samedi 27 juin 2009

Pourquoi l'économie n'a pas besoin de Superman...



En parcourant il y a quelque temps le blog d’Arthur (Charpentier), j’ai découvert cet incroyable blog qui explique l’économie par les comics (ici). Comme je suis moi-même fan de comics au moins depuis que je sais lire, et admiratif de l’idée géniale du blog cité à l’instant, je me suis fait cette réflexion qu’en fait je n’avais jamais pensé à croiser le monde des superhéros et le monde de l’économie.. Pourquoi cela ? Après tout, je suis assez farfelu pour analyser la dimension économique de n’importe quoi, de films de série z en passant par le comportement de ma fille.
En fait, il n’y a rien de moins économique que le monde des super-héros, l’idée fondamentale des comics étant de bannir l’idée de contrainte et de rareté : Superman va où il veut, peut tout faire, ne semble pas manger, détruit des buildings en mettant une déculottée à Darkseid, tout cela sans problème pour le contribuable américain… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les piliers du monde des super-héros, Superman et Batman sont nés respectivement en 1938 et 1939, à l’issue d’une des dépressions économiques les plus sévères dans les pays occidentaux et à l’aube d’un cataclysme mondial largement prévisible à ce moment là. Les comics sont fait pour s’échapper du quotidien, et le monde qu’ils décrivent est au mieux a-économique, au pire antiéconomique, la contrainte de rareté étant totalement absente ou presque. Même la notion de coût d’opportunité du temps n’a pas de sens pour Superman : il traite de la même manière une mission où il aide un chaton à descendre d’un arbre et un cataclysme impliquant des milliers de victime. Or, même Superman subit en fait la contrainte de son temps disponible, qui n’est malheureusement que de 24h comme tout un chacun…
Bon, essayons d’envisager l’hypothèse de l’existence des super-héros  un brin sérieusement d’un point de vue de leur impact économique. Concentrons-nous sur le cas de Superman, le premier et le plus célèbre de tous les Vigilante. Faisons l’hypothèse que celui-ci conserve son caractère indécrottablement bon et altruiste, sa neutralité digne d’une banque suisse et son sens de l’effort démesuré. Bref une espèce d’ONU incarnée qui serait totalement efficace sur le plan international et qui, de plus, permettrait à toutes les polices du globe de disparaître. Imaginez le supplément de ressources produit par l’existence d’une paix que rien ne peut entamer. On sait bien que la corrélation entre croissance économique et situation de paix est un des faits stylisés les mieux établis, et donc l’économie se porterait beaucoup mieux avec Superman. En fait, Superman serait une sorte de bien public mondial, mais pour lequel aucun effort de contribution n’est nécessaire, un bien public global ex nihilo en quelque sorte.
Le problème est que Superman ne peut exister sans Lex Luthor. Ou Batman sans le Joker. Ou Thor sans Loki, etc.
En fait, Superman ne nous protège que contre les super-méchants, et les super-méchants n’existent que parce que les super-héros existent… Superman, sauf rare exception, ne nous protège pas contre nous-mêmes et tous les maux qui nous accablent, mais intervient uniquement en cas d’agression par un superméchant (extraterrestre, savant fou, mutant, bernard Madoff, biffez les mentions inutiles). Si les superhéros n’existaient pas, pas de problème de superméchants et pas de problème de méta-sécurité. Cela a d’ailleurs génialement démontré par Night Shyamalan dans « Incassable ». Superman génère en fait ses propres super-méchants, un peu comme une usine de production chimique génère de la richesse et des emplois, mais également de la pollution atmosphérique et autres nuisances.
Imaginez un monde peuplé de superhéros (Alex Ross a exploré cette hypothèse dans Kingdom Come) qui s’affronteraient perpétuellement : au bout du compte cela signifie que les dégâts qu’ils causeraient dépasseraient largement le montant des dégâts provoqués par les catastrophes naturelles. Dès lors, les compagnies d’assurance paieraient des dommages doubles ou triples de ceux payés actuellement, mais les primes d’assurance augmenteraient d’autant pour les agents économiques. Donc le coût des maux publics générés par les superméchants et par l’affrontement des gentils et des vilains compenserait sans doute exactement l'avantage du bien public généré par les super-héros.

