samedi 27 février 2010

Economie des contes de fées : Hansel et Gretel



Peu avant les vacances scolaires, un de mes enfants a ramené de l'école un conte bien connu des frères Grimm, "Hansel et Gretel". Si j'ai toujours été féru de contes et de mythologie, bien que connaissant les grandes lignes de l'oeuvre des diaboliques frangins, je n'avais jamais lu leur conte. En le parcourant, je me suis alors dit, comme jadis Bruno Bettelheim avec sa célèbre "psychanalyse des contes de fées" (1976), que ce conte et beaucoup d'autres peuvent constituer une excellente introduction à l'économie. Cette idée, lecteur, je te la livre, avec ma générosité habituelle, ainsi qu'aux éventuels professeurs de lycée ayant à affronter la réforme des programmes de SES.... (cette dernière suggestion est un brin ironique bien évidemment, parce que essayer d'intéresser des ados à l'économie avec "Les trois petits cochons" risque de déclencher l'hilarité générale dans la classe)

En fait, en cherchant un peu, je me suis rendu compte que cette idée était déjà venue à d'autres, comme Ed Glaeser ici. Il nous explique notamment, s'appuyant sur son article de 1992 dans le Journal of Political Economy, comment le "paradoxe de Cendrillon" peut être expliqué. En quelques mots, le paradoxe de Cendrillon réside dans le fait que la belle-mère de Cendrillon néglige la belle en termes d'investissement familial et mise tout sur les deux soeurs de Cendrillon, ce qui semble peu intuitif car, dans la course au succès, (qui épousera le fils du roi ?) elle ne devrait pas mettre tous ses oeufs dans le même panier et diversifier ses actifs (donc choyer Cendrillon au même degré que ses filles). Il évoque également d'autres contes dont la dimension pédagogique d'un point de vue économique est intéressante, comme "le Magicien d'Oz", ou "Jack et le haricot magique".

Bon revenons à nos moutons, ou plutôt à nos Hansel et Gretel....

[Je note en passant que ce billet vaut deux fois son pesant de rien du tout, car pour le même prix, lecteur, tu as les éléments d'un conte de fées  à raconter à tes enfants, au cas où tu ne connaisses pas l'histoire d'Hansel et Gretel et en prime des idées de réflexion pour tes vieux jours.
Par ailleurs, lecteur, si tu es un parent en quête d'histoires à raconter le soir à tes bambins, en voilà une qui les terrifiera et te permettra de leur faire peur avec tout un tas de sorcières et d'ogres imaginaires susceptibles de les faire obéir au doigt et à l'oeil, et ce à peu de frais...] 

Donc Hansel et Gretel vivent dans une chaumière à l'orée de la forêt avec leur père, un brave homme, et une marâtre absolument détestable. Extrait :

" La famille avait toujours été très pauvre, mais lorsque la famine s'abattit sur le pays, ils n'eurent absolument plus rien à manger."

Suggestions de discussion économique : notion de choc exogène, endogène sur l'économie (la famine peut être assimilée à l'un ou l'autre, à un choc exogène si par exemple elle est issue d'aléas climatiques ayant réduit le niveau des subsistances agricoles, ou à un choc endogène si par exemple le gouvernement a  mis en place des taxes sur les biens alimentaires) ; inégalités des patrimoines et des revenus ; choix de localisation optimale dans le modèle développé par Alfred Weber (1909), le frère de Max, dans son ouvrage "théorie de la localisation des industries".

Sur ce dernier point par exemple, histoire de faire un développement un peu plus conséquent, le père de Hansel et Gretel est bûcheron et choisit de se localiser près de la forêt et non à proximité du marché de consommation, la ville. Le modèle de Weber explique parfaitement ce choix dans la mesure où si le poids des matières premières est plus important que le poids des biens de consommation qui sont fabriqués avec cette matière première, et que le coût de transport est fonction de la distance et du poids, alors il est optimal de se localiser à proximité de la source de matières premières. Dans le cas contraire (poids du bien de consommation supérieur au poids de la matière première, il aurait été optimal de se localiser à proximité du marché final, en ville. Cela permet aussi de discuter des limites du modèle, celui-ci supposant notamment que mon brave bûcheron est en situation de monopole.

Reprenons la suite du conte avec un autre extrait :

" Je ne vois qu'une solution, dis sa femme, les conduire au plus profond de la forêt et les y laisser.
" Seigneur ! dit le père, tu me demandes d'abandonner mes enfants ?"
" Tu préfères que nous mourrions tous les quatre de faim ?"

