal de Haute Normandie !

samedi 16 mai 2009

Calcul économique et tonte des pelouses



Les beaux jours étant de retour, au-delà du plaisir des journées allongées et des températures plus douces, vient pour l’apprenti-jardinier une corvée digne du supplice de Tantale, celle de la tonte de la pelouse de son jardin.
Or, comme j’ai la chance de vivre dans une maison avec un grand terrain, je suis donc frappé de cette malédiction pelousière.
Vous allez me dire que je ne suis pas obligé de tondre, et que la nature se régule d’elle-même, et que j’aurais même un superbe jardin à l’anglaise…
Certes, mais en Bretagne, vu le taux d’humidité, la douceur du climat et la vivacité des plantes, si vous ne tondez pas régulièrement, vous êtes contraint de vous déplacer à l’aide d’une machette dans votre jardin à l’issue de quelques semaines et de l’attaquer finalement au napalm au bout de quelques mois. Toutefois, je pourrai décider d’asphalter la totalité de ma surface de jardin pour étouffer à jamais cette engeance, ce qui soit dit en passant, me libérerait définitivement de cette corvée, mais ne ferait pas de moi un sympathisant crédible de Nicolas Hulot…
Comme je suis donc malheureusement dans l’obligation de pratiquer ce genre d’amusement, au cours d’une séance récente, et alors que je pestais contre cette maudite croix que je dois porter tous les quinze jours voire toutes les semaines au printemps - Qu’y a-t-il de plus ennuyeux que de tondre cette rogntdjuuu… (censuré) de pelouse, surtout quand elle ne vous a rien demandé ? -, je me suis fait cette réflexion que tout cela était parfaitement imbécile d’un point de vue économique. Je vais m’empresser de vous le démontrer.
D’un point de vue économique, il s’agit simplement de savoir s’il m’est utile personnellement mais également pour la société que je décapite régulièrement ces herbes rebelles qui empoisonnent mon paysage, tout cela au prix de courbatures répétées et moyennant également une probabilité non négligeable de finir cul de jatte ou manchot.
Sérieusement et objectivement, si on applique les principes de l’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB) à un tel exercice, l’Etat et ses collectivités territoriales devraient interdire la tonte des pelouses ! Comme l’analyse Coûts Bénéfices est un outil que je connais un peu, je me propose d’ébaucher une application à la tonte de ma pelouse.
Je rappelle en deux mots le principe de l’ACB, qui est d’une simplicité digne du CM1, à savoir qu’une action quelconque est socialement désirable si la somme de ses coûts sociaux actualisés est inférieure à la somme de ses avantages sociaux actualisés, ie si le bien être de la collectivité s’accroît à l’issue de la réalisation de la dite action.
Le job de tout bon économiste qui applique l’ACB est donc de recenser de la manière exhaustive tous les impacts négatifs et positifs d’une action quelconque par rapport à une situation de référence, souvent le statu quo. La seconde étape est d’agréger tous ces impacts sous forme de coûts et de bénéfices monétarisés, afin d’en dégager une valeur économique de la variation de surplus collectif, positive ou négative afin d’en tirer une recommandation en termes de choix*.
Appliquons cela à l’action consistant à tondre ma pelouse.
Du côté des coûts, commençons par les coûts privés. Le coût d’achat de ma tondeuse est d’environ 400 euros il y a 2 ans. Pour simplifier, supposons que je suppose que l’ACB se fasse aujourd’hui, afin de savoir s’il est socialement désirable que je tonde ma pelouse. A raison d’une durée de vie supposée de 10 ans, le coût actualisé de ma tondeuse (le coût d’investissement) est donc de 400 euros en 2009. Sachant que chaque tonte implique un litre environ de SP 95 que je chiffre à 1.25€, et en supposant que je tonde environ 25 fois dans l’année, cela implique un coût du carburant de 31.25€ chaque année, soit un coût actualisé (le taux d’actualisation public en France est de 4%) de 253.47 euros. Si on ajoute le coût d’entretien (je vous fais grâce du coût d’amortissement qu’il faudrait considérer), en supposant une vidange annuelle d’environ 2 litres d’huile à environ 5€ le litre, cela donne de surcroît un coût actualisé de 81.11€.
Bon voilà pour les coûts privés monétaires. Mais nous sommes loin du compte ! Considérons maintenant le coût d’opportunité du temps perdu pour un enseignant-chercheur qui aurait sans doute des choses nettement plus intéressantes à faire. Je vais prendre la valeur tutélaire du temps « moyenne » proposée dans le rapport du Commissariat Général du Plan (2001) et dans l’instruction cadre de 2005, soit environ 10€ de l’heure en euros constants de 2009 (je passe sur les détails, c’est en fait plus compliqué que cela encore, mais bon…). A raison d’1.5 h 25 fois par an donne 37.5h par an. La valeur actualisée en euros de ce temps annuel sur 10 ans  est donc d’environ 3041.6 euros.
Voilà pour les coûts privés…
Mais bon, il y a maintenant les coûts externes, car cette damnée tondeuse pollue l’air et fait un bruit de tous les diables. En ce qui concerne la pollution de l’air, je ne vais considérer que l’effet de serre, et pas la pollution locale (les gentilles molécules répondant au doux nom de NoX, N2O, HC, et qui vous métastasent patiemment sur le long terme tout en vous donnant la capacité respiratoire d’une dorade hors de l’onde au bout d’une minute). En effet, je ne connais aucune étude épidémiologique sur les émissions locales des moteurs de tondeuse. Si des lecteurs-blogueurs sont spécialistes de cela (il faut de tout pour faire un monde), ils peuvent m’envoyer les références.
