dimanche 22 mai 2011

Les programmes de clémence sont-ils efficaces pour lutter contre les cartels ?


Dans le dernier numéro de juin de « Que choisir ? »,  mensuel au titre puissamment évocateur pour n’importe quel économiste, surtout comportementaliste comme moi, un article à propos de la condamnation récente par l’Union Européenne des fabricants de lessive pour entente, information diffusée en fait dès avril 2011 par exemple dans Les Echos ou la Tribune ou encore ici .

Le fond de l’affaire est vieux comme le monde. Trois entreprises leaders dans le domaine de la production de lessives, Procter & Gamble, Unilever et Heinkel, se sont entendus pendant trois ans sur le prix de celles-ci dans huit pays appartenant à l’Union (France,  Belgique, Allemagne,  Grèce, Italie, Portugal, Espagne et Pays-Bas), ce bien évidemment aux dépends des consommateurs. En fait, Heinkel, participant au cartel, a dénoncé l’affaire auprès des Autorités de la concurrence, ce afin d’éviter les lourdes amendes infligées aux entreprises pour lesquelles ces autorités ont établi la participation à un cartel. Pour cet acte de bonne conduite, Heinkel est exempté d’amende, et les deux autres groupes industriels écopent d’un montant d’environ 316 millions d’euros d’amendes.  Ce montant d’amende a d’ailleurs été diminué après que les deux groupes Unilever et Procter & Gamble aient reconnu les faits. Cette affaire est symptomatique des effets des programmes dits de « clémence » qu’ont adopté de nombreux pays développés en matière lutte contre les activités anti-concurrentielles depuis une vingtaine d’années.

L’auteur de l’article de Que Choisir ? indique que ces amendes ne sont que peu de choses par rapport aux pertes subies par les consommateurs (ce qui est sans doute vrai), et surtout qu’il est choquant qu’une des trois entreprises soit exemptée de poursuite. En clair, la tonalité de l’article est celle d’un certain scepticisme à l’égard de l’efficacité des politiques anti-concurrentielles poursuivies par l’Union Européenne,  bien que l’auteur soit trop malin ou trop prudent pour le dire de manière explicite, et que la morale ne sort pas saine et sauve de cette histoire.

J’aime bien ce genre d’article, car la lecture prouve l’intérêt d’une analyse économique sérieuse qui va bien au-delà de propos issus du bon sens commun, mais qui ne tiennent en fait absolument pas la route…. avec tout le respect que j’ai pour le  journal qu’est « que choisir » !

Les cartels ne sont pas chose rare, loin de là. Par exemple, sur la période 1990-2003, l’Union Européenne a détecté 61 cartels dont la plupart ont été sanctionnés, le montant des amendes infligées aux entreprises membres de ces cartels représentant environ 8 milliards d’euros constants de 2004 (voir l’article de Brenner, 2009).

Depuis très longtemps, au moins depuis le Sherman Act en 1890 aux Etats-Unis, les gouvernements combattent les cartels. Il y des raisons économiques assez objectives pour cela, dans la mesure où une entente via un cartel implique une augmentation des prix pour les consommateurs, ce qui implique pour l’ensemble de ceux-ci une perte de bien être qui dépasse largement le gain en bénéfices des membres du cartel. En bref, du point de vue du bien être, c’est un résultat classique de la théorie de l’organisation industrielle que de montrer que le cartel diminue le bien être économique.

Toute la question, si on accepte ces prémices, est de savoir comment combattre efficacement les cartels.  Un des problèmes clés est bien évidemment que les autorités publiques puissent obtenir des informations leur permettant de connaitre l’existence de ces cartels.

Un des programmes phare de ces dernières années en la matière est l’adoption de programmes de clémence.  Ces programmes de clémence ont été mis en œuvre de manière étendue dans les grands pays développés à partir des années 90, par exemple en 1996 au sein de l’Union Européenne.  De manière courte, un programme de clémence consiste à dire que les autorités de régulation de la concurrence vont absoudre l’entreprise membre d’un cartel qui le dénonce auprès d’elles de toute poursuite et de lui éviter de payer l’amende, amende qui peut être d’un montant  substantiel comme on l’a vu ci-dessus. L’objectif de ces programmes est double, tout d’abord inciter les membres d’un cartel à trahir afin de dénoncer l’accord auprès des autorités, ce qui réduit le coût de détection pour les autorités publiques, et ensuite de dissuader la formation future de cartels, la menace de trahison étant renforcée par l’existence de ces programmes.

