dimanche 1 novembre 2009

Les frères Farrely, l'information cachée et le biais d'optimisme



En dépit de la clémence météorologique, la déprime hivernale s'approchant à grands pas, j'ai décidé, pour me remonter préventivement le moral, de visionner une comédie des frères Farrelly dont je suis un brin fanatique. La plupart de leurs films récents semblent ressortir du genre comédie romantique anglo-hollywoodienne, genre « coup de foudre à l'enterrement » - film de circonstance en ce 1er novembre de Toussaint - ou « quatre mariages à Notting Hill », à moins que je me sois emmêlé les pinceaux dans les titres.
[ De toute façon tous ces films ont le même scénario et sont a peu près interchangeables donc, lecteur, tu peux n'en voir qu'un ].
Toutefois, la différence de leurs films (les plus connus « Mary à tout prix » et « fous d'Irène ») avec le standard de ce genre est précisément le mélange d'un mauvais goût absolu pour des gags que je ne peux même pas décemment raconter ici, d'un refus absolument réjouissant du politiquement correct et de ces canons de la comédie romantique susnommée... Bon, bref, j'empoigne l'un de leurs derniers opus avec Ben Stiller dans le rôle titre « Heartbreak kid » en VO, « la femme de mes rêves » en VF - cherchez l'erreur pour la traduction - et le découvre avec une certaine délectation.
Le début de l'histoire : Eddie, un quarantenaire célibataire se fait régulièrement casser les pieds par son entourage qui lui assène son anormalité de ne pas être « casé » à son âge avancé. A l'issue d'un mariage où, invité, il a eu le plaisir de subir les sarcasmes de plus d'une centaine d'invités, il tombe par le plus grand des hasards sur une superbe créature blonde qui a le visage de la perfection et qui semble ne pas être indifférente à son charme.
 A ce stade du film, trois options sont possibles :
 1) Il se dit « C'est une occasion en or, fonces, il faut l'épouser ! »
 2) Son instinct de grand fauve de la toundra lui suggère de se méfier d'une telle perfection qui sent le piège, et il fuit la belle (mais il n'y a plus de film alors que seules 10 minutes viennent de se passer)
 3) Il est enlevé par des extraterrestres (non, c'est un autre film celui-là).

C'est bien sûr la première option qui est gaillardement choisie par Eddie, qui épouse la créature de rêve deux mois plus tard. Bien sûr, la ficelle scénaristique est évidente : Eddie va découvrir durant leur voyage de noces au Mexique que la belle est en réalité un véritable cauchemar. Endettée jusqu'au cou, elle a sniffé de la coke toute sa jeunesse ce qui occasionne pas mal de petits problèmes physiologiques, travaille bénévolement pour le WWF, et de manière globale est complètement à côté de ses pompes. Le pauvre Eddie va donc vivre une expérience humainement éprouvante et hilarante pour nous spectateurs.
 D'un point de vue économique, il y des dizaines de façons d'évoquer ce problème. La plus simple consiste à comparer la belle à une loterie avec deux issues possibles, l'une catastrophique (la belle Lila est folle à lier et ruine Eddie) et l'autre géniale (la Belle est la femme parfaite et Eddie accède à la félicité). Deux décisions sont possibles, l'épouser tout de suite et découvrir l'issue une fois marié, ou vivre avec elle quelque temps pour acquérir de l'information. Si on regarde cela avec la lorgnette de la théorie de la décision, si on suppose qu'aucun gain additionnel n'est à attendre du mariage en comparaison du concubinage, la seule décision rationnelle est de vivre quelque temps avec elle pour découvrir l'état de la Nature. Donc Jeff n'est pas un homo oeconomicus rationnel, ce quelle que soit son attitude vis-à-vis du risque.