[D’ailleurs, si le monde était peuplé de superhéros, il en faudrait aussi en Bretagne… L'hypothèse a - heureusement - été peu explorée. L’idée me fait pouffer intérieurement : imaginez Armoroyster, superhéros des côtes d’Armor qui se transformerait en huitre de Cancale géante pour écraser Bignouman, superméchant qui vous estourbit en produisant des sons insupportables. Ou Kouigna-man, qui étoufferait ses adversaires en leur balançant un composé 100% beurre demi-sel et sucre en pleine poire..]

Reprenons le fil de mon propos, avant que je fut interrompu fort impoliment par moi-même. La conséquence ultime de tout cela est que, pour parler par exemple de Superman, il subirait sans doute des milliers de procès intentés par des particuliers, entreprises ou collectivités, qui, au bout du compte, l’obligeraient à raccrocher sa cape pour aller cultiver des Edelweiss dans sa lointaine et inaccessible forteresse de solitude.
PS : je remercie Arthur Charpentier (lien vers son billet) de m’avoir donné l’idée de ce billet en me faisant découvrir l’hallucinant blog ECOCOMICS
PS2 : le titre du billet est bien sûr un clin d'oeil à "Superman returns" de Bryan Singer...

dimanche 21 juin 2009

GPS, information trafic et théorie des jeux



La perspective des vacances se rapprochant fort heureusement, et celle de déplacements hasardeux aussi, les dites vacances étant forcément synonymes de longues virées épuisantes en voiture, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’acquérir un GPS. En effet, ces déplacements étant l’occasion de bagarres ininterrompues avec ma moitié pour décider du bon itinéraire, l’hypothèse du GPS me semblait une possibilité de mettre enfin un terme à nos débats bagnolesques interminables dignes du CM2 sur l’opportunité de tourner à gauche pour gagner sur 700 kms de parcours 1 à 2 mn de temps…
Fort de ce projet, je vais voir une grande enseigne spécialisée dans les équipements bagnolesques (un truc du style « sudvoiture » ou « ouestbagnole », ma mémoire me joue des tours…, un carambar pour le premier qui trouve le bon nom, frais d’expédition à sa charge par contre) et sollicite l’opinion d’un conseiller clientèle (pardon, d’un vendeur).
Il me signale alors que de nombreux GPS ont, moyennant un supplément de prix, une option trafic en temps réel qui me permet d’adapter mon itinéraire à l’état de la circulation. Une espèce de Bison Futé omniscient à domicile quoi, et ce moyennant le prix modique de 14999,99€.
L’idée me séduit, mais arrghh, l’esprit de l’économiste démon s’empare de ma personne, et je lui pose alors THE question :

« Mais que se passe-t-il si tous les automobilistes ont un GPS avec cette option et qu’ils basent leur choix d’itinéraire sur la même information ? »

En effet, la question me semble légitime et je me félicite de me l’être posée. Si nous sommes tous avec un GPS qui nous dit que l’itinéraire blanc est rouge et qu’il faut passer sur l’itinéraire noir qui lui est vert, alors l’itinéraire noir deviendra rouge et l’itinéraire blanc deviendra vert… Non ?
[Désolé pour les daltoniens qui risquent de ne pas saisir mon exemple]
Là, le vendeur me regarde de ses yeux vides, se dit que je suis un fou dangereux et ne voyant manifestement pas où je veux en venir, répond « euhhh… ».

