samedi 22 mai 2010

La victoire de l'équipe de France, les téléviseurs remboursés et Kahneman-Tversky

Plusieurs enseignes commerciales de la grande distribution (dont une qui a un nom proche de Galaxie Venus) et marques de téléviseurs proposent de rembourser, plus ou moins partiellement, les achats de téléviseur en fonction des performances de l’équipe de France au futur Mondial de foot en Afrique du Sud.
Arthur (Charpentier) a déjà évoqué ce problème ici. Bon, si je veux faire du mauvais esprit, je dirais que le risque n’est pas bien grand pour ces enseignes apparemment. Mais comme je l’ai déjà dit, la chose footbalistique éveillant  mon intérêt à peu près autant que Peter Gabriel écoutant le dernier titre de de Céline Dion, il faut bien dire que je m’estime pas capable de me faire un jugement tempéré sur l’ampleur du risque pris par Galaxie Venus et d’autres.

Partons d’éléments « objectifs ».
La probabilité « révélée » de victoire par les paris sportifs est, si j’ai bien tout compris, d’une chance sur 22 (la France est donnée gagnante à 21 contre 1).

[lecteur, j’ai mis des guillemets à « objectifs » car l’utilisation des côtes issues des paris sportifs renvoie au contraire par définition à la notion de probabilité subjective définie par Leonard Savage dans les années 50]

 Si on considère cette probabilité et un budget moyen d’achat pour un téléviseur disons de 1000 euros, la perte espérée pour les enseignes qui proposent le remboursement total est d’environ 45 euros, ce qui tu l’avoueras, lecteur, n’est pas grand-chose. Cela revient à faire une remise inférieure à 5% sur le prix du neuf. Donc, les dites enseignes nous font un coup marketing basé sur une opération spectaculaire mais probablement peu coûteuse, en tout ex ante.
Bien sûr cette perte espérée a sûrement été mise en balance avec la réaction de la demande de téléviseurs  à une telle opération. Ce n’est pas de cela dont je veux parler maintenant, ce qui m’intéresse est, tu t’en doutes lecteur, la perception de cette opération par les acheteurs potentiels et leur incitation à acheter ces téléviseurs. Bon, je mets de côté la possibilité que l’acheteur trouve sympathique le fait que les enseignes concernées supportent les bleus en étant prêt à subir un coût en cas de victoire, cette possibilité étant sûrement le nœud de cette opération marketing.
Supposons que la probabilité révélée par les paris sportifs soit suffisamment connue des acheteurs et représente une évaluation relativement  rationnelle de la probabilité de victoire de l’équipe de France. Passera-t-il  à l’acte s’il compte sur un gain espéré d’un peu moins de 50 euros qui peut paraître dérisoire ?
La réponse est probablement positive. Des milliers de personnes achètent tous les jours de tickets de loto ou autres tickets de jeu basés sur le hasard alors que le coût certain qu’ils subissent en les achetant est très supérieur au gain espéré, c’est-à-dire à la probabilité de gagner que multiplie le gain en cas de succès. S’ils adoptaient une décision sur la base d’une comparaison « rationnelle » des gains espérés et des pertes, ils n’achèteraient pas, ou s’ils achètent en étant rationnel, cela signifierait au contraire que la loterie nationale irait à sa perte d’un point de vue commercial et financier. Ce n’est pas le cas, merci pour elle, elle se porte très bien au contraire.
Je mets de côté les préférences vis-à-vis du risque pour expliquer ces comportements quotidiens  de paris. En effet, pour rationaliser ces comportements, il faudrait supposer que la plupart des parieurs sont très risquophiles, ce qui ne ressort pas, loin de là, des études empiriques. Celles ci , qu’elles soient basées sur des données expérimentales ou sur des données de terrain, montrent au contraire que la plupart des gens comme vous et moi sont averses au risque et même très averses au risque (c’est aussi la problématique posée par le fameux « equity premium puzzle » (« énigme de la prime de risque sur les actions », l’écart de rendement entre actions et obligations observé sur les marchés financiers sur la longue période impliquant des niveaux très importants de « frilosité » des investisseurs).

Une des explications les plus plausibles de ces comportements, susceptible de motiver l’acte d’achat dans le cas des téléviseurs remboursables en cas de victoires, est la déformation des probabilités par les individus (et pas ici leurs préférences vis-à-vis du risque).

J’ai évoqué la théorie des perspectives cumulées de Kahneman et Tversky dans ce billet  et, si lecteur, tu as besoin d’un rafraichissement, tu peux aller le lire…
[D’autant plus que le billet en question s’appuie sur des développements de la série « Lost » (traduction de « lost » en anglais), que la dernière saison de cette série passe en ce moment sur une grande chaine nationale, et que ce billet ne te sera d’absolument aucune utilité pour comprendre les rebondissements assez tortueux de cette ultime saison, désolé.]
Un des éléments intéressants de cette théorie est qu’elle se distingue de la théorie de l’utilité espérée de Von Neumann & Morgenstern par le fait qu’elle pose la possibilité que les individus déforment les probabilités. Plus exactement, dans la théorie des perspectives, la notion de probabilité est remplacée par une notion plus large de « poids » (proposée d’ailleurs par Edwards en 1954), poids qui impliquent que, en présence de probabilités objectives, ces dernières sont transformées par les individus. Cette transformation a été constatée maintes et maintes fois dans les expériences, notamment dans la quasi-expérience de Allais en 1954 qui met en évidence l’effet de certitude, comme l’expliquent d’ailleurs Kahneman et Tversky dans leur article séminal de 1979.
Par exemple, si on vous propose une loterie dans laquelle vous pouvez gagner 1000 euros ou rien, l’issue dépendant du lancer d’une pièce (face gagne, pile perd), il semble raisonnable d’attribuer une probabilité de 50% au gain, ce qui donne, en supposant l’individu neutre vis-à-vis du risque un gain espéré de 500 euros. Pourtant, les expériences montrent que cette probabilité objective de 50% est transformée par la plupart des individus en un poids (une « croyance ») plus petite que 50%.
Plus généralement, Drazen Prelec, partant des travaux expérimentaux, a proposé en 1998 (dans la revue econometrica) une forme fonctionnelle de transformation des probabilités. Cette forme fonctionnelle est assez souple, mais s’adapte bien aux multiples résultats expérimentaux qui montrent que le poids des petites probabilités tend à être plus important que le poids des grandes probabilités (nous avons tendance à surestimer notre probabilité de gagner au loto et à sous-estimer notre probabilité d’avoir la gueule de bois à l’issue d’une fête bien arrosée pour prendre un exemple parlant). Grosso modo, cela ressemble à cela :


