dimanche 31 octobre 2010

Facebook, le prix de l'essence et le rôle de l'approbation



Je lis les journaux régionaux extrêmement rarement. J’ai toujours plus ou moins détesté cela, sans doute en réaction à cette période de mon enfance où, lors des pluvieuses journées de vacances passées dans mon Morvan natal, ma seule ressource pour lutter contre l’ennui était la lecture des strips de Superman repris par le journal La Montagne…
De manière plus générale, j’ai toujours vaguement contesté cette manière de voir l’actualité par le petit bout de la lorgnette, où on s’intéresse plus au concours de boules de l’amicale de Petaouchnouk-sur-Sèvre qu’au conflit du Darfour, et ces journaux dans lequel l’intérêt majeur d’un grand nombre de lecteurs consiste à consulter les annonces nécrologiques au cas où son voisin y figurerait.

[Je suis un peu de mauvaise humeur, perturbé sans doute par le passage à l’heure d’hiver]

Toutefois, il y a peu, ayant à ma disposition une des bibles du Breton moyen (en dehors de the Holy Bible bien sûr), en l’occurrence le journal Ouest France, je suis tombé sur cette petite histoire présente dans l’édition du 27 octobre dernier que je m’en vais vous narrer.

Il était une fois, dans une petite ville d’Ille-et-Vilaine, un gentil responsable de station service, prénommé Eric. Celui-ci était en butte, comme tous ses semblables, aux difficultés récurrentes d’approvisionnement en carburant dues aux dépôts bloqués par quelques centaines de syndicalistes – une dizaine selon la police- opposés à la réforme des retraites.

Etant d’une nature généreuse, il se dit qu’il serait souhaitable d’informer tous ces pauvres automobilistes errant comme des âmes en peine à la recherche du Graal contenant, non pas le sang du Christ, mais du bon et lourd gasoil. Il a alors l’idée de les informer en temps réel ( ?) via la page Facebook de la grande surface dont il tient la station essence. Las, loin de s’arrêter là, constatant que les prix de la concurrence s’envolent dans cette période de pénurie, les marges passant d’après lui de environ 1% à 6% pour certains, il  décide courageusement de baisser les prix des carburants qu’il propose et, cerise sur le gâteau, d’accroitre sa capacité d’accueil en embauchant des extras pour limiter la durée des files d’attente.
Résultat ? des dizaines de messages d’encouragements et de remerciements pour cet accueil amélioré et ces prix généreux sur la page Facebook de la grande surface. Eric, ému jusqu’aux larmes (bon, là je me fais un peu un film), décide alors d’organiser un challenge : si avant le mardi 26 octobre 8h, cent internautes ont cliqué « j’aime » sur la fameuse page Facebook, le prix du carburant baisse. Mais Eric va plus loin, si en plus de cela, 800 internautes se déclarent fans de la dite page, le gas oil est vendu à prix coûtant. Apothéose : si la page compte plus de 1000 fans, tous les carburants sont à prix coûtant.

En fait, à l’issue du délai, 109 personnes ont déclaré avoir « aimé » cela, et du coup Eric, bouleversé par une émotion que l’on ne  peut que déclarer légitime a décidé de fournir tous les carburants à prix coûtant toute la journée, allant bien au-delà de son engagement initial. Conséquence prévisible : rupture d’approvisionnement dès 17h45 le même jour !

Lecteur, tu te doutes que ce qui m’intéresse là-dedans est de donner un peu de sens économique à ce paradoxe : un gérant qui s’engage à vendre à prix coûtant moyennant le fait que des internautes anonymes lui ont signifié en nombre suffisant qu’ils le trouvaient sympathique ! Notes bien que nombre d’internautes peuvent l’avoir déclaré sympathique, que cela ne leur coûte pas grand-chose et qu’en plus, ils peuvent en fait le trouver réellement antipathique, mais que tout ce qui compte, c’est que in fine, un nombre suffisant d’individus aient déclaré trouver son action sympathique.

Ce que je veux dire par là, c’est que le pouvoir de rétorsion par les internautes en cas de non respect de la parole du gérant est relativement limité. Ce ne sont pas 100 internautes, qui, du reste, ne sont pas forcément des clients récurrents de la station, qui vont pouvoir punir le gérant en boycottant sa station par exemple. Par ailleurs, on peut penser qu’un objectif de construction d’une réputation par le gérant auprès de ses clients est sans doute réel, mais n’est pas forcément la motivation principale de son comportement.

