Un reportage récent dans l'émission "l'effet papillon" du 6 février sur Canal Plus en clair m'a donné l'idée du billet d'aujourd'hui. Ce reportage portait sur l'implication croissante de fausses armes à feu en plastique dans les braquages. Un fait divers tragique ouvrait le reportage, un braqueur ayant été abattu par la police qui s'était alors rendu compte à l'issue des événements que celui-ci ne pointait qu'une arme en plastique vers elle.
Comme le précise un policier dans le reportage en question, le code pénal ne fait en effet aucune distinction entre une arme factice et une arme réelle dans l'appréciation d'une situation de légitime défense. Par conséquent si on braque un policier avec une arme factice et qu'il nous tire dessus s'estimant menacé, alors rien ne pourra être opposé à son acte. Du reste, l'article 338 du code pénal, d'après ce qui est dit dans le reportage (je ne suis pas juriste, donc j'espère que cela est vrai), ne fait pas de distinction en termes de peine entre un braquage avec une arme factice ou une arme réelle : c'est potentiellement vingt ans de réclusion assortie d'une amende de 150000 euros. Partant de là, un député PS, Bruno Le Roux, s'appuyant sur les exemples du Canada, de la Suisse et de la Belgique, milite pour l'adoption d'un texte de loi obligeant les fabricants de répliques d'armes à feu à les distinguer des armes réelles par l'adjonction d'une couleur spécifique, d'un motif, etc. Ceci rendrait impossible la confusion potentielle entre les deux types d'armes pour quelque personne que ce soit.
Tout cela semble s'appuyer sur un solide bon sens, sauf que, à l'issue du reportage, j'avais de la peine à comprendre l'intérêt en fait d'une telle mesure, ne serait que du point de vue du bien être de la société. Un témoignage m'a en effet troublé : un braqueur, manifestement professionnel, expliquait qu'il se contraignait à utiliser des armes factices car il se mettait ainsi dans l'impossibilité de tirer sur la personne menacée en cas de réaction de sa part à l'agression. Même quand on est un pro du braquage, avec la peur et la montée d'adrénaline propre à la situation d'agression, il est facile disait-il d'appuyer sur la gâchette de manière inconsidérée. Cela lui permettait d'éviter ainsi potentiellement la condamnation à perpétuité en cas d'issue fatale pour la personne blessée. Il voyait donc ces fausses armes comme un moyen de s'empêcher lui-même de céder à sa propre panique afin d'éviter les conséquences tragiques d'un braquage réalisé avec des armes à feu réelles et qui tourne mal. Son raisonnement m'a paru on ne peut plus rationnel.
Pourquoi cela ? A moins de supposer que la disponibilité d'armes factices relativement meilleur marché et plus faciles à se procurer que les armes réelles pousse les braqueurs ou autres petits délinquants à l'acte, ce qui est peut être vrai, je n'ai pu m'empêcher de penser que cette réglementation qui vise à empêcher l'utilisation d'armes factices dans de vrais délits pourrait provoquer plus d'effets négatifs que d'effets positifs.
Envisageons l'impact d'une réglementation des reproductions d'armes factices qui empêche totalement de les utiliser pour menacer sérieusement qui que ce soit. En ce qui concerne les braqueurs professionnels, cela ne changera pas grand chose à leur activité, si ce n'est que le coût d'une arme s'élevant, cela pourrait même les pousser à augmenter le nombre de braquages. Cette situation m'a rappelé un exemple qui illustre l'excellent manuel d'initiation à la microéconomie d'Andrew Schotter que j'aimais bien présenter à mes étudiants, et qu'il appelle le paradoxe de la prévention de la délinquance. Le délinquant y est décrit, pour reprendre l'idée avancée par Gary Becker, comme un homo oeconomicus qui doit décider d'arbitrer de l'utilisation de son temps disponible entre des activités légales et des activités illégales. Bien évidemment, ces activités ont des coûts directs et indirects, d'opportunité par exemple. Dès lors, une augmentation des moyens de police et de la probabilité d'être pris et mis en prison va générer comme d'habitude dans le modèle standard du consommateur deux types d'effets, un effet de substitution et un effet de revenu (voir la figure ci-dessous).
Supposons en effet un individu qui a le choix entre des activités criminelles et des activités légales et qui doit répartir sa dotation donnée une bonne fois pour toutes en temps (8h par jour par exemple) entre ces deux activités. Chaque activité lui procure une rémunération différente, wm le salaire des activités illégales (malhonnêtes) et wh le salaire des activités honnête. Appelons p la valeur espérée du risque d'être pris et sanctionné pour activités illégales, p est constante, mais plus l'individu répartit son temps en activités malhonnêtes et plus il a de chances au total d'être pris (p est un coût unitaire). p peut aussi être vu comme un coût afférent à l'exercice d'une activité criminelle, par exemple le coût des armes que je dois me procurer, des faux-papiers, d'informations diverses, etc. Dès lors, pour chaque unité obtenue de salaire malhonnête, je dois déduire le coût de production de l'activité malhonnête et le coût espéré d'être pris et sanctionné.