Bon, reprenons. Supposons que le niveau de QI des individus au volant de leur voiture soit divisé par 2 ou 3, ce qui est un fait connu, et chacun d’entre nous a pu en faire l’expérience.
Prenons un exemple. Peut être pas pour moi dans ma voiture, mais le mec d’à côté de moi – appelons le Bernard par exemple, même si  je n’ai rien contre les Bernard, cela aurait pu être Charles ou Tartempion -. Il est  coincé dans les bouchons, au volant de sa 406 bi-turbo au volant  en cuir de gazelle naine d’Ethiopie, au châssis surbaissé, il fait vrombir son 3.0 200 ch qui consomme 25 litres au 100, celui-là, donc c’est sûr que son QI est largement diminué, même s’il ne part pas de très haut fondamentalement…
Si  le GPS de Bernard lui susurre d’une voix marylinmonroesque  AVANT d’être coincé dans le bouchon qu’il faut qu’il tourne à gauche pour éviter cela, il ne va pas aller plus loin que le bout de son spoiler avant, et va rageusement écraser l’accélérateur pour partir en vrille à gauche.
Et je ferai en fait sans doute la même chose, bien que n’ayant pas de châssis surbaissé et de volant en cuir de gazelle…
Supposons maintenant que nous sommes en fait pleinement rationnels, un petit malin va me faire remarquer que je peux anticiper que l’autre usager tournera à gauche et que par conséquent j’ai intérêt à aller tout droit. Sauf, que, en fait, s’il est aussi rationnel que moi, il peut anticiper la même chose, et en faisant l’hypothèse que le jeu est statique (tous les joueurs jouent en même temps, ou, ce qui revient au même, aucun joueur n’est en mesure d’observer l’action d’un autre joueur avant de décider), l’équilibre de ce jeu de trafic reste assez difficile à déterminer.
En fait, un papier ancien d’Arnott, De Palma et Lindsey (1999) montrait que, d’un point de vue théorique, dans certaines conditions, si tous les usagers étaient informés de la même manière (l’information est publique et gratuite), alors le fait de prodiguer cette information n’améliorerait pas les conditions de trafic et ne diminuerait pas le niveau des coûts de transport. L’existence d’une information publique n’améliorerait pas la coordination des joueurs si tous sont également informés. La seule information « efficace », propre à améliorer la situation, était celle que l’on ne donnerait qu’à une portion suffisamment réduite des conducteurs, les autres restants dans l’ignorance.
Cela m’a rappelé le résultat d’expériences en  classe réalisées à plusieurs reprises, sur la base d’un jeu qui est un peu ma marotte en ce moment, le jeu d’entrée de marché (inventé par Selten et Guth en 1982). Dans ce jeu, n personnes doivent décider d’entrer ou non sur un marché, le gain de l’entrée étant une fonction décroissante du nombre d’entrants. Si une personne ne rentre pas elle gagne une somme fixe, mettons 1$. La fonction du gain est du type :

G(e)= 1$ + 1$(8-m)

m est le nombre d’entrants et 8 correspond en fait à la capacité du marché. En clair, plus les gens sont nombreux à entrer et moins chacun gagne… C’est l’exemple le plus simple de ce que les économistes appellent une externalité négative. La congestion est l’exemple type d’externalité négative.
 Dans ce jeu, le nombre d’entrants prédit à l’équilibre de Nash (en stratégies pures) est de 8 ou de 7, en fait égal à la capacité ou à la capacité moins 1. Il n’y a pas besoin de creuser très profond pour comprendre que dans un tel jeu, l’optimum de Pareto est atteint quand seulement 4 joueurs entrent et que les autres joueurs n’entrent pas (c’est cette situation qui maximise le gain total du groupe de n joueurs).
Dans la classe, il y avait 14 étudiants, et j’ai répété ce même jeu 14 fois de suite avec une variante. Dans le premier « traitement », tous les étudiants devaient choisir simultanément d’entrer ou de ne pas entrer sans connaître la décision des autres (7 fois de suite). Dans un second traitement, ils devaient prendre la même décision, mais cette fois en ayant affiché sur leur écran d’ordinateur le nombre de personnes déjà entrées avant qu’ils fassent leur décision (ce nombre était « rafraichi » en temps réel).
Les résultats sont donnés dans le graphique suivant :
 

En bleu, le taux d’entrée observé, en rouge le taux optimal d’entrée et en vert le taux prédit à l’équilibre de Nash.
Il est facile de constater que, en fait, le taux d’entrée converge assez vite vers l’équilibre de Nash. Mais surtout, que l’information donnée aux participants sur le nombre d’entrants en temps réel (information gratuite bien sûr) n’a servi à rien du tout ! Le taux d'entrée dans le second traitement ("information") est rigoureusement le même en moyenne que le taux d'entrée dans le premier traitement (pas d'information). L'information n'a pas permis aux joueurs de mieux coordonner leur choix.
Bref, achetez un GPS avec information trafic, mais demandez d'abord à votre voisin d'embouteillage s'il en a déjà un...