La question est donc de savoir si ce type de récompense (« j’aime » sur Facebook) ou de sanction («je n’aime pas »)  symbolique a une influence sur les comportements des individus. Cette idée est vieille comme le monde ou presque, l’un de ceux qui l’a avancé de manière sérieuse étant par exemple le sociologue Emile Durkheim.

Ces sanctions / récompenses sont dites immatérielles (on parle aussi de feedback positif ou négatif dans la littérature expérimentale) dans le sens où elles n’affectent pas le bien être matériel de l’agent sanctionné ou récompensé mais uniquement son état émotionnel. Les exemples sont nombreux, tant les expressions possibles de l’approbation et de la désapprobation verbalement et facialement sont nombreuses : insultes, ostracisme social (cf. le doux procédé de l’excommunication), l’humiliation (etc.) mais aussi les applaudissements, les encouragement, sourires et autres manifestations d’enthousiasme individuel ou collectif à l’égard du comportement d’une personne.

Initialement, je pensais dénombrer par dizaines les études expérimentales consacrées à cette question pourtant simple, et force est de constater qu’il n’est pas si évident de trouver des articles qui traitent directement de cette question dans le domaine de l’économie expérimentale ou de  l’économie comportementale dans ce sens précis. Nombre d’études existent sur l’impact des sanctions/ récompense matérielles, également sur la question de l’impact de sanctions symboliques sur les contributions (notamment un papier connu d’un de mes collègues et co-auteurs, David Masclet dans Masclet et al., 2003). Toutefois, le feedback proposé  - un certain niveau de désapprobation non matériel par exemple- est toujours ex post, une fois les décisions effectives des individus rendues publiques pour l’ensemble du groupe.

La seule étude à ma connaissance sur ce sujet est celle de Lopez-Perez & Vorsatz en 2010 dans le Journal of Economic Psychology, la question posée par ces auteurs étant selon moi précisément la principale énigme issue du comportement de mon sympathique gérant de station d’essence. En quoi la présence d’une approbation ou d’une désapprobation non matérielle peut-elle influencer les choix ?

Pour étudier cela, les auteurs, après avoir construit un modèle d’aversion à la désapprobation, comparent trois traitements fondés sur un jeu de dilemme du prisonnier joué une seule fois (« one shot game »), ce afin de tester le modèle théorique construit au départ. Dans ce jeu, faut-il le rappeler inventé par Dresher et Flood en 1950, et contextualisé par Tucker en 1952, deux joueurs doivent décider de coopérer ou de ne pas coopérer (ces termes ne sont pas utilisés dans les instructions du jeu), le choix étant simultané. Si les deux coopèrent, ils gagnent chacun 180 points, et si les deux ne coopèrent pas, ils gagnent chacun 100 points. Si l’un des deux coopère et l’autre non, celui qui coopère gagne 80 et celui qui ne coopère pas gagne 260 points. L’équilibre de Nash consiste bien sûr en une défection mutuelle.

Le premier traitement expérimental est un traitement de contrôle, les participants sont appariés par deux de manière aléatoire et anonyme et jouent le dilemme du prisonnier. Dans le second traitement, fait en particulier pour tester leur modèle d’aversion à la désapprobation, les sujets doivent dire, ce avant de choisir leur stratégie, ce qu’ils pensent que leur adversaire va penser de leur choix dans toutes les configurations possibles du jeu, en clair s’il désapprouve ou approuve chaque stratégie possible. Par exemple, si on suppose que l’autre coopère, le fait que je coopère moi-même devrait être massivement approuvé par mon partenaire. Cette information sera communiquée à l’adversaire, chaque joueur ayant accès à ce jugement hypothétique des actions de l’autre par lui-même.

Dans le dernier traitement, les joueurs ont la possibilité, une fois leur décision faite, d’envoyer un message coûteux à leur partenaire (« feedback »), ce message disant que le choix fait par l’autre était soit bon, soit mauvais, soit ni bon ni mauvais. Le traitement qui m’intéresse le plus est évidemment le second traitement, fondé sur l’espérance d’être approuvé ou désapprouvé par le partenaire.

