jeudi 31 décembre 2009

Contribution Carbone, Conseil Constitutionnel et efficacité économique



Le Conseil Constitutionnel a censuré hier le projet de taxe carbone qui devait entrer en vigueur au 1er janvier 2010, soit demain. Le texte de la décision est ici. Le principal motif, à mon sens totalement juste, qui est invoqué, est que les nombreuses exemptions et allégements dont peut faire l'objet cette contribution (transporteurs routiers notamment remboursés à hauteur de 35% ce qui est quand même assez incroyable de mon point de vue, etc) n'assurent d'une part pas le principe d'égalité devant l'impôt, et, d'autre part, ne contribuent pas à l'efficacité de cette taxe. Si je suis totalement en accord avec le premier volet du jugement, je reste un peu cirsconspect devant le jugement concernant l'efficacité. Il est vrai que si une grande part des émissions est exemptée de cette contribution (Cf; article 82 de la décision "93 % des émissions de dioxyde de carbone d'origine industrielle, hors carburant, seront totalement exonérées de contribution carbone ; que les activités assujetties à la contribution carbone représenteront moins de la moitié de la totalité des émissions de gaz à effet de serre ; que la contribution carbone portera essentiellement sur les carburants et les produits de chauffage qui ne sont que l'une des sources d'émission de dioxyde de carbone"), l'objectif de réduction affiché par le gouvernement comme justification de la mise en place de celle-ci est un brin ridicule.
Ce qui me pose un peu problème, c'est la manière dont le Conseil Constitutionnel justifie en partie le problème d'efficacité dans l'article 82 de sa décision. Le le cite quasi intégralement pour que tout soit clair :

"82. Considérant que des réductions de taux de contribution carbone ou des tarifications spécifiques peuvent être justifiées par la poursuite d'un intérêt général, tel que la sauvegarde de la compétitivité de secteurs économiques exposés à la concurrence internationale ; que l'exemption totale de la contribution peut être justifiée si les secteurs économiques dont il s'agit sont spécifiquement mis à contribution par un dispositif particulier ; qu'en l'espèce, si certaines des entreprises exemptées du paiement de la contribution carbone sont soumises au système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre dans l'Union européenne, il est constant que ces quotas sont actuellement attribués à titre gratuit et que le régime des quotas payants n'entrera en vigueur qu'en 2013 et ce, progressivement jusqu'en 2027 ;"

