samedi 19 septembre 2009

La fin de Watchmen et le jeu de l'effort minimum


Je suis depuis sa sortie en France il y a plus de vingt ans un fan indécrottable de la BD Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, et, je crois, pour de bonnes raisons : complexité du scénario, à niveaux multiples, psychologie fouillée et profondément adulte des personnages, côté profondément politiquement incorrect  et mise en scène graphique digne de Kubrick (c’est d’ailleurs la seule BD qui ait jamais obtenu le prix Hugo, ce qui est la marque d’une certaine qualité littéraire).
Par conséquent, vu que je suis un peu féru de BD, je ne manque jamais de recommander ce livre pour toute personne adulte normalement constituée qui n’a qu’un intérêt médiocre pour la BD en tant qu’art, sans connaître, et qui pense que les fans de comics ont nécessairement moins de 18 ans, sont des inadaptés sociaux qui ne pensent qu’aux jeux vidéo, à surfer sur internet ou à regarder les émissions de télé réalité, entre autres tares.
La preuve que ce n’est pas vrai : j’ai plus de 18 ans…
Si, lecteur, tu ne connais pas l’histoire et que tu :
1) comptes lire la bd,
2) as l’intention de voir le film,
3) te fiches de l’économie – mais alors, je ne vois pas ce que tu fais là –,
(rayer les mentions inutiles, svp), tu peux quitter ce blog et passer ce billet. En effet, je vais (un peu) raconter l’histoire et surtout m’interroger sur quelques implications d’un point de vue économique.
[Bon, en même temps, tout le monde connaît l’histoire de « Madame Bovary », celle d’une bourgeoise esseulée qui finit par tromper son mari et, de remords, se suicide. Cela n’empêche pas de le lire, l’intérêt n’étant pas tellement dans l’histoire résumée à grands coups de serpe sans finesse par la brute que je suis]
Dans l’histoire, une uchronie à vrai dire, située en 1985, une bande d’ex-justiciers masqués est apparemment poursuivie par un tueur de masques, le scénario faisant mine d’être une enquête policière assez banale.
En fait, un de ces ex-vigilantes, Adrian Veidt, une espèce de Richard Branson qui se prend pour Alexandre le Grand, et doté d’une intelligence qui fait de lui l’un des hommes les plus « malins » du monde, immensément riche, conçoit un complot afin de sauver le monde.
Bon, je passe sur les détails, mais, en gros, dans la BD « the smartest man of the world » - Veidt - implante des bombes atomiques d’un nouveau genre dans la plupart des grandes villes américaines, les détruisant simultanément quasi en totalité et faisant des millions de victimes, et fait passer cette attaque pour une attaque extraterrestre. Devant cette nouvelle guerre des mondes post nucléaire, et devant tant de félonie et d’horreur, les russes proposent alors à Nixon une alliance sacrée contre ces agresseurs d’outre-espace, ce qui suspend définitivement toute velléité de conflit entre les deux superpuissances unies contre un ennemi commun à la puissance démesurée (le film trahit la BD d’une manière incroyable mais en fait assez astucieuse je trouve, bien qu’apparemment Alan Moore n’ait pas trop apprécié).
Veidt exulte, il a gagné, a rétabli la paix pour un nouvel âge de prospérité, unissant les peuples et réalisant ainsi le rêve d’Alexandre, tout du moins le croit-il – lecteur, bis repetita, si tu veux connaître la fin, va lire ce chef d’œuvre –
D’un point de vue économique, le fait que les deux superpuissances s’unissent dans un effort commun contre un ennemi redoutable peut être assimilé à un jeu décrit sous le nom de jeu de l’effort minimum, en fait appelé dans la littérature jeu du « maillon faible » (weakest-link (public good) game, inventé par Jack Hirschleifer en 1983). L’idée est la suivante : en s’alliant, les deux pays créent un bien public commun, la protection contre l’ennemi. En effet, si un des deux pays fait l’effort seul, cela ne suffit pas à créer ce bien public et aucune protection n’existe. Au niveau international, si un pays est laxiste en matière de lutte contre le terrorisme, cela diminue le niveau de protection pour l’ensemble de la communauté mondiale, ce quel que soit l’effort particulier que font les autres pays. La sécurité est en fait un bien public mondial (Todd Sandler est l’économiste qui a le plus popularisé cette idée).
L’hypothèse que fait Veidt (le méchant qui a monté le complot) est donc que, face à ce besoin impérieux de sécurité commun, les deux pays, USA et URSS – nous sommes en 1985, avant la chute du mur – vont coopérer et se coordonner sur le niveau d’effort le plus important afin de produire ce bien public. Accessoirement, il fait aussi l’hypothèse que, si cette alliance se fait, elle sera pérenne pour de nombreuses années.
D’un point de vue théorique, rien ne garantit que l’issue choisie par les gouvernements soit l’issue théorique choisie. Supposons que chaque pays doive choisir son niveau d’effort, celui-ci étant égal à 0 ou 1. Cet effort est coûteux (il coûte 1 s’il est réalisé pour simplifier). Le bien public (la sécurité mondiale) n’est produit que si les deux pays réalisent l’effort maximal, générant un gain de 2 (la somme des efforts) pour les deux pays, et n’est produit dans aucun des autres cas – d’où le terme de maillon faible, celui-ci déterminant le niveau de résistance de la chaîne. Le jeu peut être représenté ainsi :