Les résultats brièvement résumés sont les suivants : le taux de coopération est plus élevé dans le traitement feedback (ce qui est dans la lignée des études expérimentales existantes sur l’impact des sanctions non matérielles sur la coopération) que dans le traitement de contrôle. Le traitement « expectations » - anticipations sur ce que mon adversaire va penser de mon action – est intermédiaire, c’est-à-dire que le taux de coopération est un peu meilleur que dans le traitement de contrôle, bien que la différence ne soit pas statistiquement significative (sur le graphique ci-dessous, le taux de participants ayant choisi "coopérer" en fonction de traitements, en bleu le traitement de contrôle, en orange le traitement "expectations" et en jaune le traitement feedback).

Source : Lopez-Perez and Vorsatz, 2010

Ainsi, seuls certains joueurs sont averses à la désapprobation, mais clairement ce n'est pas l'écrasante majorité des participants.

Au final, les automobilistes de la grande surface ont eu de la chance de tomber sur un gérant qui, foncièrement, n’est certainement pas altruiste, mais simplement sensible au regard de l’autre, motivé par un geste d’approbation de ses pairs, ce qui, il faut l’avouer est le cas de nombre d’entre nous.

dimanche 17 octobre 2010

Menace de pénurie d'essence ? Pas de panique (pétrolière) !

NB : groupe d'automobilistes désespérés demandant gentiment l'aumône pétrolière)


La situation de grève des salariés dans la plupart des grandes raffineries pétrolières, cette grève se traduisant par un blocus des sorties de carburants raffinés, augure de la possibilité de pénurie d’essence pour la plupart des automobilistes dont je suis, les stations étant graduellement dans l’impossibilité de renouveler leur stocks.

Comme l’écrivait Dante dans l’Enfer :

« Ah, qu’elle est lancinante l’angoisse de l’automobiliste en manque de carburant, en quête du graal diesel ou sans plomb, et prêt à en découdre avec l’homo cegetis simplex, qui, dès les premiers frimats, et sous le fallacieux prétexte qu’il aime la marche à pied, ne trouve rien de mieux que de défiler occasionnellement, accompagné de milliers de semblables (des dizaines selon la préfecture de police) et qui, pour se remettre de ses efforts diaboliques, dort sur les dépôts de carburant, mais que d’un œil, prêt à sauter sur le moindre briseur de grève… »

[Si quelqu’un arrive à compter le nombre de virgules de la phrase précédente, je lui envoie un carambar en PCV. Surtout j’espère que personne ne croit sérieusement que Dante a écrit cela, il s’agit en fait de Victor Hugo dans les Misérables.]

Le truc, c’est que, jour après jour, les médias n’arrêtent pas de nous marteler le message, à savoir que le risque de pénurie de carburant est réel, bien que le gouvernement répète qu’il n’y a pas lieu de paniquer, et que c’est précisément une  panique qui déclencherait la pénurie.

Bon, pour le moment, les choses ont l’air de se passer gentiment, la plupart des stations n’ont pas déclaré forfait et il ne semble pas y avoir de ruée chez les distributeurs. Toutefois, puisque j’ai l’occasion d’utiliser mon véhicule tous les jours, je dois confesser que je regarde avec un brin d’anxiété la situation dans les stations où je m’approvisionne régulièrement, attendant les messages « plus d’essence » ou jaugeant (sans jeu de mot) le nombre d’automobilistes remplissant leur réservoir, une file d’attente nourrie donnant le signal d’une panique en train de se développer. Dès lors, mon imagination sans doute beaucoup trop fertile envisage la société s’écroulant et se retrouvant dans une lutte à mort pour l’obtention d’un jerrycan d’essence, comme dans l’univers post-apocalyptique de Mad Max.

Ce genre de situation, qui se développe chaque fois qu’une paralysie des transports routiers de marchandises menace, s’applique aussi bien aux carburants qu’aux denrées alimentaires, et nous avons tous en tête la grève totale de 1993 durant laquelle nos (con)citoyens accumulèrent kilos de pâtes, de sucre et autres articles permettant de survivre en cas d’attaque nucléaire totale.