Discussion et commentaires : La marâtre, bien que fort antipathique, a du suivre ides cours de théorie des jeux (même si elle n'existe pas encore au moment où les Grimm écrivent ce conte) car elle utilise à merveille l'idée de stratégie (faiblement) dominante de la théorie des jeux. En effet, abandonner les enfants implique une issue fatale avec une très grande probabilité pour eux seulement (surtout si le loup du petit chaperon rouge n'est pas rassasié à l'issue de  son festin à base de Mère Grand, de chaperon et de beurre et de petit pot de lait, et qu'il traine toujours dans la forêt). A contrario, ne pas les abandonner implique une issue fatale pour l'ensemble de la famille. Le choix rationnel et égoïste est donc vite fait...

Il est également possible d'insister également sur la rareté des ressources et le caractère infini des besoins, l'économie étant la science de l'arbitrage entre les deux.

Là dessus, le père les emmène dans la forêt, les perds mais heureusement Hans a pris soin de semer de petits cailloux blancs, ce qui permet derechef aux enfants de retrouver leur chemin vers la chaumière familiale.

[Une remarque, lecteur,  il me semble que les frères Grimm ont légèrement plagié Perrault (le petit poucet), qui lui même a du plagier Strabon, qui lui même a du plagier Homère. En effet, dans l'Odyssée, les grecs sèment des chevaux de bois pour retrouver leur chemin vers Troie ? Non ?].

Bon, je passe un peu plus vite. La famille a entre temps été remboursée d'un prêt fait au Roi , ressource qu'elle n'attendait plus (on pourra développer sur le risque souverain et la dette publique, en évoquant au passage le cas actuel de l'économie grecque et des difficultés actuelles et futures du gouvernement grec à emprunter auprès des particuliers). Dès lors, tout se passe bien pendant quelque temps jusqu'à ce que cette ressource providentielle soit épuisée. Le père (bis) emmène à nouveau les enfants en forêt pour perdre ses enfants, mais Hansel prend soin de semer des miettes de pain, ce qui n'est absolument d'aucun secours, un farceur d'oiseau boulottant l'intégralité de ses repères.

On pourrait d'ailleurs introduire la théorie des jeux répétés, car si chaque fois que la famille est dans le besoin les enfants sont menés dans les bois, ils devraient l'anticiper, et Hansel aurait du constituer une réserve de plusieurs tonnes de petits cailloux blancs.

Les enfants tombent sur la maison en pain d'épices dans la forêt, habitée par une sorcière qui les capture pour ("on n'attrape pas une mouche avec du vinaigre") pour pouvoir engraisser Hans afin de de dévorer. Gretel sert elle de bonniche à la sorcière en attendant le jour de ce funeste festin.
C'est là une magnifique illustration du concept d'investissement comme détour de production  tel que l'a présenté l'économiste autrichien Eugen Böhm-Bawerk et du coût d'opportunité de la constitution d'un capital... La sorcière a détourné une partie de ses ressources pour construire cette maison qui lui permet d'attirer des enfants et détourne encore une autre partie de celles-ci pour faire fructifier sa capture.

Bon, je solde le reste du conte, car votre patience et la mienne doivent être épuisées.
Hans trompe la sorcière sur son embonpoint (elle a la vue un peu basse apparemment), puis les enfants réussissent à la jeter dans le four et tombent sur un trésor qui fait la fortune de la famille, car, last but not least, ils réussissent à trouver le chemin de la maison familiale. Tout cela finit dans des effusions de joie lors des retrouvailles, d'autant plus qu'entre temps, la marâtre est passée de vie à trépas, et il ne reste que le brave bûcheron qui adore ses enfants.

Comme une théorie pédagogique ne vaut que si elle est testée, j'ai essayé  à l'occasion de la lecture du conte de faire cette introduction à l'économie à mon fils, sept ans.

Extrait de notre dialogue (j'ai laissé tombé assez rapidement sur la théorie des jeux et la notion de stratégie dominante) :
[Au moment du passage sur le détour de production]
- moi : "tu comprends, la sorcière nourrit Hans pour qu'il grossisse et soit plus appétissant..."
- lui (dubitatif manifestement) : "Mais pourquoi la sorcière elle mange pas tous les bonbons et les gâteaux qu'elle lui donne et elle mange en plus Hans, même s'il est maigre ?"
- moi (encore plus dubitatif) : "Euh, peut être qu'elle aime pas les bonbons d'abord et puis, elle a peut être pas faim aujourd'hui, alors elle préfère attendre que Hans soit bien joufflu pour quand elle aura faim..."
- lui (front plissé) : "elle est stupide cette sorcière, elle n'a qu'à vendre ses bonbons sur e-bay, comme ça avec les sous, elle pourra acheter de la viande et quand même manger Hans si elle a encore faim !"
- moi (agacé) : "Euh, je vais te remettre la playstation, hein, ce sera mieux..."

