mercredi 25 février 2009

Tout ce que vous avez jamais voulu savoir... (suite) : de ma tendance à la procrastination en tant qu'enseignant-chercheur




Comme l’exprime très bien l’excellent billet de mon collègue Jean-Baptiste Legavre http://www.rue89.com/2009/02/22/non-les-profs-de-fac-ne-font-pas-que-128-heures-par-an) , les enseignants-chercheurs travaillent (pour l’écrasante majorité d’entre eux) beaucoup.
 L’autre lecture de son billet est aussi de constater que la recherche est toujours la variable d’ajustement par rapport aux tâches d’utilité plus immédiate comme l’enseignement ou l’administration. Pourtant, ce comportement n’est pas rationnel d’un point de vue individuel puisque, à l’heure actuelle, et pour ne pas faire de langue de bois, seule la recherche semble avoir une valeur identifiable dans la carrière d’un EC.
 Comment pouvons-nous nous piéger nous-mêmes à ce point ? Une des réponses proposées par les psychologues est relative au comportement de procrastination. Ce comportement a depuis été également investi par les économistes depuis quelques années (Schefrin & Thaler (1978), O’Donogue & Rabin (1999), Noor (2005)…);
Supposons par exemple que le coût des deux activités soit le même (après tout, il n’y a aucune raison de penser qu’un cours bien fait exige moins de travail qu’un article bien fait…). Par exemple, fixons arbitrairement ce coût à 100.
Par ailleurs, faisons comme si le fait de subir un coût aujourd’hui de 100 impliquait un rendement immédiat pour le cours de 110 contre un rendement demain pour la recherche de 125 (je ne fais pas l’hypothèse que le rendement social de la recherche est supérieur au rendement social de l’enseignement, je n’ai aucune évidence théorique ou empirique pour penser cela, mais je pose que le rendement privé de la recherche dans la carrière d’un EC est supérieur au rendement privé de l’enseignement en termes de promotions potentielles, ce qui ma fois me semble assez raisonnable.).
Si mon EC est sujet à la procrastination, et à des préférences temporelles hyperboliques (son taux d’escompte décroit au cours du temps, il est très impatient aujourd’hui mais l’est beaucoup moins demain), le résultat donnerait quelque chose de ce genre.
Supposons par exemple que son taux d’escompte entre aujourd’hui et demain soit de 30% et que son taux d’escompte entre demain et après demain soit de 10%. Aujourd’hui, il planifiera de faire de l’enseignement (car 110>>125/1.3) et de la recherche demain (car 100/1.1 < 125/1.1^2). Donc,  s’il respectait ses plans, intertemporellement, son activité serait équilibrée entre enseignement et recherche (aujourd’hui enseignement et demain recherche). Le problème est que, quand demain deviendra aujourd’hui pour lui, son taux d’escompte devient égal à 30%, et par conséquent, plus question de faire la recherche qu’il avait planifiée ! (car 125/1.3 < 110). Ainsi, il choisira tout le temps l’enseignement alors qu’il avait planifié de faire plus tard de la recherche. Le passage du temps entraine cette incohérence dynamique dans ce cas de préférences hyperboliques.
Un modèle à taux d’escompte constant comme le modèle canonique de Samuelson donnerait une répartition équilibrée entre enseignement et recherche fonction de l’importance du taux d’actualisation.
Bon, peut être trouverez vous, lecteurs, cette explication de la difficulté à faire de la recherche un peu tirée par les cheveux sans doute, et certains de mes collègues invoqueront d’autres explications plus politiquement correctes. Mais  il n’y a pas de raison que les universitaires ne soient pas sujets comme tout le monde à l’impatience et à la difficulté à s’en tenir à ses (bonnes) résolutions ! Par ailleurs, mettre en place des dispositifs qui « lient les mains » des EC en les aidant ainsi à tenir leurs objectifs (en les empêchant de céder à la tentation), comme Ulysse fut à sa demande enchainé à son mât, ou comme Cortez à l’assaut de l’empire aztèque brûla ses vaisseaux après avoir débarqué dans le golfe du Mexique. Cela peut être une stratégie possible, par exemple en mettant en place des contrats d’objectifs précis et négociables périodiquement entre chaque EC et son établissement d'appartenance. Enfin, j’ai raisonné à système d’incitations financières et non financières constant…
Last but not least, le fait d’encourager les personnes sujettes à procrastination, éventuellement en reconnaissant soi-même que l’on a déjà cédé, donc s’encourager les uns les autres peut être une tactique qui marche très bien. Le soutien de l’individu par le groupe est donc très important, et on peut penser que la technique de l’insulte personnelle (« vous êtes médiocre et incapables de vous prendre en charge ! », pour reprendre une argumentation de quelqu’un de plus important que moi,) soit très contre-productive le cas échéant.

vendredi 20 février 2009

Tout ce que vous avez jamais voulu savoir sur les universitaires (sans jamais oser le demander)...