En raisonnant au plus court, d’un point de vue économique, toute la question est de savoir si la perte du montant de l’amende pour les autorités de la concurrence (liée à l’absolue du membre « repenti » du cartel) est compensée par les gains du programme de clémence, à savoir la moindre stabilité des cartels qui devrait se traduire par une baisse de leur durée de vie et donc par des pertes de bien être moins importantes pour les consommateurs. Sur le papier, cela ne fait pas grand doute. Mais la très grande richesse de la littérature économique sur le sujet donne un bilan pas forcément très clair sur l'efficacité finale de ces programmes (Voir par exemple l'article de Brenner en 2009 dans le International Journal of Industrial Organization).

La question clé pour les autorités de la concurrence et pour la puissance publique en générale est : Quel est l’effet des programmes de clémence par rapport à une situation de programme de lutte contre les cartels sans dispositif de clémence ?

C’est là où l’utilité des expérimentations en laboratoire est évidente. D’abord parce qu’il est assez difficile de comparer une politique de régulation avec accord de clémence à une politique sans accord de clémence autrement qu’avec un bilan avant/après correspondant au changement de politique anticoncurrentielle dans les pays où un changement a eu lieu.  Impossible ou difficile d’évaluer l’intérêt d’une telle politique dans un pays n’ayant pas encore adopté ces mesures de clémence. Comment en effet anticiper l’impact qu’un tel programme pourrait avoir ? Enfin, par essence, les cartels officient dans l’ombre, et il est donc impossible ou extrêmement difficile d’évaluer sur le terrain l’impact d’un tel programme sur le nombre de cartels existants, leur viabilité, etc. L’économie expérimentale permet alors de faire une comparaison stricte programme sans vs programme avec.

Par ailleurs, l’effet final d’un programme de clémence peut être ambigü. En effet, trois effets peuvent se produire qui peuvent rendre le résultat final ambigu. Le premier effet est évident : le programme de clémence réduit la stabilité des accords (incitation à dénoncer les coupables des cartels quand j’en suis un), ce qui réduit effectivement la durée des accords, et cela est positif si on cherche à lutter contre les cartels.

Le second effet, qui incite à ce que des cartels se forment avec un dispositif de clémence, est évident : si l’entreprise qui participe au cartel et le dénonce est exemptée de poursuite, cela peut inciter les entreprises à former un cartel, puisque le coût espéré de l’amende diminue.

Le troisième effet, également négatif, est plus alambiqué dans son fonctionnement : il est issu d’un raisonnement présent dans l’analyse économique qui suggère que, sous certaines conditions,  la collusion explicite (ou cartel) d’entreprises n’est pas un équilibre stable. En effet, il est possible pour une firme de gagner plus temporairement en trahissant l’accord qu’en respectant l’accord. Si l’accord est respecté, les firmes gagnent le profit de monopole qu’elles se partagent, alors que si elles trahissent l’accord, elles gagnent temporairement le profit de toute la demande qu’elle obtiennent si elles proposent un prix un peu plus bas que les membres du cartel.

Dès lors, le fait qu’un des membres du cartel le dénonce auprès des autorités publiques peut être in fine lié au fait qu’un des autres membres du cartel dévie de l’accord, ie ne respecte pas la parole donnée, en proposant par exemple des prix plus bas par rapport à ceux proposés par les autres membres du cartel. Cela déclenche la possibilité d'une vengeance de la part des membres du cartel qui respectent leur parole, et qui dénonceront le traitre auprès des autorités publiques.  En conséquence, la possibilité de dénoncer le cartel auprès des autorités peut dissuader les membres de trahir la parole donnée au sein du cartel en ayant des prix plus bas, ce qui au contraire renforce la stabilité du cartel !

Au global, les économistes spécialistes de cette question estiment que l’impact net (la somme des trois effets en quelque sorte) d’un programme de clémence n’est pas forcément positif.

Plusieurs études expérimentales se sont emparées de cette question de l’efficacité des programmes de clémence, en particulier de l’effet adverse qu’ils peuvent avoir sur l’incitation à trahir quand celle-ci représente une punition de comportements déviants de la part de membres du cartel.

Comment observer en laboratoire les problèmes de collusion, la formation de cartels et les ententes entre firmes ? Une manière simple consiste à faire jouer à des participants un jeu de Bertrand, c’est-à-dire un jeu dans lequel l’objectif pour chaque participant est de gagner une compétition par les prix. Dans une concurrence à la Bertrand, c’est en effet le vendeur qui fixe le prix le plus bas qui obtient toute la demande et les autres vendeurs n’obtiennent rien. Dans cette situation, la théorie économique prévoit que le prix choisi par les vendeurs,  en supposant que tous les vendeurs soient dans les mêmes conditions de vente et subissent les mêmes coûts, est égal au coût (marginal) de vente du produit, ce qui signifie que le bénéfice de chaque vendeur est nul.