Sachant que la surface tondue de mon jardin fait environ 30m fois 50 m soit 1500 m2, que la tondeuse a une largeur de coupe de 65cm, et que l’âge du capitaine est de 56.5 ans, je parcoure par conséquent environ 47 fois en longueur mon terrain sur 50m, soit donc au total 2.35 km parcourus à chaque tonte.
Considérant que ce moteur émet environ 130 g de CO2 au km (petite cylindrée mais grosse pollution quand même), chaque tonte implique par conséquent 305g de CO2. Sur l’année, cela donne donc 25 fois 305g, soit 7.6 kgs de CO2 émis annuellement. Si je valorise ce CO2 à la valeur de la tonne de carbone proposée par le Conseil d’Analyse Stratégique récemment à hauteur de 32 euros la tonne en 2010 (voir Centre d’Analyse Stratégique (2008), La valeur tutélaire du carbone, rapport de la mission présidé par A. Quinet), cela donne environ 24 cts d’euros annuels de coût de l’effet de serre, et en valeur actualisée sur les 10 ans quasi pas grand-chose, en fait a peu près 2 euros.
[ Pardon, je reviens tout de suite, je vais prendre un cachet d’aspirine ou deux… ].
Pour le bruit, il faudrait considérer la dépréciation économique de la valeur de ma maison induite par ce bruit ponctuel (recommandation officielle). Pour éviter de me jeter par la fenêtre car je commence à être fatigué, je vais supposer que cette dépréciation de la valeur foncière de ma maison issue de ce bruit de tondeuse est nul. Par ailleurs, je n’arrose jamais ma pelouse, car pour la troisième fois, je suis dans une région où elle est arrosée naturellement sans problème, mais je devrais aussi considérer la raréfaction des ressources en eau si je vivais dans une autre région, tout comme le risque de subir une blessure légère ou grave, voir de passer de vie à trépas en étant aspiré sous cette infernale tondeuse, pondéré par la valeur du mort, du blessé grave ou léger donné par l’instruction cadre déjà citée…
Je vais m’en dispenser car je sens bien que ma patience (et sans doute la votre) est à bout.
Par conséquent, le coût social actualisé global de la tonte sur l’ensemble de la durée de vie de ma tondeuse est de 253.5 + 81.1+ 3041+2 = 3378 euros constants de 2009.
Et du côté des avantages ?
Ben, même en me triturant le reste de méninges qui me reste encore à l’issue de ce billet exténuant, je n’en vois aucun…
Vous me direz qu’il y a le plaisir de jardiner et que cela apporte une certaine utilité ! Celui qui me dit cela n’a jamais tondu en Bretagne, et je peux lui assurer qu’il n’y a absolument aucun plaisir à subir pendant 1h30 un niveau de bruit proche de 95Décibels A et des vibrations dans les avant-bras dignes des pires marteaux piqueurs.
Le seul avantage que je vois est un avantage privé, celui de la possible valeur de revente dans 10 ans de cette maudite tondeuse, quand j’en aurai vraiment assez, valeur estimée à 80 euros tout au plus, ce qui en valeur actualisée donne 54,05€.
A la limite, on pourrait considérer un avantage esthétique, qui serait chiffré monétairement à l’aide d’une approche de prix hédoniques qui me dirait de combien la valeur immobilière de ma maison est revalorisée par la présence d’une belle pelouse (économètres de tous les pays, unissez-vous pour nous faire savoir cela !). Sauf que ma pelouse, vu mon manque d’enthousiasme évident reflété par l’existence de ce billet, est tout sauf belle. Donc zéro, nada, que dalle de ce point de vue !
Pour en finir donc, le bilan économique est donc catastrophiquement mauvais, la valeur actualisée nette de la tonte de ma pelouse étant de + 54€ - 3378 = -3322 euros.
Je dégrade donc le bien être de la société de plus de 3000 euros en sortant ma tondeuse de manière récurrente !
Si on multiplie cette valeur par le nombre d’imbéciles qui font exactement la même chose que moi presque tous les samedis de temps clément que l’on nous prête, cela donne probablement quelques milliards d’euros gaspillés.
Je tiens enfin mon argument pour recouvrir mon terrain d’une épaisseur de béton armé tuant définitivement toute possibilité de vie végétale et animale sur mon terrain.
Du reste, je lance officiellement aujourd’hui un mouvement politique pour l’anéantissement total de toutes les pelouses du monde entier et pour la libération des pelouses injustement brimées périodiquement dans leur développement.
Ps : je viens de réaliser que si l’on fait également l’analyse coûts bénéfices de ce billet, le résultat est également très mauvais ! Uniquement des coûts, principalement pour moi (au moins deux aspirines comme coût privé) et éventuellement ceux à qui il donnera mal à la tête (réaction en chaine de consommation d’aspirine), et pas d’avantage économique évident. Donc dépêchez vous de le relire, car je le supprime dans quelques instants…
*  pour ceux qui voudraient plus de détails techniques sur cette méthode d’ACB, la plus répandue des méthodes d’évaluation en économie, voir sur mon site personnel les nombreuses ressources pédagogiques à ce propos, ici.

