vendredi 13 novembre 2009

Pandémie de grippe A, vaccination et cascades informationnelles



L’autre jour, occupé à batailler avec ma pelouse avec toutes les difficultés dont j’ai déjà parlé  ici, j’ai observé que, au fur et à mesure du temps, mes voisins, qui ont des superficies comparables à la mienne, s’équipent de petits tracteurs censés représenter le nec plus ultra de l’art tondinologique…
Je me suis alors dit que, puisque mes voisins font cela, c’est qu’ils ont une bonne raison, et que je ferai peut être bien d’y réfléchir moi-même. Au-delà de leur côté ludique et sans effort, peut être que ces petites machines sont une solution adaptée à mon problème d’élimination récurrente de mon surplus pelousier.
Puis, la volonté de prendre du recul par rapport au problème décisionnel n’étant jamais très loin pour ce qui me concerne, je me suis demandé ce qui pouvait m’amener à penser cela. Après tout, peut être que tous mes voisins ont commis une erreur en achetant cet équipement la plupart du temps surdimensionné et surtout beaucoup plus enquiquinant à entretenir et réparer sans doute qu’une simple tondeuse thermique….
En clair, il y a une chance non négligeable que l’adoption de ces mini-tracteurs dans la campagne environnante de la part de ces rurbains que nous sommes tous soit la matérialisation de ce que l’on appelle une mauvaise cascade informationnelle.
L’actualité m’a alors rappelé que nous sommes souvent en présence de problèmes de cascades informationnelles.
En effet, depuis quelques jours, la Ministre de la Santé essaye apparemment vainement de convaincre la population qu’il est urgent et impératif qu’une grande partie d’entre nous se fasse vacciner contre le virus de la grippe A. Nombreux parmi  nous tergiversent encore… Que faire ?
Il est possible de considérer que la valse hésitation des français sur le fait de se vacciner contre la grippe H1N1 puisse déboucher potentiellement sur deux cascades informationnelles, l’une dans laquelle tout le monde ou presque se vaccine, l’autre dans laquelle personne ne le fait…
Qu’est-ce qu’une cascade informationnelle ? Basiquement, c’est une situation dans laquelle les individus ont à prendre une décision et avant de la prendre, observent la décision qui a été prise par leurs «  voisins ». Ils peuvent disposer par ailleurs d’une information privée qui leur donne une indication sur la nature de la bonne décision. Toutefois, le fait d’observer que mes voisins décident A alors que je reçois un signal privé qui m’indique que B est la bonne décision, va m’amener à choisir la décision A. En clair, il s’agit de comportements grégaires dans lesquels les individus négligent leur information privée pour se conformer à la majorité des décisions. Bien évidemment, ce comportement grégaire peut se répéter pour une suite importante d’individus, jusqu’à ce que, peut être, l’ensemble des individus réalise avoir commis une énorme bêtise…
Il ne faut pas négliger la possibilité d’expliquer les comportements apparemment les plus sophistiqués par l’hypothèse grégaire, et, en matière de pandémie, un tel facteur n’est sans doute pas à négliger. Par exemple, l’existence de cascades informationnelles peut être un élément expliquant les krachs boursiers : si un trader se demande s’il doit ou non acheter le titre Z, sachant qu’une de ses relations de confiance lui a affirmé que l’entreprise Z était absolument saine, et qu’il observe qu’une quantité importante d’ordres de vente sur Z sont passés, il peut décider de suivre ce comportement. Comme le disait Keynes, “Worldly wisdom teaches that it is better for reputation to fail conventionally than to succeed unconventionally”.
Le comportement grégaire peut s’observer sur les marchés financiers comme dans nos décisions les plus quotidiennes : combien d’entre nous ont offert à Noël des cadeaux sous prétexte que, au moment des achats, nous avions observé que ces cadeaux s’envolaient comme des petits pains ? Et nous voilà arrivés à offrir une console wii-fit à notre grand-mère de 85 ans qui a toujours son téléphone en bakelite noir… Résultat : la console dort du sommeil de l’injuste au fond d’une armoire morvandelle.
Bon, mais tant que l’on n’a pas observé de près ces cascades, on est toujours près à rationaliser ex post nos décisions, trop intelligents que nous sommes pour tomber dans le piège des cascades informationnelles et du conformisme.
Il se trouve que récemment, j’ai eu la chance d’observer des phénomènes de cascade informationnelle lors de la réalisation d’un jeu en classe. Le protocole du jeu est très simple. Deux urnes « virtuelles », l’une dite « rouge », l’autre dite « bleue » peuvent être utilisées pour tirer au sort des boules. L’urne bleue contient deux boules bleues et une boule rouge, tandis que l’urne rouge contient deux boules rouges et une boule bleue. Au début de chaque période de jeu, une des urnes est tirée au sort sans que le résultat du tirage au sort soit indiqué aux participants et servira pour l’ensemble de la période. Ensuite, chaque participant doit, l’un après l’autre, former une prévision sur l’urne qui a été tirée au sort. Pour établir cette prédiction, il dispose de deux informations : d’une part, le résultat du tirage au sort d’une boule dans l’urne dont il ne connait pas la nature (on lui dit simplement que la boule est bleue ou rouge, et cette information est privée) et d’autre part on lui donne les prédictions qui ont été établies par les participants qui le précèdent. Par exemple, s’il est en troisième position, il peut observer les prédictions faites par les deux premiers joueurs (le premier a par exemple dit « urne rouge », le second « urne bleue ») et observe par exemple que la boule tirée dans l’urne inconnue est « bleue ». Si la prévision s’avère correcte, il gagne 2€, et en cas de prévision incorrecte 0.5€. Bien évidemment, les boules tirées au sort sont remises dans l’urne et les tirages sont donc complètement indépendants. A chaque période, du reste, on tire une nouvelle urne au sort, sachant que chaque urne a la même probabilité de sortir (50%).
C’est le genre de jeu dont les résultats sont, contrairement à beaucoup d’autres jeux expérimentaux, assez aléatoires, le phénomène de cascade informationnelle étant assez fragile. En ce sens, il est assez comparable, et pour cause, au jeu de bulle financière dont j’ai parlé ici. Il est alors toujours surprenant et excitant pour un enseignant de les observer in situ ou plutôt in labo
Prenons un exemple concret : lors d’une période de ce jeu (la cinquième), dans un groupe de 4 participants, voilà ce qui s’est passé :