Dans les expériences basées sur ce jeu, en reprenant la version popularisée par Dufwenberg and Gneezy en 2000, des sujets choisissent simultanément une valeur comprise entre x$ et y$,  le sujet qui choisit la valeur la plus basse au sein de son groupe gagne le concours et les autres ne gagnent rien du tout, et en cas d’égalité, le gain est partagé entre les gagnants du concours. Le gain est en général la valeur indiquée par le participant qui a gagné ou cette valeur moins (x-1)$, comme dans l’expérience menée par Aspeteguia, Dufwenberg et Selten en 2007. La procédure est en fait celle d’une enchère anglaise inversée.

L’expérience consiste notamment à avoir un jeu en trois étapes pour les participants : 1) ils doivent choisir s’ils veulent ou non faire une réunion, avec un principe d’unanimité –si un seul joueur ne veut pas faire de réunion,  il n’y a pas de réunion et en cas de réunion peuvent chater librement avec les autres participants pendant une certaine durée ; 2)  choisir séparément leurs prix de vente dans le cadre de la concurrence à la Bertrand décrite ci-dessus et 3) décider de dénoncer la réunion ou pas.

Trois  traitements expérimentaux réalisés par ces auteurs m’intéressent ici particulièrement : un traitement « standard » dans lequel celui qui dénonce la réunion écope d’une amende,  un traitement « clémence » dans lequel celui qui dénonce n’a pas d’amende (fixée par l’expérimentateur) et un traitement « ideal » dans lequel il n’y aucune possibilité de concertation préalable entre les participants (étape 1 du jeu) et où ceux-ci jouent directement un jeu de Bertrand. On peut dire que ce traitement, qui représente le cadre de réflexion le plus simple de la théorie économique (voir ci-dessus) est bien évidemment peu réaliste, notamment parce qu’on empêche les vendeurs d’avoir toute communication ou toute concertation, ce qui semble peu réaliste.

Quid des résultats obtenus ? Quand on compare les prix observés dans chaque traitement, on constate que les prix pratiqués dans le traitement « ideal » et le traitement « clémence » sont très proches, environ autour de 93-94$ (le prix à l'équilibre de Bertrand étant de 91$, le prix choisi par les participants pouvant aller de 91$ à 100$), alors que les prix pratiqués dans le traitement « standard » (représentant une politique  de répression des cartels sans programme de clémence) sont autour de 97$, la différence étant statistiquement significative. Surtout, dans le programme « ideal », aucun cartel ne se forme (c’est le cadre de la théorie économique la plus simple qui prédit que les cartels ne se forment pas car la déviation du cartel est toujours profitable), alors que dans le cadre standard, un cartel se forme 2 fois sur 3. Dans le cadre du traitement clémence, un cartel ne se forme qu’une fois sur deux. Last but not least, dans le traitement « standard », un cartel est dénoncé par au moins un des participants une fois sur deux, alors que dans le traitement « clémence », un cartel est dénoncé par un des participants plus de deux fois sur trois !

Que peut-on retenir de tout cela ? Que, primo, les programmes de clémence diminuent la probabilité que de nouveaux cartels se forment, secundo, que les programmes de clémence incitent les entreprises membres d’un cartel à le dénoncer et tertio, que ces programmes de clémence qui fragilisent les cartels et leur formation sont bons pour les consommateurs et plus généralement, pour le bien être.

Pour être totalement honnête, les résultats obtenus par Aspeteguia et al (2007) ont été discutés,  un des problèmes de base de leur expérience étant que le jeu de Bertrand, et donc la possibilité de collusion, n’est pas répétée. Or, la vie réelle implique de nombreuses périodes d’interaction entre les entreprises, le problème étant d’étudier la stabilité des collusions sur le long terme, c’est-à-dire au cours d’un jeu répété potentiellement de manière infinie. Les travaux expérimentaux récents de Feltovitch et Hamaguchi (2010) disponibles   tendent à nuancer les résultats précédents et l’optimisme envers les programmes de clémence, leurs résultats mettant en évidence que, au final, l’effet net sur la prévention de la formation des cartels, pourrait être assez faible, les effets négatifs compensant exactement l’effet positif.

Toutefois, pour finir sur une note pas trop ambiguë, et si le débat théorique et empirique sur ces programmes de clémence reste ouvert, aucun travail expérimental ne conduit à ma connaissance à montrer que ces programmes auraient un impact négatif du point de vue de la formation des cartels, ce qui est quand même un résultat final important...