C'est là où j'ai un problème : le CC s'appuie sur le fait que certaines grosses entreprises obtiennent gratuitement des quotas sur le marché du CO2 européen, et donc n'auraient pas à émarger à la contribution carbone, ce qui serait un échappatoire à une fiscalité environnementale autour de l'effet de serre pour celles-ci.
Cela me parait être un non-sens d'un point de vue économique. Les deux instruments, taxe pigovienne pollueur payeur et droits à polluer, permettent au moins d'un point de vue théorique d'atteindre le même objectif, à savoir un niveau d'émissions soutenable déterminé par le Gouvernement en fonction de ses engagements, eux-mêmes liés normalement (je suis naïf, je sais!) à la poursuite de l'intérêt général. Mais il me semble que la taxe pigovienne est en premier lieu du point de vue de l'efficacité de toute manière plus coûteuse qu'un système de quotas et d'autre part, impliquerait que les industriels payent deux fois pour atteindre un même objectifs, ce qui est anti-économique !
Un petit exemple concernant l'efficacité économique de chaque dispositif peut être utile, même s'il n'a pas de validité très générale. Je m'inspire d'un rapport du Conseil d'Analyse Economique d'il y a quelques années sur la fiscalité environnementale.
Soit deux entreprises A et B qui émettent chacune 100 000 t de CO2. Le total des émissions est donc de 200 000 t. Supposons que pour l'entreprise A le coût marginal de dépollution soit de 5 euros (c'est-à-dire que si elle veut réduire ses émissions d'une tonne, il lui en coûtera au total 5 euros par exemple en adoptant des technologies de production plus "propres").  De même, supposons que pour l'entreprise B, le coût marginal de dépollution soit de 15 euros par tonne.
L’objectif du gouvernement est d’atteindre un niveau de 190 000 t annuelles.
2 solutions : soit il instaure une taxe carbone, soit il instaure un système d’échange de droits à polluer. Pour simplifier le problème, supposons que cette taxe ne s'applique que si l'objectif du gouvernement est dépassé et que, bien évidemment, on soit parfaitement capable d'inventorier les émissions de chaque entreprise.
Commençons par envisager l'existence d'une bourse du CO2 , l'objectif étant d'évaluer à quel coût économique l'objectif fixé par le gouvernement peut être atteint.  Si celui-ci cherche à atteindre un objectif de 190000t annuelles émises, le montant des quotas distribué "gratuitement" doit être au total de 190000t. Supposons que des droits à polluer soient ainsi attribués de manière équitable pour chacune des deux entreprises soit 95 000  quotas chacune et faisons l'hypothèse que le prix moyen du quota sur le marché soit de 10€
Il coûterait 5 € à A de dépolluer par unité. Si elle réduit de 10000t ses émissions, il lui en coûtera 50000€. Par ailleurs, elle pourra vendre le surplus de quota au prix de 10€ soit 5000 X 10 = 50000€. Ainsi, la réduction de ses émissions a pour elle un coût net nul.
B peut acquérir ces 5000 t au prix de 10€ ce qui lui coûtera 50000 euros. Mais il lui aurait coûté 15€ X 5000 = 75000€ de réduire son niveau de pollution de 5000 t.
Le coût pour A est donc de 0€ et pour B de 50 000 €. Pour atteindre le même objectif global de réduction des émissions, il en coûtera 50 000 € à la collectivité.
Maintenant, voyons la taxe. Supposons qu'elle soit elle aussi d'un montant de 10 euros par tonne (en fait, c'était normalement 17 euros la tonne dans le budget 2010). Les données restent inchangées mais petite originalité, la taxe n'est acquitée qu'au delà des quotas de 950000 tonnes attribués (les quotas ne sont pas échangeables entre les deux entreprises). Pour l'entreprise qui a un coût de dépollution de 5 euros la tonne, il vaut mieux dépolluer que payer la taxe, ce qui lui coûtera 5*5000 tonnes, soit 25 000 euros. Pour l'entreprise qui a un coût de dépollution de 15 euros la tonne, il vaut mieux payer la taxe, soit 10 * 5000 tonnes = 75000 euros. Au total, 75000 euros de recettes fiscales seront collectées et cela coûtera à la société 75000 + 25000 soit 100000 euros afin d'atteindre le même objectif qu'un marché de quotas.A priori c'est plus coûteux, mais cela ne serait pas rationnel pour le gouvernement de fixer une taxe de 10 euros la tonne, il pourrait se contenter de fixer une valeur disons de 5 euros + epsilon afin d'inciter l'entreprise A à dépolluer à hauteur de 5000 tonnes (la taxe est un peu plus coûteuse que 5 euros), ce qui lui coûte toujours 25000 euros et le produit de la taxe serait de 5000t * (5+epsilon) soit un peu plus de 25000 euros. Au total, le coût économique serait d'environ 50000 euros également, comme dans le marché de quotas.
Mais le marché de quotas est au moins aussi efficace que la taxe, surtout si on ajoute le coût d'une administration chargée de superviser paiement et contrôle quant à la taxe, potentiellement beaucoup plus élevé que dans le cas d'un marché de quotas. Celui-ci est donc a priori plus efficace (si on néglige les coûts de transaction !), c'est même pour cela qu'il est un instrument de plus en plus privilégié.
En clair, l'argument du Conseil Constitutionnel selon lequel une participation au marché des quotas n'est pas un motif d'exemption de la contribution carbone me parait non seulement faux mais du reste peu conforme à la poursuite de l'intérêt général...

vendredi 18 décembre 2009

Paul Samuelson, HOS et l'hyperspécialisation des économistes



Paul Anthony Samuelson (1915-2009), un des plus grands économistes contemporains,  vient de nous quitter. Il a été un père fondateur de l’analyse économique moderne et, notamment sans vouloir faire de controverse, a apporté aussi bien en microéconomie qu’en macroéconomie des outils  fondamentaux qui ont permis à chaque champ de progresser rapidement depuis.
Bien que l’information reste à mon goût un peu confidentielle dans les mass media comme on dit ...
[d’un autre côté, lecteur, essaie de te mettre dans la situation où tu dois expliquer la théorie des préférences révélées à Claire Chazal pour qu’elle puisse l’évoquer en trente secondes au journal de 20h],
... je renvoie aux excellent billets faits notamment par Alexandre d’Econoclaste ici, vraiment formidable, et  par Yannick

