Je suis frappé par le fait que le sujet des conséquences économiques de la baisse de la TVA dans la restauration reste essentiellement fondé sur la base d’hypothèses comportementales très simplistes de la part des restaurateurs et des clients. Ici ou là, on nous dit que 80% des restaurateurs devrait répercuter cette baisse de TVA mais sur quelle base ce chiffre est-il avancé ? Comme souvent, aucun élément solide ne me semble étayer cette estimation.
L’anecdote que je m’en vais vous conter témoigne me semble-t-il avec force de l'intérêt d'avoir des modèles comportementaux plus réalistes pour améliorer la prévision que les économistes peuvent faire de l'impact économique de telle ou telle mesure.
Certes, lecteur, tu vas penser que ma démarche est d'une grande rigueur scientifique : je vais prendre un seul cas en étant totalement partial (je suis un client habituel du restaurant dont je vais parler...). Mais bon, comme je l'ai déjà dit, l'introspection est toujours enrichissante, au moins pour tenter de poser correctement la question.
Hier, à l’issue du déjeuner pris dans un restaurant habituel proche de la faculté des sciences économiques, au moment du paiement de la douloureuse, le restaurateur m’apprend qu’il a baissé le prix de sa formule de 50 cts d’Euros. Agréablement surpris dans un premier temps, mon sang d’économiste ne faisant qu’un tour, je lui demande pour quelle raison il a fait cela.
Il m’explique alors que, en ces temps un peu difficiles pour le pouvoir d’achat de tous, il lui avait semblé juste de partager l’allégement de taxe mis en œuvre par le gouvernement avec ses clients. Sa motivation n’était pas du tout de baisser les prix dans l’idée de relancer la demande, car il pensait que l’impact serait relativement marginal de toute façon pour lui.
Frappé par cette explication, j’ai essayé d’y réfléchir un peu. Soyons clairs, il ne s’agit pas de savoir quel peut être l’impact économique de cette baisse pour les restaurateurs, ou globalement pour l’économie française, mais plutôt de m’interroger sur le comportement des restaurateurs à l’égard de cette baisse et comment ils la répercutent sur leurs prix.
D’un point de vue purement individuel, on pourrait penser qu’il s’agit d’un gigantesque dilemme du prisonnier joué entre chaque restaurateur et ses clients. L’impact de la baisse de TVA sur la fréquentation étant potentiellement très faible, la tentation est d’absorber cette baisse pour augmenter la marge économique, quitte à éventuellement embaucher ou investir. Au niveau microscopique, chaque restaurateur peut se dire que baisser de 50 cts sa formule ou le plat du jour ne va pas fondamentalement modifier la demande qui lui est adressée. Mais au niveau global, si aucun restaurateur ne baisse ses prix, il est à peu près certain que, pour le coup, il n’y aura aucun impact sur la demande de restauration au niveau macroéconomique.
Pour autant, il semble qu'une proportion non négligeable des restaurateurs répercute au moins partiellement cette baisse de TVA sur la facture adressée à leurs clients ? Pourquoi faire cela si la plupart jugent que cette baisse n’a probablement aucun impact sur leur fréquentation ? Il s'agit en fait d'un partage de gain potentiel affecté à un seul acteur (le restaurateur) en interaction avec un autre acteur (le client) qui peut estimer pouvoir demander sa part du gâteau.
D’un point de vue comportemental, ce problème de partage du gain me semble très proche de celui décrit dans le jeu de l’ultimatum (inventé par Selten & Guth dans les années 80). Dans ce jeu canonique abondamment étudié en économie expérimentale, un participant A propose un partage d’une somme donnée à un participant B. Le participant B peut accepter ce partage, entérinant alors la proposition faite par A ou refuser le partage proposé. Dans ce cas, chaque participant repart les mains vides.
Que dit la théorie économique sur un tel jeu ? Il suffit d’appliquer la théorie des jeux. Sachant que le participant B préfère une toute petite somme, pourvu qu’elle soit positive, à rien du tout, le participant B devrait accepter avec certitude tout partage, même très inégalitaire, tant que celui-ci lui procure un gain positif. Si on vous propose de partager 100 euros en 99 pour le participant A et 1 pour vous en tant que participant B, vous devriez accepter car vous préférez 1 euro (en cas d’acceptation, le partage est entériné) à zéro euro (en cas de refus, chacun gagne 0 euro). Le participant A jouant en premier (il propose le partage), il devrait anticiper qu’accepter est une stratégie dominante tant qu’il propose une somme positive, et vous proposer alors un partage très inégalitaire (genre 99.99 € pour lui, 0.01 euro pour vous), ce que vous accepteriez. En clair, l’équilibre de Nash d’un tel jeu est que le partage est très inéquitable et que le participant B ne rejette jamais l’offre (il pourrait le faire si on lui proposait zéro, car il serait alors indifférent entre accepter et refuser).
Quant ce jeu a été testé en laboratoire, les résultats observés ont été forts différents de la prédiction théorique.
Les principaux résultats, tels qu’ils sont résumés par l’exemple dans l’excellent bouquin de Eber & Willinger (voir ici), sont les suivants :
- Le participant A propose en général 40% du total au participant B,
- L’offre la plus souvent rencontrée (le mode) est le partage 50/50
- Les participants B rejettent souvent des offres inégalitaires (un partage aboutissant à 20% du gain pour eux ou moins)
Ce que montre ce jeu, c’est que les participants sont motivés par des préférences sociales – j’ai déjà évoqué à plusieurs reprises dans différents billets ces motivations, comme le sentiment de réciprocité, l’aversion à l’inégalité - préférences qui peuvent éventuellement différer selon les cultures et les pays. Mais en fait, un invariant expérimental est que l’équilibre de Nash est rarement observé. Les résultats suivants sont ceux d’une expérimentation de terrain (field experiment) faite par exemple au Kenya et évoquée dans l’ouvrage dont j’ai déjà parlé de Charles Holt (ici)
L'écrasante majorité des offres (environ 53%) est celle d'un partage équitable du gâteau. Dès que le partage devient plus inéquitable, le taux de rejet commence à augmenter (environ 1/5 des offres de partage 80/20 sont rejetées, ces offres représentant 22 % du total des offres faites, et aucune offre plus inéquitable n'étant faite).
Bon, il y a donc des faits stylisés assez robustes sur cette question du partage du gain entre deux agents.
Appliquons cela à mon sympathique restaurateur breton. Sa formule était, avant baisse de la TVA à 10 euros. Donc le prix Hors Taxes de la formule est par conséquent de 8.36 euros approximativement. Le prix TTC (Toutes Taxes Comprises) de la formule s’il répercutait intégralement la baisse de TVA pourrait être potentiellement de 8.82 euros (8.36 € +5.5%). En clair, si le restaurateur maintient son prix à 10 euros, il gagne 1.18 euros de marge supplémentaire.
Or, sur ces 1.18 € gagnés, il donne 0.5 € à ses clients (la formule passe de 10 à 9.5€), soit un peu plus de 42%. Cela correspond presque exactement aux résultats observés de manière récurrente dans les expériences sur les jeux de l’ultimatum. Ce résultat, anecdotique, mais quand même remarquable, me semblait devoir être souligné, car une critique récurrente faite à l’économie expérimentale est la possibilité de transposer les résultats obtenus en laboratoire dans la réalité quotidienne.
Ici, en l'occurrence, la transposition est quasi-parfaite…
Je serai curieux d'avoir un bilan économique de cette mesure dans quelque temps, mais je ne serai pas étonné si les prix dans la restauration baissaient disons d'environ 4 à 5 %...
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