Si le gouvernement adopte une réglementation qui empêche tout délinquant d'utiliser une arme factice, cela revient à dire que p augmente, en supposant que les vraies armes soient plus coûteuses que les armes factices à acquérir dans le cadre d'une activité criminelle, ce qui me semble assez évident. Dans ce cas, si le coût de réaliser un braquage augmente, alors cela peut me dissuader de faire des braquages et a alors augmenter la partie honnête de mon activité : c'est l'effet de substitution (ES sur le graphique, celui-ci augmentant le nombre d'heures que j'affecte à l'activité honnête). Mais, comme le coût des activités malhonnêtes augmente, la rémunération des deux activités ne changeant pas, celui produit aussi un effet sur mon revenu : toutes choses égales par ailleurs, mon revenu réel diminue car si le coût de production des activités malhonnêtes a augmenté, le bénéfice que je retire des activités honnêtes et malhonnêtes n'a pas changé. Je suis donc entre guillemées plus "pauvre" (j'essaye d'être le plus intuitif possible, pardon aux microéconomistes "sérieux qui me liraient). Cet effet de baisse de mon revenu réel peut me pousser afin de compenser à augmenter le nombre d'heures que j'affecte à l'activité malhonnête. C'est l'effet revenu. Dans ce cas, l'effet substitution pousse l'individu à être plus honnête, mais l'effet revenu le pousse au contraire à l'être moins. Comme l'effet revenu est ici plus important (il pousse l'individu vers la gauche sur l'axe des abscisses) que l'effet substitution (qui le pousse à droite sur l'axe des abscisses sur le graphique), l'effet total est que l'individu augmente son activité malhonnête.
L'effet net total de la nouvelle réglementation est ici négatif : plus de répression implique plus d'activités illégales. C'est dans ce sens qu'il y a paradoxe, car en rendant plus coûteuse l'activité criminelle, on a incité les criminels au final a augmenter leur effort dans cette activité. En fait, cela revient à dire que les activités criminelles sont un bien Giffen, c'est-à-dire un bien dont la demande croit quand le prix (ou le coût) de ce bien augmente, ce qui est le contraire de l'idée que l'on a sur la demande de biens dit "normaux". C'est apparemment une vision tout à fait possible et sérieuse des activités criminelles, comme le montre cet article très recent (ici, Michael Cain, 2009, Is Crime a Giffen Good?, Journal of Financial Crime). En fait, Battalio et al, 1991, "Experimental Confirmation of the Existence of a Giffen Good", American Economic Review, ont montré que l'existence d'effets Giffen (une demande d'un bien qui augmente quand son prix s'accroit) pouvait s'observer en laboratoire. Ces effets Giffen sont d'ailleurs beaucoup plus fréquents que ce que les économistes supposent habituellement, en se fondant généralement sur l'hypothèse d'une demande des biens qui décroit en fonction du prix. Battalio et al. , 1991 insistent notamment sur le fait qu'il ne s'agit pas tellement d'affirmer que tel ou tel bien est par nature Giffen, mais que pour certains niveaux de prix et de revenus, de nombreux biens peuvent être "localement " des biens Giffen, ainsi que l'avait déjà noté Jack Hirschleifer.
Je n'ai donc pu m'empêcher de penser à cet exemple certes intrigant et un peu artificiel, peu fondé empiriquement, mais qui mets le doigt sur les effets pervers potentiels de politiques publiques incorrectement évaluées, en se fondant sur le bon sens comme semble le faire ce député. Je ne dis pas qu'il a tort bien évidemment, je n'ai aucune étude sérieuse sous la main, mais en-a-t-il une qui évalue correctement tous les impacts de cette réglementation qu'il souhaite faire adopter ? Rien n'est moins sûr... S'appuyer uniquement sur le bon sens et la morale me parait alors extrêmement risqué, surtout quand la vie de personnes agressées est en jeu.
De la bonne analyse comme je l'aime, merci :) Si seulement les gens pouvaient comprendre, comme vous le rappelez en conclusion, que l'économie sert à poser les bonnes questions et à dépasser le Yakafokon, et non pas à dicter des décisions dogmatiques...
RépondreSupprimerAh et pour l'article du code pénal, l'information est juste, mais c'est le 132-75.
Je trouve que le billet passe à côté du point clé du sujet.
RépondreSupprimerAu fond, on se fiche du gain du braqueur putatif. Ce qui nous importe est la perte de la société.
Et la perte potentielle de la société me semble concentrée bien plus sur les conséquences pour les braquages ayant lieu que sur l'évolution positive ou négative du nombre de braquages.
Tous les braquages qui auront lieu seront, sous les hypothèses, effectués avec de vraies armes à feu. Donc avec le risque de perte de sang-froid et donc de meurtre.
Perte énorme pour la société.