 
En fait on est en présence d’un jeu de coordination, dans lequel plusieurs équilibres de Nash (en stratégies pures) existent : un équilibre où les deux coopèrent et produisent de facto le bien public, et un équilibre où aucun ne coopère (le phénomène habituel de passager clandestin). Il ya également un équilibre en stratégies mixtes, chaque joueur adoptant une certain probabilité de faire l’effort s’il suppose que l’autre a une certaine probabilité de réaliser l’effort (sauf erreur de ma part, la probabilité de coopérer étant de 1/3 et celle de ne pas coopérer de 2/3). C’est surtout un dilemme social, puisque qu’un des équilibres est meilleur pour la communauté mondiale (Pareto-dominant comme on dit en théorie des jeux), celui où les deux pays font l’effort –la somme des gains est de 4, supérieure à la somme des gains de toute autre issue collective.
Il y a donc une relative indétermination de l’issue du jeu. Dans Watchmen, la première fois que le jeu est joué, les pays choisissent le niveau conforme à l’optimum de Pareto, donc tout va bien. Mais on peut penser que ce jeu est répété (sans doute à l’infini, ce qui d’un point de vue théorique, donne encore une certaine indétermination sur l’issue). Plusieurs travaux expérimentaux sur le jeu du maillon faible avec répétition (mais répété de manière finie), Croson et al., 2005 et également une étude que David Masclet, Eric Malin et moi-même avons réalisée il y a quelque temps, montrent que le niveau de coopération est rarement aussi bon que celui réalisé en première étape dans Watchmen, et, surtout, que ce niveau de coopération, comme pour tout jeu de bien public tend à décroître au cours du temps, comme le montre le graphique ci-dessous :
 
Dans notre expérience, les sujets étaient par groupe de 4, pouvaient réaliser des niveaux d’effort de 0 à 20 et le niveau de bien public était égal à deux fois le niveau minimum d’effort choisi par les sujets au sein du groupe de quatre. Chaque sujet dans ce traitement devait réaliser son choix d’effort sans connaître le niveau d’effort choisi par ses partenaires. Comme le montre le graphique au-dessus, le niveau d’effort moyen au sein du groupe est clairement inférieur à 20 (l’optimum de Pareto) et décroit avec les répétitions.
Donc, somme toute, l’hypothèse faite par Veidt de la stabilité de la paix nouvellement instaurée est un peu hasardeuse… Mais comme c’est l’homme le plus malin du monde, il doit bien avoir son idée, non ?
En fait, dans l’expérience que nous avions réalisée en 2005, nous avions étudié un traitement dans lequel les joueurs devaient contribuer les uns après les autres, chaque joueur observant la contribution des précédents (le jeu d’effort minimum est séquentiel). Or, dans ce traitement, les contributions moyennes tendent, le jeu étant répété, vers le niveau d’effort maximum.
En clair, si les USA observent l’effort de l’URSS en matière de sécurité avant qu’ils choisissent le leur (ou vice-versa, peu importe l’ordre), il y a de bonnes chances que l’équilibre de la paix mondiale soit maintenu très longtemps…
Trop fort, cet Alan Moore….

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