Une autre manière de voir les choses que je vais développer un peu plus est celle de l'asymétrie informationnelle. La belle s'assimile à un « bien » de qualité incertaine (désolé, je sais bien que cette phrase va me valoir des réactions de mes lectrices féminines mais, bon, je ne voyais pas d'autre manière de le dire, et puis, j'aime bien un peu de provocation) et nous nous trouvons dans le classique problème de Lemons à la Akerlof. Mais précisément, si nous étions dans un problème à la Akerlof, la rationalité économique devrait pousser mon bon Eddie à fuir de toutes ses jambes. Si Lila possède une information sur sa propre qualité que je n'ai pas – je connais uniquement la distribution des « qualités » dans la gent féminine – alors je devrais éviter de l'épouser.
Le comportement d'Eddie, justifié par le ressort comique du film, a t-il toutefois un fondement comportemental empiriquement observé, et qui contredirait un modèle théorique de décision suffisamment simple ?
En fait, dans les situations où il s'agit d'évaluer des perspectives, il est connu que les individus souffrent d'un biais d'optimisme. Ce biais les pousse à surestimer la probabilité de gains et à sous-estimer la probabilité de pertes. Ce biais comportemental n'est pas forcément bon pour les individus puisqu'il les pousse à estimer de manière irréaliste les issues futures liées à leurs décisions courantes. Il peut les amener par exemple à épargner de manière insuffisante notamment.
John Hey, un expérimentaliste bien connu, a défini un optimiste comme quelqu'un qui  préfère une perspective  de gagner 100€ si E se réalise et 0€ sinon à une perspective de gagner 0€ si E se réalise et 100€ sinon. Bref, c'est quelqu'un qui, en l'absence d'information additionnelle, applique une probabilité subjective pour E plus grande que 50%. L'exemple classique de biais optimiste est celui de la majorité des conducteurs qui se déclarent spontanément comme des conducteurs plus prudents que la moyenne (Svenson, 1980). Ce biais est extrêmement fréquent. En particulier dans les problèmes d'information cachée.
Par exemple, dans un jeu en classe que j'ai reproduit à de nombreuses reprises (encore basé sur l'excellente application Veconlab de Charles A. Holt, dont j'ai souvent parlé), des étudiants sont groupés par paire, l'un jouant le rôle d'un vendeur, l'autre d’acheteur. Le vendeur est mis en possession d'un bien dont la valeur lui est communiquée de manière privative. L'acheteur connait la distribution possible des valeurs et doit alors faire une proposition d'achat au vendeur. On suppose que le vendeur est capable de faire fructifier le bien de 50% s'il réussit à l'acheter. Par exemple, s'il achète un bien (une entreprise) qui vaut 30, alors il gagnera l'équivalent de 45 (1.5*30). Il faudra alors déduire de ce gain la valeur du prix acquitté auprès du vendeur. Si le prix accepté est de 35€, alors il restera 45-35=10€ à l'acheteur. Une fois la proposition faite au vendeur, celui-ci peut accepter la proposition, et gagner 35€ ou refuser et garder son affaire (il gagne alors les 30 €). Supposons que la valeur des affaires soit échelonnée entre 0€ et 100€ de manière totalement uniforme : chaque valeur entière a la même probabilité de sortir et par conséquent la valeur espérée des affaires est de 50€. En tant qu'acheteur potentiel, que nous suggère la théorie économique dans une telle situation?
La réponse est imparable : proposer un prix égal à 0€.
Pourquoi cela ? Si les valeurs possibles sont échelonnées entre 0€ et 100€, alors proposer un prix égal à 100€ me donne une probabilité de 100% que le vendeur accepte. Si je propose un prix égal à 0€, alors je n'ai aucune chance que l'acheteur accepte. En clair, ma proposition de prix détermine la probabilité que je réussisse à acheter l'affaire. Si je propose 50€, la moitié des affaires ont potentiellement une valeur supérieure et aucun acheteur dans cet intervalle n'acceptera mon offre, alors que, l'autre moitié des affaires ayant une valeur potentielle inférieure ou égale à 50, tous les acheteurs dans cet intervalle accepteront mon offre. Donc quand je propose 50€, la probabilité que je l'emporte est de 50%, quand je propose 70€ 70% etc. Une chose est de maximiser ses chances de l'emporter, une autre est de savoir ce que je vais gagner. Supposons par exemple que je propose 70€ en tant qu'acheteur. Ma probabilité de réussite est donc de 70%. Mais en proposant 70€, j'exclue d'emblée toutes les affaires ayant une valeur supérieure à 70€, les vendeurs préférant les conserver plutôt que d'accepter mon offre. Par conséquent, en proposant 70€, je ne peux obtenir que les affaires dont la valeur est inférieure ou égale à 70€. Un vendeur dont l'affaire à une valeur nulle va accepter, tout comme potentiellement le vendeur qui a une affaire qui vaut 70€. La valeur espérée de ces affaires que je peux espérer obtenir en tant qu'acheteur est donc de (0€ + 70€)/2 soit 35€.
C'est là où le bât blesse : si la valeur espérée des affaires que je peux emporter est de 35€, alors je vais en retirer 1.5*35€=52,5€. Mais je dois retirer de cela ma proposition, soit 70€. Par conséquent la valeur espérée nette que je peux retirer d'une telle proposition est 52,5 – 70 = - 17,5 euros. Je perds donc de l'argent. Peu importe la probabilité que j'ai de l'emporter (dans l'exemple 70%), la valeur espérée nette est toujours négative dans un tel jeu pour les paramètres que j'ai indiqués (70%*-17.5= - 12,25 €). Par conséquent, la seule décision rationnelle est de proposer 0€, toute proposition de prix positive étant assortie d'une perte espérée.

