Il y a quelques semaines, je consacrais un billet à l’idée de menace crédible appliquée à l’éducation de ma fille. Comme je ne veux pas que mon fils puisse me reprocher un jour d’avoir parlé de sa sœur et pas de lui sur mon blog, je me sens l’obligation d'évoquer le plus âgé de mes rejetons…
Bon, je ne veux pas me faire passer pour un spécialiste de l’éducation, une espèce de Marcel Ruffo des économistes. Non et non ! Je suis tout aussi démuni que n’importe quel père face aux problèmes de comportements de ses bambins, et je n’ai malheureusement aucune leçon définitive à donner en dehors du fait que, comme le disait Gabin dans la chanson, « je sais que je ne sais rien ».
La seule différence avec un quidam ordinaire est que, parfois – heureusement pas tout le temps, sinon je deviendrai fou – j’interprète les choses du quotidien avec mes lunettes d’économiste, et de temps en temps, j’infère du raisonnement économique des possibilités de solution. Cela permet de faire de petites expériences en milieu naturel à peu de frais. On va voir que cela n’est pas toujours couronné de succès, loin s’en faut.
Donc, mon fils, presque 7ans, n’est pas quelqu’un de turbulent naturellement, mais d’un peu buté. Ce doit être son ascendance bourguignonne qui a percolé dans ses gênes. En clair, nous avions toutes les peines du monde à lui faire entrer dans le crâne ce qui pouvait être considéré comme de bonnes actions et ce qui pouvait être vu comme de mauvaises actions, afin de l’aider à s’autoréguler.
Nous avons donc eu l’idée, comme beaucoup de parents avant nous sans doute, de recourir à un système de bons et de mauvais points, peut être aussi vieux que l’éducation des enfants elle-même.
[J’en prends à témoin le lecteur : n’y-a-t-il pas dans la grotte de Lascaux une fresque montrant un père donnant un coup de massue à son fils qui venait de casser le squelette du T-Rex qui décorait la grotte familiale et une cuisse de mammouth à sa fille qui venait de recoudre la peau d’ours paternelle ? Et sur la tapisserie de Bayeux un Normand attribuant un crâne rempli d’hydromel à son fils qui venait de massacrer l’intégralité d’un couvent de moines franciscains ?]
… Euh, désolé, Messieurs Lascaux et Bayeux me disent que je fais erreur. Autant pour moi !]
Reprenons le fil de mon histoire. Dans ce système, encore utilisé dans de nombreuses écoles primaires, les enfants ont des points négatifs en cas de mauvais comportement et au contraire des points positifs dans le cas de bonnes actions de leur part (voir la discussion du système de sanctions et récompenses par un psychologue ici).
D’un point de vue économique, ce mécanisme de régulation m’apparaissait comme étant assez proche de la théorie de l’utilité à la Jeremy Bentham (1748-1832, au cas où comme beaucoup de mes étudiants, lecteur, tu ne puisses pas dormir sans avoir la date de naissance et de mort des personnalités citées quelque part), un des fondements de l’analyse économique, puisque la plupart d’entre nous ne jurent que par des fonctions d’utilité pour représenter le comportement des agents. En particulier, les économistes insistent sur des mécanismes incitatifs visant à amener les individus à se comporter correctement d’un point de vue normatif. Jeremy Bentham parlait d’ailleurs de la « comptabilité des peines et des plaisirs ». Je cite un extrait de son Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789) glané ici :
« La nature a placé l'humanité sous l'empire de deux maîtres, la peine et le plaisir. C'est à eux seuls qu'il appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de déterminer ce que nous ferons. D'un côté, le critère du bien et du mal, de l'autre, la chaîne des causes et des effets sont attachés à leur trône. »
Bon, donc si mon fils était rationnel, il devrait chercher à minimiser ses mauvais points, à maximiser ses bons points, de manière à maximiser le nombre de bons points nets (les mauvais points étaient retirés du capital de bon points déjà accumulés, l’intéressé devant atteindre un certain niveau total pour être récompensé matériellement).
Le comportement de mon fils s’est-il significativement amélioré avec l’introduction de ce système de bâton et de carotte ?