Le premier joueur a observé une boule bleue, et, contre toute logique (il n’applique pas la révision bayesienne des probabilités qui lui indique qu’il y a maintenant deux chances sur trois que l’urne inconnue soit l’urne bleue et devrait donc prévoir que l’urne est bleue), il prévoit que l’urne rouge est utilisée au cours de cette période. Pour le second joueur, le dilemme est réel : il observe une boule bleue mais voit également que le joueur qui le précède a choisi de dire « rouge ». Dès lors, comme il n’y a aucune raison que les joueurs mentent (il n’y a pas de réelle interaction stratégique dans ce jeu), les signaux qu'il a reçu vont en sens opposé. Par conséquent, la probabilité, compte tenu des informations dont il dispose, est donc de 50%. En effet, initialement, la probabilité d’avoir l’urne bleue est de 50%, mais le fait d’observer qu’une boule bleue a été tirée au sort la fait passer à 0.67. Toutefois, la décision de mon voisin précédent la fait à nouveau revenir à 50% (il a prévu « rouge »), ce qui fait que, en tant que joueur en seconde position, je n’ai pas d’élément probant m’indiquant clairement quelle urne est utilisée. Note, lecteur…
[J’adore cette expression, comme si tu allais prendre ton bloc, une tablette de cire ou un ordinateur, tout dépend de ta technologie, et noter vraiment ce que je suis en train de raconter]

…Donc, note, lecteur, comme je le disais avant d’être très incorrectement interrompu par moi-même, que si le premier joueur avait donné une prévision conforme à son signal, il y avait de grandes chances que le second joueur dise « bleu » et il aurait à la fin gagné 2 euros, puisque c’est bien l’urne bleue qui a été utilisée pour cette période.
Ici, une cascade incorrecte s’est mise en œuvre, l’ensemble du groupe ayant été amenée à prévoir que l’urne rouge était utilisée alors qu’en fait c’était bien l’urne bleue. Le gain du groupe est en conséquence quatre fois plus faible que si une « bonne » cascade s’était réalisée (une situation dans laquelle tout le monde aurait prévu « bleue »).
Comme l’ont montré Anderson et Holt (1997) dans un article publié dans l'American Economic Review, ces cascades viennent en grande partie d’un biais de comportement qui consiste à ne pas appliquer correctement la règle de révision bayesienne des probabilités. Par ailleurs, les résultats expérimentaux qu’ils obtiennent sont assez impressionnants : sur les 122 périodes qu’ils ont fait jouer à différents groupes de joueurs, 87 ont été des cascades, qu’elles soient « bonnes » ou « mauvaises ». Les comportements grégaires sont donc loin d’être exceptionnels…
Le conformisme est par exemple le thème central de "l'invasion des profanateurs de sépulture", film réalisé dans les années 50 par Don Siegel et qui a fait l'objet d'un remake par Abel Ferrara il y a quelques années (la photo ci-dessus).
Il y a fort à parier que la position d’expectative dans laquelle nous nous trouvons tous face à cette décision de vaccination favorise l’apparition d’une cascade informationnelle, qu’elle soit négative ou positive. Espérons que le choix collectif qui en découlerait corresponde ex post à une cascade « correcte », qui maximisera le bien être social. Mais rien n’est moins sûr…

4 commentaires:

  1. Pardonne cette remarque, mais "note" est impératif, amha, donc sans "s".
    Mais qui n'a jamais photé, ....
    Bon courage pour ce nouvel environnement et bravo pour ce blog.
    J@@

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  2. A Anonyme,
    merci pour la remarque et pour votre enthousiasme...
    Désolé pour la faute (corrigée dans le texte), et je n'aime pas faire des photes d'hortaugraf. Mea maxima culpa comme disait l'autre.

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  3. Bon on va dire que je chipote mais la photo est bien celle d'un remake de "L'invasion..." mais pas celui de Ferrara (qui date de 1993) mais celui d'Olivier Hirschbigel (de 2007, sous le titre assez recherché de : "The Invasion").

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  4. décidement, que d'erreurs dans mon post... Merci OSC, je me disais bien que Kidman n'était pas dans le film de Ferrara (un peu trop glauque pour elle à mon avis!)
    LDB

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