Ce billet ne veut pas refaire ce qui a été parfaitement fait ailleurs, mais une des remarques finales du billet d’Alexandre m’a donné l’idée d’un billet qui, je l’espère, adopte un ton léger, mais essaie également de donner une vision un peu iconoclaste de certains de ses travaux . Je vais en effet l'utiliser (Samuelson)  pour abonder un débat fréquemment évoqué, celui de la spécialisation croissante des chercheurs et  ses effets possibles. En effet, dans son billet, Alexandre écrit :
« Celui qui vient de mourir aura été le père spirituel de l'économie moderne : tous ses travers, mais toutes ses qualités, peuvent lui être attribués. Il aura été le dernier généraliste d'une science sociale aujourd'hui marquée par l'hyperspécialisation : il n'y aura probablement pas d'autre Samuelson. Quiconque voudra s'élever à sa hauteur aura un immense chemin à faire. » (grassé par moi)

Je rebondis sur sa remarque pour enfoncer peut être une porte ouverte depuis longtemps, à savoir la tendance que certains ont à regretter cette hyperspécialisation des scientifiques dans un domaine précis (voir la manière dont peut on peut présenter les choses, par exemple, sur le site d’alternatives économiques dans un entretien avec Daniel Cohen, ici), lieu commun qui a le don de m’agacer.  Je ne veux pas dire ici que le phénomène de spécialisation des économistes n’a que des effets positifs, je veux tout simplement signifier que ses avantages sont très supérieurs à ces coûts, surtout si on pense comme moi que les capacités individuelles à faire de l’analyse économique d’un point de vue académique sont très variables. Par ailleurs, pour être un brin provocant, je pense que l’hyperspécialisation de notre discipline est aussi une des conséquences des travaux de Samuelson. De mon point de vue, la spécialisation n’est en effet pas tout du tout un problème, je pense justement que c’est l’hyperspécialisation a permis l’accroissement spectaculaire des connaissances dans le domaine des sciences économiques depuis cinquante ans.
En partie, c’est l’approche de Samuelson qui  a permis le développement de cette hyperspécialisation. Précisément,  s’il est le dernier « généraliste », comme l’écrit très justement Alexandre, c’est parce qu’il a jeté le ferment de cette hyperspécialisation des économistes en posant un des fondements de l’analyse économique moderne, à savoir le réductionnisme qui a permis de faire exploser la représentation des phénomènes économiques à l’aide de modèles théoriques.  En effet, son approche, qualifiée de « réductionnisme », a autorisé les chercheurs à découper la science économique en portions limitées de connaissance qui ont été alors investies de manière systématique. La somme de toutes ces parties donne alors un ensemble impressionnant, qui peut parfois manquer de cohérence, mais qui, dans chaque domaine de spécialité, amène une progression rapide des connaissances.
En fait, pourquoi refuser d’appliquer la théorie des avantages comparatifs élaborée par David Ricardo, et systématisée justement par le même Salmuelson au travers du fameux théorème qui porte son nom  (HOS ou Hecksher-Ohlin- Samuelson), au développement des connaissances alors que les économistes ne se gênent pas pour l’appliquer au développement des échanges et considérer que la spécialisation des pays, régions d’un point de vue économique a généré une immense croissance des richesses ?
Ce serait un point de vue peu défendable, car, après tout, si on considère qu’il y a un certain intérêt à la théorie de la spécialisation dans le domaine du commerce international, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas en tirer des enseignements en matière de productivité des scientifiques et d’accumulation de la connaissance. Cela me semble en effet un peu schizophrène de considérer que les implications de la loi des avantages comparatifs soient cantonnées à la seule question du commerce international…
L’argument des avantages comparatifs formulé par David Ricardo est bien connu, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement puissant et brillant : un pays même médiocre dans tous les domaines de l’industrie peut espérer participer au grand jeu du commerce international car, même s’il existe un pays plus brillant que lui dans tous les domaines à la fois, ce dernier aura intérêt à se spécialiser dans l’industrie dans laquelle il est relativement le plus compétent. Alors que la théorie des avantages absolus de Adam Smith ne donnait qu’un mince espoir à ces pays, l’argument de Ricardo les remet dans le jeu de la croissance économique et dans l’espoir de développement économique.
Comme le remarque Samuelson en 1969 :
“What did David Ricardo mean when he coined the term comparative advantage? According to the principle of comparative advantage, the gains from trade follow from allowing an economy to specialise. If a country is relatively better at making wine than wool, it makes sense to put more resources into wine, and to export some of the wine to pay for imports of wool. This is even true if that country is the world's best wool producer, since the country will have more of both wool and wine than it would have without trade. A country does not have to be best at anything to gain from trade. The gains follow from specializing in those activities which, at world prices, the country is relatively better at, even though it may not have an absolute advantage in them. Because it is relative advantage that matters, it is meaningless to say a country has a comparative advantage in nothing. The term is one of the most misunderdstood ideas in economics, and is often wrongly assumed to mean an absolute advantage compared with other countries”.