vendredi 8 mai 2009

Le paradoxe du restaurant gratuit et la psychologie de "l'impasse"


Il y a quelques semaines (le 6 mars exactement), Olivier Bouba-Olga a jeté sur son blog un défi aux économistes, et j’ai décidé de tenter de le relever modestement. Je le cite pour que tout soit clair (voir l’intégralité du texte sur http://obouba.over-blog.com/article-28691647.html) :
 « Peter Ilic, propriétaire de 6 restaurants à Londres, a proposé aux clients, dans l'un d'entre eux, Little Bay, de payer ce qu'ils voulaient. (…) De plus, surprise, rares ont été les clients ne donnant rien, ils ont déboursé autant, voire légèrement plus, qu'en temps normal... (…)
Bon, mais c'est le deuxième point qui m'interpelle et pour lequel je lance un appel aux économistes ou sociologues blogueurs, et à tout ceux qui voudront bien répondre : comment expliquer que les clients laissent de l'argent?  Allez, les éconoclastes, ecopublix, mafeco, Etienne, Gizmo et tous les autres, je compte sur vous! »

Damned ! Bien que n’étant pas dans la liste, mon sang n’a fait qu’un tour, et ce d'autant plus qu'Olivier a promis d'offrir un repas à l'auteur de l'explication la plus convaincante !