Ces phénomènes de paniques potentielles liées à un risque de défaut d’approvisionnement sur des biens de première nécessité me font toujours furieusement penser aux phénomènes de panique bancaire, phénomène brillamment décrit dans le livre de Kindleberger en 2000 sur l'histoire des crises financières et modélisé théoriquement notamment par Diamond & Dybvig en 1983. Ces paniques sont un exemple typique de prophéties auto-réalisatrices, puisque c’est précisément parce qu’un agent anticipe la panique qu’il va la déclencher en retirant son épargne (on verra là dessus avec profit la description de la révolution, avec son brio habituel, par le poète Eric Cantona)….


Traditionnellement, le phénomène de panique bancaire est modélisé comme un jeu de coordination dans lequel deux équilibres sont possibles, l’un où tout le monde panique et retire ses fonds d’une banque donnée (donc la logique premier arrivé premier servi s’applique, et tous les épargnants ne pourront être servis) et l’autre dans lequel personne ne panique (donc personne ne retire ses fonds ou les retire à la dernière période du jeu si l’horizon est fini). En clair, c’est intéressant, mais c’est un peu une réponse de Normand : « p’tet ben qu’oui y a panique, mais p’têt bien qu’non »…

L’économie expérimentale est alors d’une grande utilité dans ces situations où la théorie donne des prédictions multiples, en ce qu’elle permet de discriminer potentiellement les stratégies empiriquement adoptées par les joueurs et d’essayer de mieux comprendre leur rationalité.
Plusieurs études expérimentales ont été faites sur ces phénomènes, l’une de Madiès (2006), publiée dans le Journal of Business,  et l’autre de Schotter et Yorulmazer en 2008, dans le Journal of Financial Intermediation.

Dans l’étude de Madiès, une des expériences réalisées est la suivante. Des groupes de 10 participants doivent décider simultanément à 30 reprises (rounds) de la période de retrait de leur épargne. S’ils retirent tous en période 2, chacun gagne 45 ECUs. S’ils retirent tous en période 1, seuls 3 pourront être servis, la banque devenant illiquide au-delà de 3. Ces trois gagnent 40 ECUs et les 7 autres qui n’ont pas retiré en période 1 gagnent 0, quel que soit le moment de leur retrait. Dans ce jeu, il y a un équilibre de Nash Pareto-dominant, celui dans lequel les 10 participants retirent tous en période 2,  le bien être étant alors est de 450 ECUs. Il y a un autre équilibre de Nash risque-dominant qui implique un défaut de coordination, i.e. une situation dans laquelle les 10 participants retirent en période 1, et où par conséquent le gain est de 3*40=120 ECUs, puisque seuls 3 participants seront servis.

Les résultats sont partiellement « rassurants », dans le sens où les paniques totales (c’est-à-dire les situations dans lesquelles le groupe de 10 épargnants retirent leurs fonds en période 1) sont assez rares, et arrivent uniquement dans un peu moins de 5% des cas. Par contre, les paniques partielles (des situations où au moins un épargnant retire ses fonds en période 1) sont assez fréquentes, et sont observées dans 70% des cas en moyenne. Toutefois, l’occurrence de ces paniques partielles dépend beaucoup manifestement de la dynamique du groupe sur le « long » terme : si un groupe rencontre peu de cas de paniques au début de la session, lors des premiers rounds, le trend est plutôt décroissant au cours du temps, les paniques se raréfiant. C’est l’inverse pour les groupes qui partent d’emblée avec des taux de panique plutôt élevés, le phénomène se renforçant a contrario au cours du temps. Donc le défaut de coordination a tendance à empirer quand il est initialement assez important et au contraire à disparaitre quand il est initialement plutôt limité.

L’expérience de Schotter & Yorulmazer est un peu plus complexe, mais correspond également mieux à l’intuition, puisque, dans certains des traitements, les décisions des participants ne sont pas simultanées mais séquentielles : j’observe mon voisin retirer ou pas en période 1, donc je décide de retirer ou pas en période 2, etc. Elle correspond à l’idée que l’on peut se faire spontanément d’un problème potentiel de panique pétrolière : je suis d’autant plus tenter d’aller faire le plein si j’observe qu’il y a une file d’attente importante plutôt que si j’observe qu’il n’y a personne. Ces auteurs explorent donc l’impact de l’information qui peut être donnée aux épargnant sur le niveau de sévérité des paniques bancaires. Un point important est qu’ils envisagent également le rôle de la rémunération moyenne des dépôts - le niveau du taux d’intérêt- dans l’apparition et l’intensité des paniques bancaires.