Je ne tiens pas une comptabilité explicite de ses bêtises, de leur gravité, tout comme des choses bien qu’il a faites, et donc je ne peux pas faire une analyse statistiquement sérieuse de tout cela, mais basiquement, la réponse est non !
Non seulement son comportement ne s’est pas amélioré, mais des effets pervers du système que nous avions institué ont commencé à apparaître. Si par exemple, nous lui demandions de faire quelque chose, il demandait immédiatement combien il obtiendrait de points en réalisant ce qui lui était demandé, voir même il négociait au préalable en nous proposant de faire quelque chose moyennant attribution de points … Bref, il avait totalement internalisé la règle, mais globalement ce n’était pas efficace.
Je pense, lecteur, que tu n’es guère surpris de ce résultat, mais je l’ai été personnellement. Après tout, je revendique le droit de rester naïf.
J’ai donc essayé de comprendre un peu ce qui s’était passé dans son esprit d’un point de vue psychologique et pourquoi, même si son comportement avait changé, il n’était pas pour autant plus satisfaisant. Je me suis rendu compte que nous nous étions placés en fait dans une relation principal (les parents)- agent (les enfants), et que la règle que nous avions instaurée ne tombait pas du ciel.
En y réfléchissant, je me suis souvenu d’un papier de Fehr et Gaechter (2002) sur l’efficacité économique des incitations matérielles dans le cadre d’une relation principal-agent, comme une relation employeur salarié par exemple. Cette question est fondamentale pour les économistes qui croient en grande majorité à l’efficacité des incitations dans le soutien de la motivation extrinsèque (issue de l'environnement économique) de l'agent pour accomplir certaines tâches.
Or, comme le rappellent Fehr et Gaechter, il existe une vaste littérature dans le domaine de la psychologie sociale qui montre que les incitations économiques peuvent évincer la motivation intrinsèque des individus et dès lors avoir des effets contre-productifs. La mise en œuvre de ces motivations extrinsèques se substitue aux motivations intrinsèques - la satisfaction morale que je tire de bien faire mon travail, sans considération pour les résultats liés à ce travail -, l’effet total étant nul ou, pire, négatif. Cet effet est qualifié de crowding out effect ou, in french dans le texte, d’effet d’éviction.
Imaginons que je sois un employeur et que vous soyez mon salarié. Deux solutions sont possibles : soit je vous propose un haut salaire, sachant que je ne peux que très imparfaitement observer votre performance, et je mise sur la relation de confiance, faisant l’hypothèse que votre effort va correspondre à cette confiance que j’ai mise en vous et que j’ai prouvée en vous payant cher. Il y a en fait de bonnes chances que cela fonctionne, disons avec trois salariés sur quatre. Vous allez répondre à cela en faisant un niveau d’effort élevé, et au global nous serons contents tous les deux. La motivation intrinsèque du salarié (obligation morale) a permis de soutenir la coopération.
Soit je vous dis "je vais vous donner un salaire élevé, mais je vais vous observer. Je ne peux pas observer parfaitement ce que vous faites, mais mettons une fois sur quatre, je serai capable de savoir exactement ce qu’a été votre effort. S’il a été insuffisant, je vous sanctionnerai en déduisant de votre salaire une amende. S’il a été suffisant, ok tout va bien". Dans cette dernière situation, en dehors de salariés hyper averses au risque, il y a de fortes chances que une proportion non négligeable de salariés cherche à en faire le moins possible… Au global, il n’est pas du tout assuré que le niveau d’output soit beaucoup plus élevé dans la seconde situation que dans la première, car dans la seconde situation, j’ai tué la relation de confiance en mettant en place un système d’incitations extrinsèque (sanction liée à un contrôle), ce qui a prouvé au salarié que je ne lui faisais pas confiance. La motivation extrinsèque vient du fait que le salarié veut établir une certaine réputation ou tout simplement gagner plus d’argent.