Dans le cadre du débat passionné (et parfois affligeant il faut bien le dire) sur la réforme du statut des enseignants chercheurs, et en paraphrasant le titre d’un célèbre film de Woody à l’époque où il me faisait encore rire (désolé, mais depuis Manhattan, je le trouve aussi drôle que les films d’Ingmar Bergman), j’ai décidé de donner quelques éléments de constat sur le métier d’enseignant chercheur. Je suis en effet parti du postulat selon lequel  la plupart des gens ignore complètement ce qu’est notre métier, et surtout comment nous le pratiquons actuellement au sein de l’université française…

De manière incroyablement égocentrique, j’ai décidé de me livrer à un peu d’introspection sur mon cas personnel en tant qu’enseignant-chercheur (oui, je sais, cela constitue un échantillon un peu limité pour faire de l’inférence, mais après tout, Saint-Augustin disait « Ne te borne pas à la surface; descends en toi-même, pénètre jusque dans l’intérieur de ton cœur. Fouille soigneusement ton âme » (sermon 4.53) et l’introspection est une technique comme une autre de recherche scientifique depuis Descartes).

La question est simple : la réforme du statut des EC (Enseignants-Chercheurs) part du principe selon lequel un EC « standard » doit, au-delà de ses 192h contractuelles d’enseignement et de diverses tâches liées à cette activité (stages, insertion professionnelle, etc. on appréciera le flou artistique de cette définition) consacrer la moitié de son temps à la recherche. Ce principe, qui n’était pas aussi clairement établi dans le décret de 1984, me semble devoir effectivement être rappelé fermement.

Par ailleurs, la question est aussi celle de la possibilité que nous avons actuellement, nous universitaires, de pratiquer raisonnablement une activité de recherche. Pour information, je rappelle que l’AERES établit qu’un chercheur publiant est un chercheur qui a publié 2 articles dans des revues à comité de lecture de rang A ou B (je ne rentre pas dans les détails, mais disons pour les non initiés que ce sont des revues pour la plupart avec double référé en aveugle). Dans le projet initial de décret, cet EC standard (2 publications tous les 4 ans + 192h d’enseignement) n’est donc pas sensé pouvoir prétendre à une modulation de service quelconque (en plus ou en moins).

Prenons donc modestement mon propre cas. Depuis que je suis EC (1996), j’ai publié 13 articles, ce qui donne en moyenne (je vous fais grâce de la virgule) 1 article par an dans des revues à comité de lecture.  Je suis donc a priori dans les clous et même au-delà de la contrainte imposée par l’AERES. Mais si on regarde cela dans le détail, j’ai des années pic et des années creuses, tout simplement parce qu’un projet de recherche peut demander parfois quelques années et d’autres fois quelques mois. Par conséquent, le niveau annuel de production est une variable éminemment stochastique.

Le graphique ci-dessous en témoigne :