Le résultat également rassurant est que le fait d’observer le retrait des autres épargnants a tendance en moyenne à limiter l’apparition de paniques bancaires en début de jeu, par rapport à un jeu simultané comme dans Madiès. Par ailleurs, plus la rémunération est élevée, et plus l’occurrence de paniques en début de jeu est limitée.

L’ensemble de ces expériences met en évidence un autre résultat intéressant : la suspension de la possibilité de retirer par les autorités publiques permet d’arrêter les paniques une fois qu’elles commencent à se déclencher, mais leur efficacité dans la prévention de ces paniques est assez limitée. Par ailleurs, des mécanismes d’assurance, même s’ils impliquent un problème d’aléa moral de la part des épargnants, limitent la sévérité des paniques bancaires et jouent un rôle préventif réel.

Ce qui m’inquiète pour revenir aux paniques pétrolières, c’est que le système d’assurance me semble assez limité (les réserves stratégiques de l’Etat en carburant sont assez limitées en nombre de jours d’utilisation, et c’est la seule « assurance » que je voit). Reste alors la suspension de l’approvisionnement en carburant. Ce qui veut peut être dire que je dois me préparer à prendre quelques jours de repos forcé chez moi…

samedi 2 octobre 2010

Discipline budgétaire des Etats, réforme du Pacte de Stabilité et efficacité des sanctions



Lundi dernier, les ministres des finances de l’Union Européenne à 27 ont discuté des réformes nécessaires au Pacte de Stabilité. Un des points d’achoppement lors de cette réunion a apparemment été la manière dont les sanctions financières devaient être déterminées pour les Etats membres qui laisseraient filer leur déficit public et leur dette publique en raison de politiques économiques trop laxistes. Je cite un article récent du Point publié ici pour que tout soit clair :

« Consacrée à la question de l'automaticité des sanctions et du critère de réduction de dette, cette réunion devait permettre de rapprocher les positions de l'Allemagne, qui défend une ligne dure, de celle de la majorité des Etats, dont la France, désireux de se préserver des marges de manoeuvre.
Certains s'interrogent sur le caractère trop automatique des sanctions et les critères qui doivent être retenus pour juger de l'évolution de la dette. D'autres sont réticents au principe même de sanctions financières prélevées sur les fonds européens
»

En particulier, Madame La Ministre de l’Economie et des Finances, Christine Lagarde a déclaré  la chose suivante : "La France a toujours été favorable à une gouvernance économique solide et crédible. De là à prévoir un caractère totalement automatique, un pouvoir qui serait totalement dans les mains des experts, non ». A contrario, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, ainsi que le président de la BCE Jean Claude Trichet se sont prononcés en faveur d’un durcissement en la matière, en particulier le ministre allemand ayant milité publiquement pour des sanctions "quasi-automatiques". Plus précisément, M. Schäuble a insisté en outre sur le caractère "automatique" des sanctions à mettre en place en cas de dette ou de déficit public exagéré, la levée des sanctions devant obéir à "une majorité qualifiée inversée", c'est-à-dire que les sanctions s'appliquent sauf si une majorité d'Etat y sont opposés. J’avoue que, dans un premier temps, la position de ce monsieur m’a paru nettement plus sensée que la position française, étant persuadé que la possibilité de voter de manière discretionnaire pour des sanctions en limiterait l’efficacité voire même annihilerait totalement la simple possibilité qu’elles puissent exister.

Donc, pour résumer, certains Etats membres, dont la France, défendent des niveaux de sanctions déterminés de manière discrétionnaire par un vote ponctuel des Etats, tandis que d’autres Etats, non des moindres puisque l’Allemagne en fait partie, argumentent en faveur de sanctions automatiques ou quasi-automatiques qui ne s’appuieraient pas sur un vote politique des Etats. Nous sommes un peu dans le débat politiques réglementaires vs politiques discretionnaires (« rules rather than discretion », Kydland & Prescott 1977), l’efficacité finale du dispositif de sanction étant probablement lié à sa crédibilité. Toutefois, ce n’est pas du tout de cet aspect là dont je veux discuter aujourd’hui, mais plutôt, de manière plus basique, de l’efficacité de sanctions endogènes ou de sanctions exogènes (« automatiques ») sur la rigueur budgétaire des Etats.