C’est exactement cela que testent expérimentalement Fehr & Gaechter en 2002. Dans cette expérience basée sur un « gift-exchange game », un principal propose un contrat indiquant le niveau de salaire proposé et le niveau d’effort attendu. Un agent accepte ou non le contrat et décide, s’il accepte, du niveau d’effort qu’il va réaliser. C’est ce jeu qui est joué dans le traitement de base dit « traitement de la confiance » (Trust Treatment ou TT). Dans un autre traitement dit « traitement avec incitations » (Incentive Treatment ou IT), le principal propose un contrat indiquant le niveau de salaire, le niveau d’effort attendu mais également la pénalité qu’il appliquera si le niveau d’effort observé est inférieur au niveau d’effort désiré. Les décisions de l’agent sont identiques au premier traitement, si ce n’est qu’il a une probabilité exogène d’être contrôlé, et si le contrôle est positif (son niveau d’effort est plus faible que le niveau d’effort désiré), il sera sanctionné. Les résultats empiriques sont assez hallucinants, comme le montre le graphique ci-dessous* :
En abscisses le niveau d'effort choisi par les participants-agents (borné entre 0.1 et 1) et en ordonnées la fréquence de choix (par exemple, le niveau d'effort minimal a été choisi dans 30% des cas dans le traitement "confiance" et dans 43% des cas dans le traitement "incitation"). Quelles conclusions tirer de ces résultats ?
Le niveau d’effort moyen n’est pas significativement inférieur dans le traitement « confiance », et même il est légèrement supérieur. Autre résultat spectaculaire : le niveau de surplus économique réalisé en moyenne dans le traitement « confiance » est plus important que le niveau moyen dans le traitement « incitations ». La différence fondamentale, et cela peut expliquer l’intérêt du principal à mettre en place des motivations extrinsèques, est que le principal capture une plus grande part du surplus dans le traitement « incitations » que dans le traitement « confiance ».
En clair, en mettant en place notre système de bons et mauvais points, nous avions tué la motivation intrinsèque de notre bambin, et les incitations issues des motivations extrinsèques ne suffisaient pas à compenser cela…
Bon, la prochaine fois, au lieu de m'inspirer de Bentham, ou de Laurence Pernoud (rien à voir avec Bentham), je lirai Fehr et Gaechter…
* Les prédictions théoriques dans chaque traitement sont, en simplifiant honteusement, les suivantes. Dans le traitement "confiance", l’agent opportuniste choisit le niveau d’effort minimal, mais l’agent qui applique la réciprocité peut très bien réagir positivement à un signal en termes de salaire, augmentant son niveau d’effort quand le salaire proposé augmente. Dans le traitement "incitation", tout dépend de l’importance de la sanction. Si le coût espéré de la sanction est inférieur au coût de l’effort désiré par le principal, l’effort minimum est choisi. Dans le cas contraire, l’effort choisi est l’effort désiré.
PS : merci encore une fois à Marcel Gotlib...
Intéressant.
RépondreSupprimerEn effet de très nombreux travaux ont confirmé ce que vous décrivez, l'exemple le plus connu est celui d'une crèche qui fait payer une amende aux parents retardataires, qui du coup n'ont plus aucun scrupules a arriver en retard, parce qu'ils "payent pour ça".
Pour un jeune enfant, sans jouer mon Freud de poche, la principale motivation n'est pas de collectionner des bons points (il ne sont pas si stupides) mais de s'assurer qu'ils sont appréciés et reconnus par leurs parents et enseignants.
Les bons points ne sont que le symbole de cette reconnaissance (et n'ont que très peu de valeur utilitaire, ce n'est pas ça qui les fera intégrer H.E.C. 15 ans plus tard)
Le problème avec les théories utilitaristes (Bentham et successeurs) est qu'elles sont une réduction de l'être humain, et qu'elles ne fonctionnent que dans des contextes ou avec des personnes qui sont dans une logique utilitariste.
Proposez a un commercial une grosse prime si il contacte plus de clients potentiels, cela peut suffire à obtenir de bons résultats.
Demandez à une infirmière de soigner plus de patients dans la journée, ou à un travailleur social de réduire ses rendez vous à 15 minutes maxi pour "augmenter sa productivité", et même avec une bonne prime, le résultat ne sera pas celui escompté.
Tout le monde n'a pas pour seule motivation professionnelle de "travailler plus" (ou mieux) pour gagner plus".
L'utilitarisme a (heureusement) ses limites dont il faut bien tenir compte.
Cordialement.