La droite en pointillés représente la probabilité cumulée de 0 à 1 et la courbe en rouge les poids accordés aux probabilités objectives. Les petites probabilités sont effectivement surpondérées par rapport aux grandes probabilités. Par exemple, dans le graphique ci-dessus, et si on suppose que mon individu déforme les probabilités comme cela est représenté dans la courbe en rouge, la probabilité de gagner qui est d'environ 5%  pour l'équipe de France est transformée en une "croyance" d'environ 15%, soit un écart "subjectif" "objectif de l'ordre de 10 points.

Dans l’exemple de Galaxie Venus, il semble évident que l’on joue là-dessus pour nous vendre des téléviseurs : la probabilité de gagner est somme toute très faible mais le poids accordé à cette probabilité, la croyance que nous donnons à cette victoire, sans doute encore un peu plus déformée par notre chauvinisme latent, nous poussera immanquablement à acheter des téléviseurs dans ces enseignes qui savent très bien manipuler nos incohérences et nos émotions.

7 commentaires:

  1. C'est intéressant cette théorie des transformations de probabilités, surtout lorsque c'est appliqué aux paris sportifs. Cela signifie donc que les cotes des équipes les plus faibles seraient systématiquement sur-évaluées et celles des équipes les plus fortes sous-évalués. Si, donc, je me mets à parier systématiquement contre les équipes faibles (disons avec une cote inférieure à 1 contre 10) et en faveur des équipes fortes (disons mieux que 9 contre 10), alors je serais gagnant sur le long terme. Avec un peu d'économétrie on doit pouvoir affiner les bornes supérieures et inférieures bien sûr.

    Pensez-vous que cette martingale me permette d'arrêter ma thèse d'économie pour aller me dorer au soleil? Ou alors, suis-je en train de sur-estimer mes chances de succès?

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  2. @blaise
    Merci pour ce commentaire et bravo pour cette idée que j'aurais du avoir moi-même !
    Je ne sais pas si quelqu'un a déjà eu l'idée d'exploiter cette transformation de probabilités comme une martingale pour parier contre les parieurs, c'est à creuser en effet...
    pour ce qui vous concerne, tentez cette martingale pour devenir riche et finissez royalement votre thèse en étant insoucieux de l'avenir !

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  3. @blaise:
    D'autres ont eu la même idée pour le loto.
    Certains numéros étant beaucoup moins joués que d'autres (les numéros correspondant aux dates, le 7, le 13... sont très joués), il semble que certaines combinaisons aient eu une espérance positive de gain, en dépit de la marge fort importante prélevée par l'état.

    http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-lotos-et-loteries-19626.php

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  4. Ca serait aussi intéressant de voir si la forme fonctionnelle de transformation de probabilité de Prelec se retrouve dans les paris en ligne. Il y a des milliers de cotations publiées sur les sites de pari en ligne et il est facile de connaitre les résultats des matchs une fois qu'ils ont été joués. Ca serait laborieux mais pas difficile de collecter ces données. Il n'y aurait pas des économistes qui ont déjà utiliser cette source de données?

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  5. Ce que je trouve surprenant avec ce type d'offres, c'est que certes ex ante le risque pris par Galaxie Venus est faible, mais si ex post la France gagne cette entreprise va vraiment être en difficulté. Ce serait intéressant de voir si les firmes faisant ce type d'offres sont plus endettées que la moyenne et si on a là un bel exemple de risk-shifting, ou si ce sont des firmes déjà en difficulté avec des stocks énormes à écouler (là ce serait même un exemple de "gambling for survival"). Bon en tout cas si vous avez des actions d'une entreprise suivant ce type de stratégie, et pour peu que vous soyez un peu risk averse, vendez tout.

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  6. @J-E
    Oui, comme vous, j'ai trouvé cela un peu surprenant car le risque financier ne me semblait pas négligeable. Mais en fait, l'offre ne s'appliquant que sur les ventes TV sur une période réduite, le pourcentage de perte du CA que cela représente pour Galaxie Venus est réel mais sans doute assez minime je pense. Par ailleurs, imaginez que la France gagne, que GV rembourse et fasse une campagne de pub sur le fait qu'elle a remboursé recta tous les acheteurs comme elle s'y était engagée, quel serait l'impact sur la crédibilité de cette marque et in fine sur les ventes à court terme ? à mon avis très positif...

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  7. Je tiens de source certaine que nos amis qui parient sur la victoire ou la défaite de l'équipe de France ont en fait souscrit à des assurances ... s'assurant ainsi contre le risque que la France gagne ... il faut avoir un assureur de confiance ... (j'aime bien mettre des "...").

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