Ce genre de situation dans lequel des Etats négocient les dispositifs institutionnels qui vont les gouverner dans le futur se prête à des supputations de type expérimental. Particulièrement ici, où ce qui est en jeu est l’efficacité de dispositifs particuliers de sanctions consécutives à une politique budgétaire trop laxiste de la part d’un Etat membre. En l’occurrence, il serait intéressant que les représentants des Etats de l’UE qui discutent actuellement de ces points, aient la chance d’avoir un petit exposé sur les principaux résultats de la littérature expérimentale sur l’efficacité des sanctions sur la coopération des agents. Je ne vais pas le faire maintenant, car cela m’entrainerait beaucoup trop loin, mais juste donner quelques éléments d’information sur la question suivante : est-il préférable du point de vue de l’efficacité d’avoir des sanctions automatiques qui ne seraient donc pas choisies de manière endogène par les Etats Membres, ou au contraire, vaut-il mieux que l’attribution de sanctions à un Etat membre s’appuie sur une procédure politique de vote discrétionnaire de la part de l’ensemble des Etats membres, ce en fonction des cas se présentant ?
Je vais faire une hypothèse dont je comprends qu’elle paraisse discutable (et qui me pose problème aussi), mais qui est particulièrement adaptée : le fait que chaque Etat membre respecte les règles du pacte de Stabilité s’apparente à un bien public profitant à l’ensemble des Etats membres, même s’il peut s’avérer individuellement coûteux pour un Etat membre donné. En clair, chaque Etat aurait intérêt à pouvoir jouer les passagers clandestins et à ne pas respecter les règles (faire du déficit budgétaire quand il en a besoin, ce de manière importante, au-delà des 3%) mais collectivement, l’effet serait catastrophique, l’absence de discipline budgétaire généralisée conduisant à des problèmes économiques majeurs pour la zone Euro. Exactement comme le fait qu’un Etat qui s’est engagé au niveau international à ne pas négocier avec d’éventuels terroristes le fasse éventuellement en douce, incitant les terroristes à étendre leur activité, pour reprendre l’exemple canonique de Kydland et Prescott. 

Tyran et Feld ont conduit en 2006 une expérience dont les enseignements sont, le cas échéant, intéressants me semble-t-il. Leur expérience, publiée dans le Scandinavian Journal of Economics,  s’appuie sur un problème de jeu de contribution à un bien public assorti de sanctions. Le design de l’expérience est toutefois assez différent de ce que l’on fait en général sur cette question. En effet, un grand nombre d’études expérimentales sur l’efficacité des sanctions dans les dilemmes sociaux, et j’y ai moi-même contribué, s’appuient sur des sanctions endogènes déterminées au niveau individuel par les participants qui observent le niveau de contribution au bien public des autres participants. L’article canonique sur ce genre de jeu en deux étapes, une de contribution et la suivante de sanctions, est l’article de Fehr & Gaechter, 2000.
Dans leur étude, la situation est renversée. Les participants choisissent d’abord les modalités de sanctions puis contribuent ensuite. Cette situation expérimentale correspond peu ou prou à la situation actuelle de l’Union Européenne, occupée à décider actuellement des modalités de sanctions futures qui s’appliqueraient aux Etat membres manquant de discipline budgétaire. Il est donc particulièrement intéressant d’en souligner les résultats.
Les sanctions pour contributions insuffisantes peuvent être, dans certains traitements, exogènes (c'est-à-dire déterminées par l’expérimentateur) et, dans d’autres, sont choisies de manière endogène par un vote des participants appartenant à un groupe donné. Dans ce cas, le jeu se joue en deux étapes : les participants votent d’abord pour le type de sanction qu’ils s’auto-attribuent (pas de sanction, sanction modérée ou sanction sévère) puis, une fois le dispositif de sanction collective fixé, joue un jeu de contribution au bien public classique (chaque participant d’un groupe de 3 dispose de 20 jetons et doit décider d’affecter cette dotation entre un compte privé, qui lui rapporte 1 point par jeton, et un compte public, qui lui rapporte 0.5 point par jeton, mais qui rapporte également 0.5 point aux deux autres membres de l’équipe). Une fois les contributions choisies par chaque participant, les sanctions sont appliquées. Si la contribution au bien public est égale à 20 (la totalité de la dotation), il n’y a pas de sanction. Sinon, la sanction s’applique et prend deux formes selon les traitements, une sanction modérée et une sanction sévère. La sanction modérée consiste à retirer 4 points des gains du participants n’ayant pas contribué totalement au bien public, et la sanction sévère consiste à lui retirer quatorze points. Par exemple, un participant qui contribue 0 au bien public recevra, dans le cas du traitement « sanction sévère », et si on suppose que les deux autres participants appartenant à son groupe contribuent totalement, un gain de 20 +0.5(40)-14 = 26 points.
D’un point de vue théorique, l’équilibre d’un tel jeu est l’équilibre de free riding (tous les participants contribuent zéro au bien public) dans le cas où il n’y a pas de sanction et dans le cas où la sanction est modérée. Dans le cas où la sanction est sévère, l’équilibre de Nash est a contrario un équilibre dans lequel les trois participants contribuent l’intégralité de leur dotation au bien public.
Les principaux résultats sont les suivants. Le graphique ci-dessous donne les niveaux moyens de contribution en pourcents (100% correspondant à une contribution de 20 jetons, ce qui l’optimum de Pareto si tous contribuent ce niveau), ce pour chaque niveau de sanction :