En fait, le fait que les clients laissent de l'argent ne me semble guère paradoxal. Les expérimentalistes, dont je suis, ont l’habitude d’observer des choses bizarres et parfois peu conformes à l'intuition économique dans leur laboratoire (tout cela reste décent, n’ayez crainte). Dès lors, étant (un peu) spécialiste des comportements économiques au sein du laboratoire, il m’a semblé qu’il existait des tas d'explications issues de faits stylisés, éventuellement théorisés par la suite, fournies par l'économie et la psychologie expérimentale.
Par ailleurs, comme un billet ne suffirait pas (désolé, Olivier mais c’est un sujet de thèse que tu viens de proposer !), je vais me contenter de fournir deux pistes possibles en guise d'explications à ce paradoxe. Les deux sont en fait des explications possibles à l'émergence de la coopération entre les individus en dépit du fait que la stratégie rationnelle et opportuniste est de ne pas coopérer.
La première explication est évidente (d'ailleurs suggérée dans les commentaires du blog d'Olivier), mais elle n’est pas très convaincante selon moi, surtout si l'on se réfère aux régularités empiriques observées en laboratoire.
L’autre explication est un peu moins évidente, quoique pas très compliquée, mais me semble surtout nettement plus convaincante compte tenu de ce que les expériences réalisées en économie ont montré.
Commençons par la moins convaincante : l'altruisme pur ou impur. En effet, on pourrait se dire que les clients payent par générosité intrinsèque (altruisme pur), ce restaurateur étant un être humain à mon instar. Quant à l'altruisme impur, je considère l'intérêt qu'il y a indirectement à payer quelque chose, du style "si je suis un jour restaurateur moi-même, j'aimerai bien avoir de chics clients qui sont prêts à mettre la main à la poche et ce restaurateur peut très bien être qui sait? mon client".
Ah, si tous les gars du monde pouvaient se donner la main… (Off : dans l’assistance des lecteurs, larmes d’émotion qui commencent à perler, et quelqu’un sort une guitare pour entonner Santiano d’Hugues Aufray, tout le monde autour d’un bon feu de camp en grillant des marshmallows  - bien que je mettes au défi quiconque de chanter en mangeant des marshmallows, c'est autre chose que de relever le défi lancé par Olivier Bouba-Olga -)..
Bon, théoriquement pourquoi pas ? On peut avoir des préférences individuelles affectées positivement par le bien-être des autres consommateurs, on connaît cela depuis longtemps en économie…

Mais expérimentalement, les tentatives d'explication de la coopération par l'altruisme ne vont en général pas bien loin. Par exemple, quand on observe les résultats expérimentaux du jeu de l'ultimatum (un proposant propose le partage d'un gâteau entre un répondant et lui, et le répondant peut refuser ou accepter ce partage. S’il refuse, les deux repartent les mains vides, et s’il accepte, le partage proposé est mis en œuvre)., on constate que le proposant propose un partage en moyenne qui tourne autour de 60-40 (il propose de garder pour lui 60% du gâteau et concède les 40% restants au répondant), parfois 50/50. Soit dit en passant, l’équilibre théorique du jeu est que le proposant propose de garder presque tout le gâteau et donne une miette au répondant, car celui-ci préfère encore une miette à rien du tout. Donc tout partage devrait être accepté par le répondant, et sachant cela, le proposant devrait offrir le partage le plus inéquitable possible.
On a eu tôt fait d’invoquer l’altruisme pour expliquer ces résultats, en disant que le gentil proposant se soucie de la situation du répondant. Or, quand des jeux du dictateur ont été réalisés en laboratoire (le même jeu, à la différence fondamentale que le répondant ne peut rien faire d’autre qu’accepter le partage), le comportement du proposant est fort différent de celui qu’il a dans un jeu de l’ultimatum : il propose un partage très inéquitable (il garde la totalité ou quasiment du gâteau). Donc, l’altruisme (pur) a bon dos théoriquement mais est en fait rarement observé dans des proportions importantes en laboratoire. Dans le jeu de l'ultimatum, une explication souvent invoquée est celle du comportement de réciprocité.

