Venant de refermer le magnifique roman de Dan Simmons, « Terror » - c'est un pavé possible pour tes vacances, lecteur -, j’ai, en tant qu’économiste, été frappé par le fait qu’un des facteurs du désastre de cette expédition polaire fut la mauvaise qualité des conserves embarquées à bord des navires, conserves qui étaient bien sûr absolument nécessaires à la survie de marins totalement inaptes à chasser ou à pêcher en milieu arctique.
Je rappelle brièvement l’histoire : Sir John Franklin, missionné par la Royal Geographical Society, embarque en mai 1845 près de 120 hommes répartis sur deux navires, les HMS Terror et Erebus. Ces deux joyaux de l’art naval britannique voguent vers l’Arctique afin de découvrir le passage du Nord-Ouest, qui fraye une route entre les îles arctiques du Grand Nord canadien et permet de relier l’Atlantique au Pacifique. Cette expédition fut un fiasco retentissant, les deux navires se retrouvant très rapidement prisonniers des glaces en mer de Baffin, et aucune trace ou presque des membres de l’expédition ne fut retrouvée, en dehors d’évidentes preuves de cannibalisme à l’issue des missions de recherche de 1850. Quelques corps furent retrouvés apparemment en 2002 par une mission archéologique (voir ici pour plus de détails), ceux-ci contenant des concentrations de plomb anormalement élevées. Ce défaut était apparemment dû à la mauvaise qualité des conserves embarquées sur les deux navires, ces conserves devant permettre de tenir environ cinq ans en cas de problème. Le procédé de la conservation était relativement récent, et le fournisseur n’ayant pas veillé à la bonne qualité de ses conserves, leur piètre qualité entraînat du saturnisme parmi l’équipage, maladie encore inconnue à l’époque et qui provoque en particulier des crises de folie…
Bref, assez stressant comme histoire…. L’échec de cette expédition a bien sûr frappé particulièrement les esprits. Nous sommes en pleine domination des mers par les britanniques, l’empire étant au plus haut (la reine Victoria règne depuis quelques années) et au faîte de la volonté de puissance de la Grande Bretagne.
Le plus intéressant – économiquement parlant s’entend - est que la mauvaise qualité des conserves est en fait la conséquence de la procédure économique de mise en concurrence sur les marchés offerts par la Royal Navy au 19ème siècle, procédure classique de choix au mieux offrant.
En effet, la Royal Navy avait attribué le marché au fournisseur proposant le prix le plus bas pour la marchandise demandée, en l’occurrence les fameuses conserves, notamment de viande et de fruits visant à nourrir les hommes et à éviter le scorbut.
Bien évidemment, le fournisseur ayant emporté l’appel d’offres, donc celui qui a proposé le prix le plus bas, a fourni une marchandise de la pire qualité qui soit, d’où la déconfiture évoquée plus haut, les conserves s’avérant incapables de permettre la survie de l’équipage.
En fait, cette procédure me fait penser à un jeu que j’utilise en cours pour illustrer les problèmes d’asymétrie informationnelle entre les agents, le jeu de la course de l’acheteur (ou « takeover game »). Ce jeu est en fait une version continue du jeu d’Akerlof, décrit dans le fameux papier de 1970, the Market for Lemons.
Dans ce jeu, des vendeurs sont appariés à des acheteurs. On attribue aléatoirement des valeurs aux vendeurs (qui connaissant donc la qualité intrinsèque du bien qu’ils possèdent). L’acheteur connaît seulement la distribution possible des valeurs économiques et doit alors faire une enchère (proposer un prix d’achat) au vendeur avec lequel il est apparié. Si le vendeur accepte l’offre de l’acheteur, l’affaire devient la propriété de l’acheteur et on suppose que celui-ci est capable de la faire fructifier positivement (en clair, s’il a acheté une affaire qui vaut 100, il peut transformer cette valeur de 100 en une valeur de 150, l’hypothèse étant faite que l’acheteur est un meilleur gestionnaire que le vendeur).
L’acheteur est, dans le cas de l’affaire "Terror", la Royal Navy et le vendeur, le fournisseur malhonnête. Il y a bien asymétrie informationnelle, dans le sens où la qualité des conserves n’est en fait découverte que bien des mois après le chargement sur les navires, les conserves ne pouvant être consommées si j’ai bien tout compris que quelque temps après leur fabrication.
La différence fondamentale est que, contrairement au jeu de course de l’acheteur décrit plus haut, les fournisseurs sont mis en compétition par la Royal Navy. Mais cela ne vient qu’accroître le problème économique que je vais souligner et qui est une des causes de la catastrophe humaine que va devenir cette expédition.