source : Tyran and Feld, 2006

Comme on peut s’y attendre, le niveau de contribution s’accroit avec le niveau de sanction. Mais en fait, si les sanctions sont imposées de manière exogène (sans vote préalable par les sujets), seule la sanction sévère est efficace pour que le bien public soit produit au maximum. La sanction modérée est quant à elle relativement inefficace, le niveau de contribution au bien public n’étant pas significativement différent du niveau issu d’une situation dans laquelle il n’y a aucune sanction.
Les résultats sont tout à fait différents dans le cas de sanctions endogènes, comme le montre le graphique suivant :

source : Tyran and Feld, 2006

Le niveau de contribution s’élève cette fois significativement même dans le cas de sanctions modérées, égal à environ 65% du maximum possible, contre seulement environ 20% dans le cas d’absence de sanctions. Dans le cas de sanctions sévères, il n’a pas de différence fondamentale entre les contributions selon que ce niveau de sanction soit voté par les participants ou fixé extérieurement par l’expérimentateur.
Je ne dirai pas cela tous les jours, mais force est de constater, eu égard à ces quelques résultats, que je suis obligé de donner raison à Christine Lagarde (arrghhh…) : il vaut mieux des sanctions déterminées de manière politique par les Etats membres que des sanctions automatiques, en particulier si le niveau des sanctions est relativement modéré (on parle en effet de 0.2% du PIB). Si les sanctions sont très fortes, ce que semble être l'option privilégiée par l'Allemagne, alors la procédure de détermination des sanctions s'avère peu importante. Que l'on ait un vote discrétionnaire pour décider de mettre en oeuvre des sanctions une fois le comportement observé, ou que l'on ait une sanction automatique dès qu'un Etat membre franchit la ligne rouge, les sanctions s'avéreront efficaces pour inciter les Etats a contribuer plus au bien public.
Toutefois, je dois souligner que, comme les sanctions sont coûteuses, la littérature expérimentale souligne un effet détrimental des sanctions : les gains des joueurs peuvent être in fine plus faibles s'il se sanctionnent trop fortement, et cela peut nuire à l'efficacité économique. Par ailleurs, j'ai déjà expliqué que ce genre de mécanismes peut provoquer un effet d'éviction des motivations intrinsèques des agents, les motivations extrinsèques (la peur du bâton) se substituant aux motivations intrinsèques (la disposition naturelles des agents à coopérer).
Le mécanisme de sanctions est donc à manipuler avec précaution et il est plus que nécessaire d'en peser les avantages et les inconvénients.

PS : l'image qui illustre ce billet est extraite de Gotlib, Rubrique à Brac, tome 4 "slowburn gag", avec toute mon admiration et mon respect.