Je pense qu'il n'était pas dans de bonnes dispositions, j'essaye la semaine prochaine avec quelque chose de plus évident, comme les "trois petits cochons"....

vendredi 12 février 2010

Flingues bidon et paradoxe de la prévention de la délinquance



Un reportage récent dans l'émission "l'effet papillon" du 6 février sur Canal Plus en clair m'a donné l'idée du billet d'aujourd'hui. Ce reportage portait sur l'implication croissante de fausses armes à feu en plastique dans les braquages. Un fait divers tragique ouvrait le reportage, un braqueur ayant été abattu par la police qui s'était alors rendu compte à l'issue des événements que celui-ci ne pointait qu'une arme en plastique vers elle.
Comme le précise un policier dans le reportage en question, le code pénal ne fait en effet aucune distinction entre une arme factice et une arme réelle dans l'appréciation d'une situation de légitime défense. Par conséquent si on braque un policier avec une arme factice et qu'il nous tire dessus s'estimant menacé, alors rien ne pourra être opposé à son acte. Du reste, l'article 338 du code pénal, d'après ce qui est dit dans le reportage (je ne suis pas juriste, donc j'espère que cela est vrai), ne fait pas de distinction en termes de peine entre un braquage avec une arme factice ou une arme réelle : c'est potentiellement vingt ans de réclusion assortie d'une amende de 150000 euros. Partant de là, un député PS, Bruno Le Roux, s'appuyant sur les exemples du Canada, de la Suisse et de la Belgique, milite pour l'adoption d'un texte de loi obligeant les fabricants de répliques d'armes à feu à les distinguer des armes réelles par l'adjonction d'une couleur spécifique, d'un motif, etc. Ceci rendrait impossible la confusion potentielle entre les deux types d'armes pour quelque personne que ce soit.
Tout cela semble s'appuyer sur un solide bon sens, sauf que, à l'issue du reportage, j'avais de la peine à comprendre l'intérêt en fait d'une telle mesure, ne serait que du point de vue du bien être de la société. Un témoignage m'a en effet troublé : un  braqueur, manifestement professionnel, expliquait qu'il se contraignait à utiliser des armes factices car il se mettait ainsi dans l'impossibilité de tirer sur la personne menacée en cas de réaction de sa part à l'agression. Même quand on est un pro du braquage, avec la peur et la montée d'adrénaline propre à la situation d'agression, il est facile disait-il d'appuyer sur la gâchette de manière inconsidérée. Cela lui permettait d'éviter ainsi potentiellement la condamnation à perpétuité en cas d'issue fatale pour la personne blessée. Il voyait donc ces fausses armes comme un moyen de s'empêcher lui-même de céder à sa propre panique afin d'éviter les conséquences  tragiques d'un braquage réalisé avec des  armes à feu réelles et qui tourne mal. Son raisonnement m'a paru on ne peut plus rationnel.

Pourquoi cela ? A moins de supposer que la disponibilité d'armes factices relativement meilleur marché et plus faciles à se procurer que les armes réelles pousse les braqueurs ou autres petits délinquants à l'acte, ce qui est peut être vrai, je n'ai pu m'empêcher de penser que cette réglementation qui vise à empêcher l'utilisation d'armes factices dans de vrais délits pourrait provoquer plus d'effets négatifs que d'effets positifs.

Envisageons l'impact d'une réglementation des reproductions d'armes factices qui empêche totalement de les utiliser pour menacer sérieusement qui que ce soit. En ce qui concerne les braqueurs professionnels, cela ne changera pas grand chose à leur activité, si ce n'est que le coût d'une arme s'élevant, cela pourrait même les pousser à augmenter le nombre de braquages. Cette situation m'a rappelé un exemple qui illustre l'excellent manuel d'initiation à la microéconomie d'Andrew Schotter que j'aimais bien présenter à mes étudiants, et qu'il appelle le paradoxe de la prévention de la délinquance. Le délinquant y est décrit, pour reprendre l'idée avancée par Gary Becker, comme un homo oeconomicus qui doit décider d'arbitrer de l'utilisation de son temps disponible entre des activités légales et des activités illégales. Bien évidemment, ces activités ont des coûts directs et indirects, d'opportunité par exemple. Dès lors, une augmentation des moyens de police et de la probabilité d'être pris et mis en prison va générer comme d'habitude dans le modèle standard du consommateur deux types d'effets, un effet de substitution et un effet de revenu (voir la figure ci-dessous). 
Supposons en effet un individu  qui a le choix entre des activités criminelles et des activités légales et  qui doit  répartir sa dotation donnée une bonne fois pour toutes en temps (8h par jour par exemple) entre ces deux activités. Chaque activité lui procure une rémunération différente, wm le salaire des activités illégales (malhonnêtes) et wh le salaire des activités honnête. Appelons p la valeur espérée du risque d'être pris et sanctionné pour activités illégales, p est constante, mais plus  l'individu répartit son temps en activités malhonnêtes et plus il a de chances au total d'être pris (p est un coût unitaire). p peut aussi être vu comme un coût afférent à l'exercice d'une activité criminelle, par exemple le coût des armes que je dois me procurer, des faux-papiers, d'informations diverses, etc. Dès lors, pour chaque unité obtenue de salaire malhonnête, je dois déduire le coût de production de l'activité malhonnête et le coût espéré d'être pris et sanctionné.

