samedi 12 septembre 2009

Le jeu du "bon" et du "truand"




Aujourd'hui, au lieu de vous parler de sujets totalement accessoires comme la taxe carbone ou la menace du ministre du Budget concernant les 3000 contribuables immoraux, la rémunération des banquiers, ou la crise économique, j’ai décidé de  vous parler d’un vrai sujet sérieux, en l’occurrence du film de Sergio Leone, « le bon, la brute et le truand » que j’ai revu récemment.
En fait, cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé de cinéma et des multiples possibilités d’illustration de la théorie économique qu’il permet.
Au début du film, l’ignoble Tuco (le « truand »), incarné magistralement par Eli Wallach conclut un pacte avec Blondin (le « bon »), interprété par Clint Eastwood. Recherché dans la plupart des états de l’Ouest, les autorités promettent pour sa capture 3000$. Les deux complices mettent alors au point une arnaque dans laquelle Blondin « capture » Tuco, le remettant aux autorités locales, et empoche la récompense. Celui-ci est immanquablement condamné à être pendu haut et court, compte tenu de son passif judiciaire. Au moment fatidique où la corde enserre le coup de Tuco, Blondin, caché à quelques encablures de là, ajuste d’un tir de carabine la corde et la coupe aussi sûr que 2 et 2 font 4. Les deux partagent la somme, chacun empochant donc 1500$. Le partenariat dure un certain temps avant d’être unilatéralement dénoncé par Blondin, qui part sous les injures de Tuco avec les 3000$.
Bien évidemment, c’est l’aspect stratégique du jeu qui m’a intéressé dans cette histoire…  En effet, quelle est l’incitation de Blondin à couper la corde ? S’il la rate, il empoche les 3000$ au lieu de 1500$ et aucune rétorsion n’est à attendre puisque le pauvre Tuco serait expédié ad patres. Le jeu peut se résumer ainsi : Tuco accepte d’être capturé ou non, puis Blondin coupe la corde ou ne la coupe pas. Si on suppose que ce jeu séquentiel est répété une fois, il est improbable que le partenariat puisse exister. En effet, l’arbre du jeu sous sa forme extensive est le  suivant :
 

Théoriquement, l’équilibre du jeu est que Tuco n’accepte pas un tel partenariat s’il suppose que Blondin est opportuniste et égoïste.
Certains vont me dire que Blondin peut avoir une certaine moralité et qu’il ne veut pas tromper la confiance que Tuco a mise en lui. Ceux qui connaissent le film savent que cette explication n’est pas totalement convaincante, le « bon » se démarquant très peu du « truand » du point de vue de la moralité.
Ce jeu ressemble en fait au fameux « trust game » inventé par Berg, Dickhaut et Mc Cabe, 1995. Dans ce jeu, un « envoyeur » reçoit une certaine somme d’argent (10$ par exemple) et doit décider d’en envoyer une partie à un répondant, la somme envoyée étant multipliée par 3. Le répondant doit alors décider quelle part il renvoie à l’envoyeur. L’équilibre d’un tel jeu est comparable à celui du jeu du bon et du truand, la structure également, puisque l’intérêt du répondant étant de tout garder pour lui, la meilleure stratégie pour l’envoyeur est de garder ses 10$ et de ne rien envoyer. Cet équilibre de Nash est sous-optimal puisque le meilleur pour les deux joueurs serait que le premier envoie la totalité des 10$, ce qui générerait 30$. Peu importe le partage décidé ensuite par le répondant, les optimums de Pareto étant tous caractérisés par un gain total de 30$ avec différents partages possibles de cette somme de 0.01$ pour l’un vs 29.99$ pour l’autre en passant par 15$ vs 15$. La situation est similaire pour Blondin et Tuco, puisque l’équilibre de Nash les conduit à ne rien gagner alors que l’optimum de Pareto pour les deux serait effectivement que Tuco accepte d’être capturé et que Blondin coupe la corde.
Les expériences de laboratoire faites sur ce jeu ne donnent bien évidemment pas du tout ce résultat, que ce jeu soit répété ou qu’il soit fait en one shot. Les niveaux de confiance sont assez élevés pour l’envoyeur, celui-ci faisant parvenir plus de la moitié de sa dotation au répondant. Toutefois, la confiance n’est guère payée en retour, le répondant (qui obtient en moyenne entre 15$ et 18$ si l’envoyeur envoie entre 5 et 6$) renvoyant autour de 6$ en moyenne. En clair, les répondants se contentent de rembourser l’envoyeur… (voir le graphique ci-dessous, tiré d’un jeu en classe réalisé par Charles A. Holt sur la base d’une dotation de 10$ avec un facteur 3 qui multiplie la somme envoyée, et deux traitements, l’un comportant un design strangers (les partenaires changent à chaque période de jeu) et l’autre un design partners). En fait, le niveau de confiance, contrairement à l’intuition, semble même un peu moins bon quand les joueurs restent ensemble plusieurs périodes (partners design).
 
Si on transpose ces résultats empiriques, on comprend que Tuco accepte le deal : tout se passe comme s’il envoyait 1000$ dans le cadre du « trust game », générant ainsi 3000$, et que Blondin acceptait de lui renvoyer la moitié de la somme. Blondin est même plus généreux que les sujets ci-dessus, puisqu’il pourrait négocier sur la base d’un renvoi de 1000$ à Tuco, lui gardant 2000$.
[Blood and guts !, les sujets expérimentaux sont-ils encore plus opportunistes que des héros de westerns spaghetti ? Sujet de thèse possible, je vous l’offre en bonus].
Or, dans le film, Blondin trahit finalement Tuco (mais en ayant la delicate attention de couper la corde avant), lâchant à son truand de partenaire : “The way I figure, there's really not too much future with a sawed-off runt like you”.
Une autre explication est possible. J’ai supposé avec un brin de roublardise, que le jeu n’était répété qu’une fois, ce qui n’est pas le cas dans le film. On peut même supposer que le jeu est virtuellement répété à l’infini. Dans ce cadre, la coopération peut tout simplement émerger si on suppose que la préférence pour le présent de Blondin n’est pas trop forte. En effet, il doit choisir entre 3000$ une fois (disons « tout de suite « ) ou 1500$ répété à l’infini. Par conséquent, il choisit 1500$ répété à l’infini si son taux d’escompte est inférieur à 50% (3000$ =1500$ /a, d’où a=0.5). On retrouve en quelque sorte une conclusion classique par exemple dans les « super-jeux » de collusion (des jeux répétés à l’infini, voir Schotter, A. (1976), « infinitly repeated norm-assisted games », document de travail à ma connaissance non publié, ou Friedman, J (1977), Oligopoly and the theory of Games, North Holland) est précisément que la collusion (la coopération) peut émerger si les taux d’escompte des joueurs ne sont pas trop élevés…
Le défi qui reste à expliquer est le suivant : pourquoi Blondin est-il d’abord d’accord, répète le jeu un certain nombre de fois, puis renonce au partenariat ? C’est une forme d’incohérence temporelle. Mais heureusement qu’elle existe, car sinon le film ne pourrait prendre le tour réjouissant qu’il a à partir de cette trahison de Blondin…
PS : Jean-Edouard de Mafeco me signale (cf premier commentaire de ce post) un billet très proche qu'il a écrit sur le même thème il y a quelques mois. Le lien est ici . Je jure par mes grands dieux que je ne connaissais pas ce post ! Donc il faut que je rende à Jean-Edouard ce qui est à Jean-Edouard, il a eu en premier l'idée, que ce billet soit un hommage et un clin d'oeil à Mafeco..

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