Je ne mets là dedans que les publications dans des revues, et heureusement pour moi, j’ai fait d’autres choses, mais je reprends volontairement une  vision stricte, voire malthusienne diront certains, de l’output scientifique du chercheur (peut être qu’en fait aucune de ces publications n’a véritablement d’intérêt du point de vue de la connaissance, mais bon c’est publié…).
Une chose est l’output, une autre est l’input, en clair combien ai-je mis de temps (d’heures, d’effort…) pour produire cela ? Je n’en ai strictement aucune idée, ne serait-ce que pour la simple et bonne raison que l’activité de recherche des EC n’est pas mesurée ou pointée autrement que par l’output (publications, colloques, etc.). Mais, compte tenu de mon implication dans l’enseignement et autres tâches administratives diverses, j’estime que mon temps de recherche n’est sans doute guère supérieur à 25-30% du total de mon temps de travail.
Ce n’est pas faute de vouloir (si je le pouvais, j’y affecterai sans doute au moins la moitié de mon temps) mais de pouvoir. J’ajoute que je n’ai jamais dépassé les 250h de service et que je n’ai ni activité de consultant ni activités annexes. Vous pourriez penser alors que ma productivité recherche est faible en raison du fait que mon temps de travail total est faible, et que j’ai arbitré en faveur du loisir aux dépens de l’effort.  Il m’est difficile de répondre à cela, car ceci est essentiellement un point de vue relatif. Je note juste que je travaille en plus de la semaine complète 2 week-end sur 3 au minimum pour arriver à effectuer correctement les tâches que je me suis assigné (je ne cherche absolument pas à faire pleurer dans les chaumières bien sûr, j’ai trop conscience de la chance que j’ai d’exercer un tel métier). En clair, affecter actuellement 50% de son temps à la recherche me semble quasi-impossible, sauf à se contenter de faire ses 192h d’enseignement et n’avoir aucune tâche annexe « administrative ».
Et au fil des années, j’ai l’impression que la recherche, bien que critère prédominant de notre évaluation, devient une activité de plus en plus difficile à réaliser pour un EC confronté à la mise en place du LMD, à la réforme de l’Université via la LRU, à la recherche de contrats pour financer sa recherche, à la réalisation d’un site web ou d’un blog, au suivi des stages et autres dossiers, à l’organisation des plannings et des inscriptions des étudiants parfois, j’en passe et des meilleures.
Un des points positifs de la réforme des statuts est qu’elle prévoyait l’évaluation, ce à quoi je ne peux être que sensible, et surtout que cette évaluation portait sur les 2 (3 ?) facettes de notre mission, enseignement – administratif  ET recherche personnelle… J’espère que cet aspect ne retombera pas dans l’oubli.
Y-a-t-il quelques leçons à dégager de cette introspection ? Je n’en suis pas sûr…  On pourrait par exemple penser que le fait d’exercer les deux activités de concert, enseignement et recherche, est tout simplement impossible, et on pourrait prôner une spécialisation des universitaires, soit chercheurs, soit enseignants… Cette spécialisation pourrait d’ailleurs évoluer au cours du temps et pourrait être négociée contractuellement par les EC. Il y a toutefois deux problèmes à cela. Le premier est que, une fois l’activité de recherche mise de côté, il y a vraisemblablement un effet de lock in, et il est difficile de s’y remettre une fois que l’on a arrêté. L’autre est que, à ma connaissance, aucun grand pays universitaire n’a trouvé bon ou décidé de mettre en œuvre cette spécialisation recherche vs enseignement, à commencer par notre cousin l’oncle Sam… Les universitaires sont des enseignants et des chercheurs. Point. Alors ?
En fait, à l’issue de nombreuses discussions avec des collègues étrangers qui sont des chercheurs actifs, on se rend compte qu’en fait leur charge d’enseignement et d’administration est considérablement plus faible que celle de leurs collègues français, et que, de plus leur niveau de rémunération est très supérieur (voir le billet de mon excellent collègue Arthur Charpentier), http://blogperso.univ-rennes1.fr/arthur.charpentier/index.php/post/2009/02/19/Evolution-des-salaires%2C-suite). Par ailleurs, ils sont évalués régulièrement et cette évaluation conditionne la définition des objectifs contractuels entre l’établissement et l’EC.
Par conséquent, je crois raisonnablement que le seul moyen efficace d’augmenter notre productivité de chercheur est de diminuer le nombre d’heures d’enseignement que nous faisons, de revaloriser les salaires et perspectives de carrière et d’augmenter les moyens dévolus à la dimension administrative. Bien évidemment, on rétorquera que la contrainte budgétaire est forte et que cela est peu réaliste, mais si nos voisins étrangers ont pu réaliser cela, pourquoi pas nous ?
NB : concernant l'image ci-dessus, à vous de trouver la signification !

mardi 10 février 2009

"So british" sur le Titanic ?





La probabilité de survie des britanniques dans les situations catastrophiques est-elle diminuée par le fait qu’ils soient trop bien élevés? C’est une des hypothèses qu’envisage le papier de Bruno Frey, David Savage et Benno Torgle "noblesse oblige? Determinants of Life and Death in a survival situation" . C’est un
papier tout ce qu’il y a de sérieux bien sûr, qui prend en guise de terrain empirique la catastrophe du Titanic et l’assimile à une quasi-expérience naturelle.... (mais où vont-ils chercher des idées pareilles?).
Bref, le genre de papier iconoclaste que j’adore...
En fait, de manière plus générale, ils estiment l’impact sur la probabilité de survie de variables telles que le sexe, la condition sociale, l’âge, etc.. et la nationalité!
Je ne résiste absolument pas à l’envie de donner quelques résultats.
Par exemple, le fait d’être une femme peut accroitre jusqu’à 50% la probabilité de survie (la variable "sexe" est celle qui joue le plus), le fait d’avoir moins de 15 ans l’augmente au plus de 29%, (la logique "les femmes et les enfants d’abord ayant apparemment été appliquée comme on le voit d’après ces résultats)... Ne parlons pas bien sûr des passagers de 3ème classe, dont la probabilité de survie est proche de celle du film éponyme de James Cameron, c’est-à-dire proche de zéro (dommage pour Leonardo).
Mais plus surprenant et moins noble, le fait d’avoir appartenu à l’équipage accroit significativement la probabilité de survie (la probabilité augmente de 22%). Bref le capitaine est peut être resté à bord de son navire, mais apparemment les autres membres de l’équipage ont compensé. Enfin, last but not least, le fait d’être américain accroît la probabilité de survie de au plus 8% tandis que le fait d’être britannique la réduit de 1% (pour les initiés, tous ces coefficients sont significatifs et il s’agit bien d’effets marginaux).
Je n’en tirerai aucune conclusion quelconque bien sûr, mais à l’avenir, je m’arrangerai pour me faire passer pour un membre d’équipage américain si je dois monter sur un paquebot...