samedi 13 juin 2009

Psychologie, menace crédible et éducation des enfants



En lisant le spirituel billet d’Emmeline sur la théorie de la menace crédible appliquée à « Princess Bride », je me suis remémoré une histoire personnelle.
Il y a quelques temps, un ami m’expliqua que son fils de 1 an refusait d’aller se coucher le soir, et une fois dans son lit, pleurait pendant de longues minutes avant de s’endormir, car il voulait dormir avec ses parents. Rien ne permettait de la calmer : calins, histoires, musique, petite lumière et même le fait de le gronder n’avait aucune efficacité. Du coup, s’ensuivait des nuits agitées qui perturbaient le bon fonctionnement de la maisonnée…
Je lui racontais alors l’anecdote suivante : il y a quelques mois, ma fille avait fait exactement la même chose, et de la même manière, aucune solution ne fonctionnait pour la calmer, et les nuits agitées s’empilaient pour elle et ses parents, avec pour conséquence une fatigue physique croissante, une montée de l’énervement mutuel chaque soir… bref, nous étions dans un cercle vicieux dont l’issue nous paraissait incertaine.
Epuisé  par ces nuits difficiles, j’ai eu alors un sursaut intellectuel : comment était-il possible que, moi, produit de l'éducation universitaire, bardé de diplômes et de solutions intellectuellement brillantes, je ne trouve pas une solution à ce problème pourtant d’une simplicité enfantine ? (sans jeu de mots !)
Je me suis dit que, puisque calins, histoires, musique, lumière ne fonctionnaient pas, il fallait lui faire subir les conséquences de ses caprices et la menacer de quelque chose de désagréable.. Comme j’ai arrêté le fouet ou le pilori parce qu'ils nécessitent soit de l’habileté, soit de la place, je me suis dit que la perspective de passer la nuit à l’autre bout de la maison, dans une petite pièce isolée loin de nous, nous éviterait d’une part d’entendre ses pleurs et, surtout, la dissuaderait d’autre part de répéter la comédie du soir.
Fort de cette idée toute simple, le soir même, comme immanquablement, pleurs et cris commençaient, je lui expliquai que j’allais la descendre dans la pièce du bas, où ne pouvant l’entendre, elle pourrait bien pleurer autant qu’elle le voudrait sans que nous venions la consoler.
Elle me regarda alors avec ses grands yeux, semblant réfléchir intensément, puis se remit à pleurer exactement comme auparavant.

Blood and guts, aucun effet de ma menace…

J’ai donc essayé de raisonner SCIEN-TI-FI-QUE-MENT !
Et, bien que l’esprit embrumé, je me suis souvenu de la théorie des jeux : pour qu’une menace soit efficace, il faut qu’elle soit crédible ! Si je vous menace de vous noyer alors que nous nous baladons en plein Sahara, vous allez pouffer, ou si je menace Myke Tyson de me mettre en rogne contre lui, il va sourire de toutes ses dents en or.