En l'occurence, c'est cette explication en termes de comportements de réciprocité qui me semble nettement plus convaincante pour expliquer le paradoxe des clients prêts à payer un repas gratuit . Cette hypothèse diffère de l’altruisme conditionnel ou impur que j’ai envisagé précédemment, et a été énoncée notamment par Matthew Rabin en 1993 (voir une présentation pédagogique de ce concept dans Eber & Willinger, 2006) et, plus récemment, formalisée également par Falk & Fischbacher en 2006. L’hypothèse de réciprocité consiste en fait, en simplifiant à outrance, à répondre aux intentions d’un joueur selon que ses intentions aient été perçues comme des intentions positives ou des intentions négatives.
Si je me conduis bien à ton égard, alors tu seras plus enclin également à te conduire bien à mon égard (« réciprocité positive » ou « kindness »)., alors que si tu es désagréable, je serai plus enclin à l’être aussi (réciprocité négative ou « unkindness »)  Il y a donc de la réciprocité positive à travers la récompense du comportement d’autrui ou négative à travers sa sanction. Or l’action du restaurateur est observée par les clients, et le restaurateur observe à son tour le comportement des clients, ce qui génère des effets de réciprocité potentiels, positifs ou négatifs. Par exemple, dans le jeu de l’ultimatum, c’est la réciprocité négative qui joue : le proposant craint d’être puni par le répondant s’il propose un partage trop inéquitable. De fait, les conflits sont fréquents dans le jeu de l’ultimatum et la menace de sanction par le répondant est crédible, ce qui explique le niveau de coopération observé.
La réciprocité positive est par exemple observée dans le « gift-exchange game ».  Dans ce jeu, une firme propose un niveau de salaire, communiqué ensuite au travailleur qui fixe son niveau d’effort, l’effort étant coûteux. L’équilibre du jeu est que le travailleur choisit le niveau d’effort minimum (opportunisme) et que, sachant cela, la firme, qui joue en premier, fixe un niveau de salaire le plus bas possible. Dans l’expérience que font Falk & Gachter en 1999, dans laquelle des paires de joueurs sont en interaction répétée de nombreuses fois, ils observent que le niveau de salaire proposé par le participant qui joue la firme est 3 fois plus important que le niveau de salaire prédit par l’équilibre de Nash. En conséquence, le participant –travailleur applique une réciprocité positive à cette intention, et choisit un niveau d’effort élevé (alors que l’opportunisme le conduirait à choisir un niveau d’effort faible, sauf qu’il tuerait la coopération en faisant cela !).

Un exemple, plus ludique, de réciprocité négative peut être trouvé dans le film « Les duellistes » de Ridley Scott. Le colonel Féraud (Harvey Keitel), humilié d’avoir été arrêté en public chez sa dulcinée poursuivra Armand D'Hubert (Keith Carradine) de sa morgue en le défiant de multiples fois au cours de duels mémorables.

Un excellent film qui tourne autour du thème des effets de la réciprocité sur les rapports humains est Carlito’s Way ("l’impasse" en français, voir la photo qui illustre ce billet) de Brian de Palma – un de ses meilleurs films selon moi-. Les dimensions de réciprocité négative et positive sont présentes en permanence dans l’intrigue et contribuent le ressort essentiel de l’intrigue (Il est vrai que c’est aussi souvent le cas dans la plupart des films autour de la mafia, du Parrain à Casino). Carlito, incarné par Al Pacino, est un ex-gangster qui sort de prison après une longue période et qui veut, comme on dit dans les films dialogués par Audiard, « se ranger des voitures ». Il replongera toutefois pour aider un « ami », ce qui le conduira à sa perte.
Dans « L’impasse », c’est au départ un comportement de réciprocité positive qui détermine les actions de Carlito. Bien que sortant de prison et fermement décidé à rester honnête, il décidera de replonger dans le crime pour sortir Kleinfeld, l’avocat véreux incarné par Sean Penn ,d’une situation inextricable, celui-ci l’ayant aidé à sortir de prison.
Puis la réciprocité négative jouera à son tour quand il découvrira qu’il a été trahi en fait par le même Sean Penn depuis toujours. Il permettra alors aux mafieux qui poursuivent l’avocat d’assouvir leur vengeance. Ici, l’impasse dans laquelle Pacino vient de l’obligation morale qu’il s’est fixée de faire acte de réciprocité positive envers Sean Penn, ce qui précisément le perdra (c’est beau comme une tragédie grecque on vous dit !).
Revenons au défi : Notre restaurateur qui propose des repas moyennant un paiement décidé ex post par le client. Pourquoi le client laisse-t-il quelque chose de significatif en guise de paiement ?
Si le restaurateur me signale son intention d’instaurer une coopération en me fournissant un repas correct et en me proposant l’option de ne pas payer si je le souhaite, alors la réciprocité positive me poussera à donner quelque chose. En effet, si j’étais parfaitement opportuniste, alors le restaurateur percevrait clairement mon « type » (un opportuniste) et n’aurait plus d’intention bienveillante à mon égard (il me servirait du porc mexicain ou autre chose). En ne donnant rien, je tuerai par conséquent la coopération qui peut s’instaurer. Si on peut supposer qu’une partie des clients du restaurant sont des clients réguliers, une telle réciprocité positive peut très bien supporter la coopération et fournir au restaurateur des revenus dignes de ce nom. Tout comme Carlito aide Kleinfeld, en dépit de son intérêt égoïste qui serait de ne rien faire, le client paye le restaurateur, alors qu'il a la possibilité de ne rien donner.
Voilà donc, je trouve, une explication très convaincante (n’est-ce pas Olivier ?) du paradoxe du restaurateur qui propose des repas gratuits et gagne néanmoins bien sa vie.