Donc même avec une forte diminution du nombre de braquages, on pourrait très bien se retrouver avec une perte sociale nette.
Perte sociale bien plus importante que tout ce que peut générer comme effet le fait de renchérir de 1000€ l'investissement dans l'outil de production du braqueur, qui joue pour de très gros gains et de très gros coûts (des années de prison) devant lesquels le prix de l'arme est certainement ridicule.
D'ailleurs, s'il devait y avoir un effet non négligeable sur la quantité de braquage, c'est justement du coût très important ajouté à la punition du braqueur que ce déplacement d'équilibre viendrait: avant, il prenait x années avec proba p, maintenant il prend x années avec une proba p, plus encore x' années pour meurtre avec proba pp' (p de se faire prendre, p' d'avoir perdu son sang-froid et tué, qui d'ailleurs n'est pas indépendante, car s'il tue, p augmente certainement avec les efforts de la police)
Les anticipations rationnelles du braqueur potentiel lui feront voir ce surcoût qu'il y a à braquer les gens, qui dépasse de plusieurs ordres de grandeur le surcoût d'une vraie arme par rapport à une fausse.
Comme de plus ce surcoût n'est pas un surcoût fixe mais un surcoût variable proportionnel à son activité criminelle (voire plus que proportionnel), on en déduit aisément que la criminalité ne peut QUE baisser (si les braqueurs sont rationnels, bien sur).
Ce qui ne fait que rendre encore plus important le fait de discuter le coût social de chaque braquage (avec son risque accru de mort) pour pouvoir obtenir un résultat intéressant.
@ gregory thurin
RépondreSupprimerMerci pour ce long commentaire qui traduit tout ce qu'il est possible de faire dans le domaine de l'économie du crime. Mon objectif n'était pas d'aller très loin dans cette direction, et je comprends les objections que vous avez. Mais mon objectif n'est pas de faire une analyse économique sérieuse et complète du problème, je ne m'estime pas compétent ; Toutefois, comme le dit VilCoyote dans son commentaire, mon pb était juste de remettre en cause le bon sens simpliste qui prévaut dans l'esprit de certains et juste d'attirer l'attention sur les possibles effets pervers de la mesure. Et en l'occurrence, j'ai tendance à penser, sans avoir le temps d'y réfléchir plus avant, que le fait d'inciter les braqueurs à n'utiliser que de vraies armes à feu est presque sûrement mauvais du point de vue du bien être de la société.. Mais c'est un peu gratuit comme affirmation.
@VilCoyote
RépondreSupprimermerci pour l'appréciation et pour l'article du code pénal !
Même sans armes factices, il me semble tout à fait possible de s'interdire une bavure : il suffit de ne pas charger l'arme réelle, ou de la charger à blanc... Je dirais donc pifométriquement que cette loi n'aurait aucun effet.
RépondreSupprimerTrès bonne analyse mais quid de l'aspect stratégique de la situation ? Si il y a actuellement tout intérêt à choisir une arme factice, les personnes menacées ou les policiers qui interviennent savent qu'avec une forte probabilité l'arme est fausse, dès lors la menace du criminel n'est pas crédible et son arme ne sert à rien. Inversement si tout le monde utilise de vraies armes alors une arme est très crédible, donc j'ai tout intérêt à en utiliser une fausse. Il faudrait enrichir le jeu : je peux par exemple tirer une balle en l'air pour montrer que l'arme est vraie, voire blesser légèrement quelqu'un. Du coup ceux qui ne le font pas seront tout de suite identifiés comme ayant une arme fausse (équilibre séparateur). Mmmh, beaucoup de possibilités.
RépondreSupprimerMerci J-E pour cette remarque très pertinente. En fait j'ai pensé dès le début à l'aspect stratégique du jeu, mais j'avoue avoir été un peu découragé par les possibilités infinies des interactions stratégiques possibles et des issues. J'ai donc choisi de traiter l'aspect le plus évident mais pas forcément le plus intéressant, même si le paradoxe me plait bien ... Je me dis maintenant que peut être un prochain billet dans Mafeco sera peut être écrit là dessus?
RépondreSupprimerOui, je l'ajoute à la liste des cinquante billets que j'aimerais bien écrire un jour si j'ai le temps.
RépondreSupprimerJ'aime bien l'image choisie d'Inside Man :)
RépondreSupprimerSinon, le billet et les commentaires .. superbes.
ayoub ... yeux muets
@ Ayoub,
RépondreSupprimermerci pour le compliment, et inside man m'a paru plutôt bien adapté au sujet!
http://france-info.fr/chroniques-le-plus-france-info-2010-04-21-exclusif-un-braquage-sur-deux-est-commis-avec-une-arme-factice-430941-81-184.html
RépondreSupprimerDe l'eau à vot' moulin.
@VilCoyote
RépondreSupprimerTrès intéressant, merci, cela me rassure qu'une étude sérieuse de cette question soit envisagée au niveau parlementaire, en espérant éviter le piège du bon sens...