Une menace est dite crédible dans un jeu séquentiel si le joueur rationnel qui joue en premier sait que le joueur rationnel qui joue en second ne sera pas stratégiquement incité à mettre en oeuvre une possibilité de sanction (menace) explicite ou implicite, l'application de cette menace lui procurant un gain inférieur à la stratégie qui consiste à transiger. Un cas classique de menace non crédible en organisation industrielle est la menace de guerre des prix qu'un monopole en place fait peser sur un entrant potentiel. En effet, le profit d'un duopole de Cournot, ou même de Stackelberg étant supérieur au profit (nul) issu de la guerre des prix (duopole de Bertrand), si l'entrant entre effectivement, le monopole en place renoncera à la guerre des prix.
En l’occurrence, dans la pièce du bas, qui est un bureau, il n’y a aucun lit bébé qui permettrait de rendre potentiellement effective la sanction dont je la menaçais !
Maline la gamine….
Alors, le lendemain, je monte un lit bébé et le place dans la pièce du bas en question, et, négligemment, j’invite ma fille à venir se promener avec moi pour visiter la pièce du bas. Elle entre dans la pièce,  passe à côté du lit, s’arrête un moment en le regardant de manière pénétrée, me regarde d’un air de dire « OK, j’ai compris », puis sort de la pièce pour aller jouer.
Le soir, la sarabande recommence. Pleurs puis calins, pleurs puis histoire, pleurs puis menace : « je vais te descendre dans le bureau te coucher dans le petit lit, et nous ne t’entendrons pas pleurer », lui dis-je de l’air le plus neutre possible.
Elle s’arrête alors de pleurer… Je repars dans ma chambre, attendant une nouvelle vague… et, puis...plus rien !
Le lendemain soir, pas de sarabande, rien, la félicité dans la maison, une ambiance zen comme dans une pub pour Ricoré (mais pas le matin, le soir quoi !) et une nuit calme et sans heurts.
Quelques jours passent, meublés de nuits calmes pleines d’un sommeil réparateur. Je triomphe : la victoire de l’esprit sur le muscle, de la science sur l’animal, bref la supériorité du raisonnement logique sur le cerveau reptilien, ah, cela sert des millions d’années d’évolution….
Triomphant, j’explique à mon ami qu’il doit faire exactement la même chose. A l’issue de l’entretien, l’ami en question était prêt à faire bruler des cierges pour moi qui lui avait apporté LA solution…
Bon, je ne lui ai pas raconté l’ultime fin de l’histoire…
Peu après ma prétendue victoire, un soir, nouveaux pleurs, et rien ne marche comme au début de cette histoire… Je menace ma fille de la descendre dans la pièce du bas en étant sûr de la crédibilité de celle-ci… Aucun effet, des pleurs et des cris ininterrompus que rien ne semble pouvoir tempérer. Enervé, j’empoigne ma fille, bien décidé à mettre à exécution ma menace pour la rendre encore plus crédible ! A deux pas de la porte de la pièce du bas, ma fille s’arrête de pleurer et dit en me regardant de ces yeux pleins de larmes «  calin, papa »…
Bon, j’ai craqué, je n’ai pas pu la laisser en bas et elle a passé la nuit avec nous…

Bilan : une victoire totale et définitive du cerveau reptilien sur la logique cartésienne, ainsi qu'une désillusion totale sur mon intellect et ma capacité à appliquer la théorie des jeux dans mon comportement personnel....
La chute de cette histoire ?
Le lendemain, elle n’a pas pleuré et jamais depuis. J’ai du coup décidé de relire Françoise Dolto et Laurence Pernoud plutôt que Ken Binmore*.

* : théoricien des jeux mondialement connu, auteur du célèbre manuel Fun and Games (1991) et plus récemment Game Theory: A very short introduction.
PS : remerciements à Gotlib pour l'illustration de ce billet (tome 5 rubrique à brac, "psychologie" à lire de toute urgence si vous ne connaissez pas)