Bon, j’ai bon là ? j’ai gagné mon repas ???

vendredi 1 mai 2009

Dictionnaire (caustique) de l’économie : « A comme… Accélérateur »


Cette semaine, j’ai décidé de commencer un dictionnaire de l’économie, dont l’ambition n’est que de m’amuser personnellement. Mais je me suis dit que cela pourrait peut être en amuser d’autres. Bien évidemment, le ton se veut un peu caustique, ce qui ne signifie pas que je n’ai pas le plus grand respect pour tous les économistes passés et présents que je citerai dans ces lignes. J’essaierai de produire une lettre par ci par là, en choisissant un concept de la manière la plus objectivement égoïste et arbitraire. Cette semaine, A comme… Accélérateur.

Accélérateur (n. m., du grec « acceleraros», litt. « mettre un tigre dans son moteur »)

Concept macroéconomique selon lequel une augmentation du revenu courant – de la demande- débouche  sur une croissance de l’investissement, c’est-à-dire de la variation du stock de capital, dans les périodes futures. Popularisé par une tribu d’économistes, les keynésiens, qui, bien qu’étant en voie de disparition, n'est pas recensée à ma connaissance dans la liste des espèces menacées établie par le WWF. En fait, invention d’origine en partie française (F. Aftalion) et américaine (JB Clark) mise en lumière au début du 20ème siècle.

Outil abondamment utilisé dans les pays développés dans la mise en œuvre des politiques conjoncturelles lors des années d’après guerre pour relancer les économies, en général couplé à un autre outil, dit « multiplicateur d’investissement », également popularisé par la même tribu dans les années 40.

L’accélérateur (et son corollaire le mécanisme multiplicateur) est fondé sur la croyance selon laquelle l’économie se pilote comme une bagnole, sans avoir intrinsèquement saisi qu’à force d’appuyer sur le champignon, il en découle deux conséquences fâcheuses. La première est que le véhicule devient de plus en plus difficile à contrôler pour le conducteur au fur et à mesure que sa vitesse augmente et par conséquent, à moins de s’appeler Schumacher, on risque la casse. La seconde est que plus on accélère, plus on consomme de ressources économiques – d’essence - qui auraient pu sans doute être utilisées à des choses plus intéressantes. Un certain Milton Friedman (voir sa photo ci-dessus, c'est fou ce qu'il ressemble à Steve Mc Queen),  friand de course automobile, avait  d'ailleurs prévu dès la fin des années 60 que la voiture des keynésiens irait tôt ou tard dans le mur, ce qui est en fait arrivé dans les années 70. Comme quoi ils n’allaient pas si vite que cela..

L’accélérateur forme avec le multiplicateur (voir à la future lettre "m", en deux mots, une autre croyance économique résidant dans le fait qu’une augmentation de l’investissement génère des vagues additionnelles de revenus, en fait la simple idée selon laquelle on peut multiplier des euros comme jadis Jésus multipliait les petits pains) un « moteur à deux temps » (dixit je crois le manuel de Gilbert Abraham-Frois). Du moins c’est comme cela que l’on présentait ces concepts dans les années 80 quand je faisais mes études d’économie.

Cette analogie bagnolesque du moteur économique keynésien "à deux temps" m’a toujours laissé un brin pensif du fait que, au moins depuis l'après guerre, le moteur à quatre temps, infiniment plus efficace, s'est généralisé... Ceci m’inspirait le plus grand scepticisme quant à la portée à venir de cette théorie.

Aujourd’hui, ce principe d'accélérateur déclenche une indifférence théorique à peine polie, et certains économistes pouffent encore (j’en connais quelques uns mais je ne cafterai pas !) du fait que l’on ait pu croire à une vision aussi mécanique des comportements économiques.