Si le gouvernement adopte une réglementation qui empêche tout délinquant d'utiliser une arme factice, cela revient à dire que p augmente, en supposant que les vraies armes soient plus coûteuses que les armes factices à acquérir dans le cadre d'une activité criminelle, ce qui me semble assez évident. Dans ce cas, si le coût de réaliser un braquage augmente, alors cela peut me dissuader de faire des braquages et a alors augmenter la partie honnête de mon activité : c'est l'effet de substitution (ES sur le graphique, celui-ci augmentant le nombre d'heures que j'affecte à l'activité honnête). Mais, comme le coût des activités malhonnêtes augmente, la rémunération des deux activités ne changeant pas, celui produit aussi un effet sur mon revenu : toutes choses égales par ailleurs, mon revenu réel diminue car si le coût de production des activités malhonnêtes a augmenté, le bénéfice que je retire des activités honnêtes et malhonnêtes n'a pas changé. Je suis donc entre guillemées plus "pauvre" (j'essaye d'être le plus intuitif possible, pardon aux microéconomistes "sérieux qui me liraient). Cet effet de baisse de mon revenu réel peut me pousser afin de compenser à augmenter le nombre d'heures que j'affecte à l'activité malhonnête. C'est l'effet revenu. Dans ce cas, l'effet substitution pousse l'individu à être plus honnête, mais l'effet revenu le pousse au contraire à l'être moins. Comme l'effet revenu  est ici plus important  (il pousse l'individu vers la gauche sur l'axe des abscisses) que l'effet substitution (qui le pousse à droite sur l'axe des abscisses sur le graphique), l'effet total est que l'individu augmente son activité malhonnête.


L'effet net total de la nouvelle réglementation est ici négatif : plus de répression implique plus d'activités illégales. C'est dans ce sens qu'il y a paradoxe, car en rendant plus coûteuse l'activité criminelle, on a incité les criminels au final a augmenter leur effort dans cette activité. En fait, cela revient à dire que les activités criminelles sont un bien Giffen, c'est-à-dire un bien dont la demande croit quand le prix (ou le coût) de ce bien augmente, ce qui est le contraire de l'idée que l'on a sur la demande de biens dit "normaux". C'est apparemment une vision tout à fait possible et sérieuse des activités criminelles, comme le montre cet article très recent (ici, Michael Cain, 2009, Is Crime a Giffen Good?, Journal of Financial Crime). En fait, Battalio et al, 1991, "Experimental Confirmation of the Existence of a Giffen Good", American Economic Review, ont montré que l'existence d'effets Giffen (une demande d'un bien qui augmente quand  son prix s'accroit) pouvait s'observer en laboratoire. Ces effets Giffen sont d'ailleurs beaucoup plus fréquents que ce que les économistes supposent habituellement, en se fondant généralement sur l'hypothèse d'une demande des biens qui décroit en fonction du prix. Battalio et al. , 1991 insistent notamment sur le fait qu'il ne s'agit pas tellement d'affirmer que tel ou tel bien est par nature Giffen, mais que pour certains niveaux de prix et de revenus, de nombreux biens peuvent être "localement " des biens Giffen, ainsi que l'avait déjà noté Jack Hirschleifer.

Je n'ai donc pu m'empêcher de penser à cet exemple certes intrigant et un peu artificiel, peu fondé empiriquement, mais qui mets le doigt sur les effets pervers potentiels de politiques publiques incorrectement évaluées, en se fondant sur le bon sens comme semble le faire ce député. Je ne dis pas qu'il a tort bien évidemment, je n'ai aucune étude sérieuse sous la main, mais en-a-t-il une qui évalue correctement tous les impacts de cette réglementation qu'il souhaite faire adopter ? Rien n'est moins sûr... S'appuyer uniquement sur le bon sens et la morale me parait alors extrêmement risqué, surtout quand la vie de personnes agressées est en jeu.