La métaphore de Samuelson dans l’Economique pour évoquer cet argument de Ricardo est célèbre : supposons qu’un brillant avocat envisage de recruter une secrétaire pour dactylographier rapport, courriers et autres documents qu’il doit produire à longueur de journée. Il  auditionne 10 secrétaires dans la journée, chacune subissant un test de dactylographie. A son grand dam, il réalise que celles-ci sont moins performantes dans ce domaine que lui-même. La théorie de Smith dit qu’il n’y a aucune chance pour elles qu’elles puissent exercer leur métier, et que l’avocat devrait exercer en tant qu’avocat et en même temps s’occuper des tâches de dactylographie. Samuelson nous dit très justement, reprenant  Ricardo, que comme l’avocat est incomparablement plus performant qu’un dactylo sur le plan du droit relativement à son écart de performance en matière de dactylo, il reste de leur intérêt commun que l’avocat embauche n’importe laquelle de ces secrétaires si cela lui permet de se consacrer à son domaine d’excellence, en l’occurrence le droit.
Transposons maintenant cette loi des avantages comparatifs au domaine académique. Supposons par exemple qu’il existe 1000 places d’économistes académiques dans le monde et que, sur le marché du travail, il y ait 1000 clones de Paul Samuelson, comme dans le très marrant film Multiplicity qui illustre ce billet et dans lequel Michael Keaton, soumis à des sollicitations multiples auxquelles il ne peut faire face, « s’autoclone », et finit par être totalement dépassé et remplacé par tous ses clones. Supposons qu’il existe par ailleurs 999 autres économistes beaucoup moins brillants que lui, ou eux, comme tu veux lecteur, chacun de ces économistes étant spécialisé dans un domaine précis. On peut également faire l'hypothèse que ces 1000 postes aient justement un profil spécifique, qui correspond à un des domaines spécialisés de la science économique actuelle : économie du travail, théorie de la décision, macroéconomie internationale, organisation industrielle, etc.
Il est clair que chaque Samuelson est plus fort que n’importe lequel de ces autres économistes disponibles sur le marché, ce dans tous les domaines possibles. Dès lors, en supposant que le marché académique ait une forme de rationalité, les 1000 postes seraient attribués aux 1000 Paul Samuelson,  sans laisser aucune chance aux autres économistes d’exister sur le plan académique.
Heureusement pour eux (je me mets dans cet ensemble bien évidemment !) il n’existe qu’un seul Paul Samuelson,  et, surtout, même s’il est plus fort que tous ceux là dans chaque domaine pris individuellement, on peut penser, pour reprendre l’image de Samuelson sur les avantages comparatifs, que l’écart relatif de productivité dans tous les domaines de spécialité n’est pas le même. Samuelson est meilleur que moi en économie comportementale par exemple, mais il m’est tellement supérieur en macroéconomie internationale qu’il vaut mieux pour la société (du point de vue du bien être collectif) qu’il se spécialise dans ce domaine là plutôt que de perdre son temps en économie comportementale. Ceci me laisse donc une chance d’exercer mon métier et d'en vivre assez confortablement…
Heureusement donc pour nous tous, économistes professionnels, et en adoptant un point de vue égoïste et pas celui du bien-être général, qu’il n’y  ait qu’un Samuelson ou un Arrow par siècle…
Je remercie et rends hommage à la mémoire de Samuelson pour ce qu’il a apporté à l’économie, et je le remercie aussi pour avoir été le seul, l’unique et l’irremplaçable Paul Anthony Samuelson.


PS : comme ce blog a eu un an hier, je me souhaite un bon anniversaire ! Je remercie au passage vraiment tous les lecteurs, commentateurs et bloggers qui m'ont suivi dans cette aventure, pour certains encouragé, et dont les commentaires m'ont le plus souvent amusé, intéressé voire étonné...