samedi 6 juin 2009

Bill Gates et l'altruisme impur


Le 3 juin dernier, Bill Gates,  dit “the funny guy”, a tenu à l’occasion d’un séminaire  ces propos rapportés par l’AFP (voir http://www.generation-nt.com/bill-gates-microsoft-milliardaire-don-fondation-actualite-751131.html )
" Je pense que tous les milliardaires devraient donner une vaste partie de leur fortune. Je ne dis pas qu'ils ne devraient rien laisser à leurs enfants ou ne pas en garder un petit peu pour eux-mêmes mais oui, je pense qu'ils y trouveraient du plaisir, je pense que leurs enfants ne s'en porteraient que mieux et je pense que le monde ne s'en porterait que mieux "
Enjoignant ainsi ses collègues milliardaires à faire de même….
Ce qui m’a frappé immédiatement, c’est le fait que Bill Gates dise trouver du plaisir à donner…  (je ne trouve pas cela bizarre, je trouve cela surprenant que le premier argument qu’il ait employé pour justifier son investissement charitable soit le plaisir qu’il en retire personnellement). Je vais donc m’empresser de montrer que le comportement de Bill Gates est un magnifique exemple d’altruisme impur.
La donation charitable peut s’assimiler assez aisément à un jeu de contribution volontaire au bien public. Un individu doit décider d’affecter une partie de sa richesse privée à un bien public dont le rendement marginal unitaire est inférieur au rendement marginal du bien privé, mais le rendement marginal social du bien public est supérieur au rendement marginal social du bien privé (ce que je garde pour moi pour acheter des écrans plats ou des bananes). J’ai déjà présenté ce jeu dans ce billet, donc je ne le refais pas. Nous sommes en présence d’un magnifique dilemme social, la stratégie dominante étant de ne rien contribuer (c’est le fameux free riding), alors que l’optimum de Pareto serait que tous contribuent au maximum au bien public.
Les résultats expérimentaux de ce jeu, abondamment testé expérimentalement (beaucoup trop même je trouve, mais il est vrai que ce jeu permet de dire beaucoup de choses sur les fondements de la coopération dans des jeux non coopératifs), sont qu’en général les contributions au bien public ne sont pas nulles mais déclinent dans le temps, bien qu’elles atteignent rarement un niveau nul (l’équilibre de Nash du jeu). Toute la question est de savoir pourquoi la coopération peut être soutenue par les individus…
En fait, les propos de Bill Gates sont particulièrement intéressants car ils donnent une actualité spectaculaire au phénomène d’altruisme impur et à ce qui peut l’expliquer dans le maintien de la coopération.
L’idée en est particulièrement simple : les gens donnent non pas tant aux autres que pour eux-mêmes, et en fait l’altruisme pur est un motif de donation charitable peu robuste pour expliquer empiriquement les dons.
Ce phénomène dit de warm-glow  a été théorisé et observé empiriquement par Jim Andreoni à partir des années 90. Cet effet de warm glow dit simplement que les individus retirent une utilité du simple fait de donner, ce qui signifie qu’il y a un fondement égoïste de la charité. Par ailleurs, ils retirent une utilité de l’existence du bien public  produit à l’aide de cette donation (en fait la charité est une forme de bien public pour lequel les contributions sont purement privées).
Formellement, comme l’explique Andreoni en 1990, la fonction d’utilité est donc pourvue de trois arguments dans un jeu de contribution standard au bien public :
Ui=U(xi,gi,G)
Où xi est le revenu que je garde de manière privative, gi la contribution au bien public et G le niveau du bien public produit à l’aide de la somme des gi pour tous les i ayant contribué (moi et les autres).
Aussi, si mon utilité est de ce type, je suis un altruiste impur, car je valorise le bien public deux fois : d’une part par l’effet de warm glow qui joue positivement sur mon utilité (égoïsme) et d’autre part par le fait que je suis content que le bien public existe (altruisme).
En 1995, Andreoni montre que cet effet de warm glow explique bien le phénomène de contribution positive au bien public, en comparant le jeu de bien public habituel (qui se base sur un contexte positif, puisque quand j’investis dans un bien public, je sais qu’il génère une externalité positive) à un jeu identique mais basé sur un contexte négatif (j’investis dans un bien privé dont je sais qu’il procure une externalité négative car « détruit » du bien public). D’un point de vue théorique, les contributions au bien public devraient être les mêmes dans les deux contextes. Or, il observe que ce n’est pas le cas, la contribution au bien public étant bien supérieure dans le contexte positif à la contribution au bien public dans le contexte négatif. Il y a quelques mois, Douadia Bougherara, David Masclet et moi-même (voir le document paru dans la Revue Economique à télécharger ici) avons étendu son étude expérimentale, et observé essentiellement les mêmes résultats (plus d’autres nouveaux heureusement !).
 « L’égoïsme » lié au plaisir de donner (warm glow effect) est donc un support réel de la coopération, comme l’explique magnifiquement ce cher Bill !
Plus récemment, une étude de Videras et Owen en 2006 montre que, sur une quarantaine de pays étudiés et ce pour 35000 individus, le niveau de bien être individuel est positivement corrélé avec le niveau de donation charitable. Beaucoup plus intéressant, ils montrent qu’en fait l’utilité retirée du fait de donner en soi (cf Bill : « ils en retireraient du plaisir) est bien plus importante que l’utilité retirée des dons comme bien public (cf Bill : « le monde s’en porterait mieux »). Ce n’est donc pas un hasard si Bill cite d’abord la première motivation, puis les suivantes, cela correspond vraisemblablement à une hiérarchie en termes de bien être. Par ailleurs, cette étude montre que les individus ayant un faible niveau de responsabilité collective augmentent le bien être en donnant car ils se conforment ainsi aux normes sociales. C’est exactement le contraire pour les individus à haut niveau de responsabilité collective, comme Bill ! Ouf, je suis rassuré, Bill Gates est et restera toujours un anticonformiste…
Du reste, il y a même des preuves fournies par des recherches dans le domaine de la neuroéconomie (voir ici)...
La conclusion de tout cela ? « Donnez et vous serez bien dans votre peau ! »