Pourtant, quand on fait jouer ce jeu, on constate avec un brin de surprise que la plupart des prix proposés sont entre 45€ et 75€. Et les pertes des acheteurs sont donc très fréquentes, en moyenne autour de 25 euros, les gains très rares. Quand on demande aux participants pourquoi ils ont agi comme cela, ils répondent qu'ils ont pensé qu'en moyenne les affaires valaient 50€, et que, pouvant les faire fructifier à hauteur de 75€ en valeur, leur disposition à payer s'étalait logiquement entre la valeur minimale de 50 et le valeur maximale de 75. En définitive, les participants font preuve d'une rationalité « limitée » et ne voient pas que la proposition d'achat qu'ils font disqualifie les affaires dont la valeur est supérieure. Par conséquent, la valeur espérée ne peut être de 50 quand on fait une proposition de 50€ : elle n'est en réalité que de 25€ ((0+50)/2). On peut interpréter les résultats de multiple manière mais il semble clair que le biais d'optimisme joue un rôle : les acheteurs surestiment les gains et sous-estiment les pertes potentielles.

Le biais d'optimisme n'est pas un mince problème. La plupart des évaluations socioéconomiques de grands projets publics sont entachés de ce biais d'optimisme : les coûts sont en général sous-estimés, le niveau de la demande future surestimé et les avantages également. L'écart entre les prévisions ex ante et les réalisations ex post est parfois incroyable, mais est surtout quasi-systématique (celui qui a le plus travaillé sur ce problème est Bernt Flyvberg). Pour reprendre un exemple paroxystique, le coût de construction du tunnel sous la Manche a été sous-estimé de 80%, et le trafic réalisé la première année n’a représenté que 18 % du trafic prévu ex ante (voir l’ouvrage de Flyvberg et al, 2004)).

Ce n'est pas une blague du tout, c'est un des faits stylisés les mieux établis en matière d'investissements publics et d'évaluation de leur rentabilité. A tel point que le très sérieux HM Treasury (l'équivalent britannique du Ministère du Budget) a mis au point une procédure visant à intégrer dans l'évaluation des projets le biais d'optimisme de manière à en réduire les effets potentiellement désastreux (lecteur, si tu ne me crois pas, va voir ici ....
Peut être qu'en fait, les administrateurs du Her Majesty Treasury sont, comme moi, fan des films des frères Farrelly, et après avoir vu Heartbreak Kid, ont pondu cette procédure...

4 commentaires:

  1. Il me semble qu'il y a deux biais distincts:
    _Le malheureux Eddie est vraisemblablement victime de la malédiction du gagnant (Winner's curse). Il ne parvient pas à intégrer l'information que lui fournissent tous les non-prétendants de Lila.
    _Pour ce qui est des investissements publics, on peut aussi se demander si les promoteurs de ces projets n'ont pas intérêt à être optimistes.

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  2. A jean
    pour le winner's curse, d'accord, encore que dans la version initiale de la malédiction du vainqueur, on soit plutôt en présence d'incertitude commune symétrique.
    pour les investissements publics, la vérité sort de la bouche des bloggers, moi je n'ai rien dit (Mais Daniel Kahneman a dit exactement la même chose là dessus)
    LDB

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  3. @LDB:
    Désolé si j'ai été agressif. Je voulais proposer juste proposer et avoir votre avis sur une interprètation complémentaire.

    Pour les travaux publics, on peut bien sûr noter que les actionnaires d'Eurotunnel avaient tout intérêt à ne pas être trop optimistes.

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  4. @Jean
    Pas de pb, je n'avais pas trouvé votre commentaire particulièrement agressif et je pense que vous avez raison à 200% pour la manipulation stratégique des prévisions de la part des porteurs de projet...

    Par contre, pourquoi dites vous que les actionnaires d'eurotunnel avaient intéret à ne pas être trop optimistes? Un biais optimiste peut conduire à faire enfler la valeur du titre si ce biais est partagé par tout le monde ex ante...
    LDB

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