Le problème est celui décrit par Akerlof. Supposons deux qualités de conserves, une mauvaise et une bonne, seul le vendeur connaissant la qualité du bien qu’il est susceptible de vendre. L’acheteur connaissant la distribution probable des deux qualités (par exemple 50% de mauvaises conserves et 50% de bonnes conserves). Les bonnes conserves sont naturellement plus coûteuses que les mauvaises conserves à produire, et on peut supposer que l’acheteur connaît le coût de production de chaque qualité, donc le prix minimum. Si le vendeur propose un prix élevé, et si l’information était symétrique, cela signalerait les conserves de bonne qualité, de même si le vendeur propose un prix faible, cela signalerait les conserves de mauvaise qualité. Mais le vendeur peut proposer un prix élevé pour de la mauvaise qualité, l’écart entre prix et coût étant très grand. L’acheteur anticipant cela, il va refuser tout prix supérieur au coût de production des conserves de mauvaise qualité. Dès lors, les conserves de bonne qualité ne seront plus vendues et produites et seules les conserves de mauvaise qualité se vendront, et à un prix très bas. A la limite, si la qualité la plus basse est suffisamment mauvaise, il n’y aura plus aucun échange de conserves.
Dans un jeu comme la course de l’acheteur, si on suppose que la qualité des conserves vendues va de 0 € (des conserves pourries, totalement inutilisables) à une valeur supérieure (par exemple 100 dans le jeu), ces valeurs étant distribués uniformément entre 0 et 100 (c’est une version « continue » d’Akerlof), l’équilibre de Nash du jeu est que l’acheteur doit proposer une enchère égale à 0 (le minimum de la distribution), ce qui rend quasi-impossible l’échange entre acheteur et vendeur (seul le vendeur ayant obtenu aléatoirement une valeur égale à 0 sera indifférent entre accepter l’enchère et gagner 0 ou garder le bien et gagner 0). En clair, théoriquement, le marché sera tué par la possibilité d’une très mauvaise qualité, et il n’y aura virtuellement plus aucun échange (une démonstration simplissime de ce résultat théorique peut être trouvée là pour les plus acharnés).
Les résultats issus de jeux en classe sont assez édifiants. Pour pallier les critiques, ces résultats sont en fait très proches de ceux observés en laboratoire (voir le papier de Holt C.A. & Sherman R., 1994, « The loser’s curse », American Economic Review).
Dans ce traitement fait avec 14 étudiants de master 1, les valeurs possibles des « conserves » sont comprises entre 0 et 100$ et il y a 7 vendeurs et 7 acheteurs. A chaque période de jeu, les acheteurs sont appariés aléatoirement avec un vendeur, et ils leur font une offre d’achat. Préalablement, chaque vendeur se voit attribué une valeur tirée au sort sur l'intervalle 0$ - 100$; cette information étant privée. Puis l'acheteur doit faire une proposition de prix d'achat. En cas de désaccord, l’acheteur gagne 0 et le vendeur gagne la valeur de son affaire. En cas d’accord, l’acheteur gagne la valeur de l’affaire augmentée de 50% moins le prix d’achat qu’il a proposé, et le vendeur gagne le prix d’achat accepté. Les résultats concernant la valeur moyenne des enchères proposées (et pas forcément acceptées) sont données dans le graphique ci-dessous.
L’enchère moyenne observée (en bleu, enchère moyenne par période) est approximativement comprise entre 45 et 50$ (je rappelle que la valeur espérée des affaires est de 50$). Nous sommes donc très loin de l’équilibre de Nash qui voudrait que les acheteurs proposent rationnellement 0. En fait les résultats sont conformes à un comportement "naîf" (opposé au comportement stratégique supposé par le concept d'équilibre de Nash), les acheteurs proposant des prix compris entre la valeur moyenne des affaires (50$, la distribution étant uniforme) et la valeur qu'ils pourront potentiellement en tirer en moyenne (soit 50$ +50% c'est-à-dire 75$).
Le gain moyen de l’acheteur est décrit dans le graphique ci-dessous (on exclut bien sûr les acheteurs qui n’ont pas réussi à convaincre leur vendeur).
Le gain moyen des acheteurs ayant réussi est donc clairement négatif…
Le comportement « naïf » des acheteurs, qui leur dicte d’enchérir entre 50$ et 75$ est clairement frappé d’échec du point de vue de la maximisation de leur gain.
C’est de facto le comportement de la puissante Royal Navy, qui en fait aurait du proposer zéro plutôt que d’obtenir des conserves qu’elle a payé certes pas cher, mais qui valaient en fait moins que rien !
Bon, c’est juste une boutade du point de vue économique, car on ne voit guère l’intérêt de mettre aux enchères un marché pour lequel on n’est prêt à rien payer, mais cela illustre bien les effets pervers de l’asymétrie informationnelle, celle-ci ayant sans doute en partie conduit au désastre de l’expédition Franklin…
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