vendredi 29 avril 2011

Opération Fortitude, jeu de transmission d'information et rationalité limitée


En lisant à l’occasion de vacances bien méritées l’ouvrage, déjà fort ancien, de Gilles Perrault sur la préparation du jour J, on ne peut qu’être frappé et plein d’admiration vis-à-vis de  l’entreprise d’intoxication industrielle, la fameuse opération fortitude, mise en place par les anglais pour tromper les allemands sur le lieu final du débarquement.

L’histoire est bien connue mais pour les gens qui ont besoin d’avoir la mémoire rafraichie et parce qu’elle est toujours incroyable à raconter, je veux bien résumer en deux mots les raisons et la nature de l’opération Fortitude.

[Les historiens sérieux de la seconde guerre mondiale voudront bien m’excuser pour toutes les approximations, résumés et inexactitudes que je vais proférer, mon objectif n’est pas de faire un billet historique mais de me servir de cette histoire pour amener un point intéressant de l’analyse économique moderne].

Les alliés pouvaient potentiellement débarquer à deux endroits : le Pas-de-Calais et la Normandie (et accessoirement la Bretagne comme troisième possibilité). Le Pas-de-Calais était de loin la plus évidente : proximité de l’Angleterre comme base arrière avec la perspective d’un parapluie aérien bien plus conséquent, distance réduite avec la vallée de la Ruhr où était localisé le cœur industriel de la puissance militaire allemande, etc. et surtout présence de ports importants nécessaires à l’acheminement de la formidable quantité de matériel et d’hommes impliquée par le débarquement. Le Maréchal Von Rundstedt était intimement persuadé que c’était la solution la plus logique pour les alliés, au point de le marteler en une doctrine en six points établie pour ses collaborateurs directs et pour les dirigeants allemands. Notamment la Normandie n’avait pas de port important qui était selon le Maréchal allemand la condition sine qua non d’un débarquement réussi.

Hitler, se fiant à son intuition, optait plutôt pour la Normandie ou la Bretagne, de même que Rommel qui ne partageait pas la vision de Von Rundstedt. Bref, il y avait avant l’opération fortitude, c'est-à-dire avant mars 1944, de fortes chances que le gros des forces allemandes aille finalement se positionner en Normandie, le Mur de l’Atlantique y ayant d’après Rommel quelques faiblesses qui étaient réelles contrairement au dispositif défensif établi dans le Pas-de-Calais.

En fait, Von Rundstedt, fin stratège toutefois (c’était l’artisan de la guerre éclair victorieuse en Pologne et en France en 1939-1940) avait toutefois négligé deux choses, l’une assez évidente, l’autre un peu moins. Dans le registre de ce qu’il pouvait difficilement deviner était le fait que les alliés avaient réussi à contourner la contrainte de disposer d’un port existant assez important. Lord Mountbatten et Churchill avaient en effet conceptualisé l’idée d’un port mobile avec par exemple des jetées flottantes. La seconde chose, plus surprenante pour un stratège tel que Von Rundstedt, est qu’il négligeait l’effet de surprise, très important aux yeux d’Eisenhower par exemple. C’est d’autant plus curieux que lui-même en avait abusé en attaquant les français là où ceux-ci pensaient qu’il n’y avait aucune chance de le faire, en passant par les Ardennes là où la fameuse ligne Maginot était virtuellement inexistante.
Cette divergence n'aurait pas été très grave dans la mesure où Hitler lui n’était pas initialement de l’avis de Von Rundstedt et que, comme il l'avait déjà fait à de nombreuses reprises, il n’aurait pas hésité à suivre son intuition et à aligner les divisions de l’armée allemande à proximité des cotes de Normandie sans se soucier de l’avis de ses subalternes (Von Rundstedt semblait d’ailleurs avoir un certain mépris pour le caporal Hitler, son Führer).
L’opération Fortitude a consisté à faire croire aux allemands que le débarquement aurait lieu dans le Pas-de Calais par différents moyens. Je ne veux pas faire un livre là-dessus, allez lire les nombreux et bons ouvrages qui existent, mais en deux mots, les alliés utilisèrent principalement le contre-espionnage et des leurres (des tanks Sherman gonflables ou de faux canons placés dans le Pas de Calais pour la reconnaissance aérienne allemande, des faux ordres de transport sur les ports anglais de Douvres, etc.), et même un faux Montgomery qui, par ses déplacements, renforce l'hypothèse d'un débarquement dans le Pas de Calais en juillet !

Pour le contre-espionnage, il s’agissait essentiellement d’utiliser des espions allemands qui avaient été retournés par les anglais pour leur faire prêcher le faux en guise de vrai auprès des autorités allemandes. Mais aussi, beaucoup plus contestable il est vrai, le sacrifice d’authentiques agents de l’espionnage anglais en possession de faux renseignements qu’ils avouèrent en toute sincérité dans les mains des tortionnaires allemands. Ou encore, dans le registre d’un jeu pervers incroyable, cet espion français qui envoyait de vrais messages aux autorités allemandes, messages auxquels elles n’accordaient toutefois aucune crédibilité dans la mesure où elles savaient que celui-ci n’était pas fiable. Par exemple, cet individu leur a envoyé le message selon lequel le débarquement aurait bien lieu en Normandie le 5, 6 ou 7 juin, message qui lui avait été donné volontairement par les alliés et auquel les allemands ne crurent pas une seconde.

Bref, le succès de l’opération Fortitude fut total dans la mesure où, à l’issue de celle-ci, i'est-à-dire quelques jours avant le débarquement, les allemands, Hitler, Rommel et Von Rundstedt, étaient persuadés que la seule option possible pour les alliés était le Pas-de-Calais. A tel point qu’ils crurent même que le débarquement du 6 juin en Normandie n’était qu’une diversion, laissant des divisions allemandes qui auraient pu arrêter la première vague dans le Pas-de Calais, ce jusque vers fin juillet 1944 !

Quel rapport avec ce blog ? Il existe en fait toute une littérature théorique en théorie des jeux qui cherche à expliquer pourquoi des joueurs qui peuvent être très rationnels peuvent tout de même être trompés dans une telle situation par des messages émis par un autre joueur. C'est le cas de l'analyse donnée par Crawford en 2003 dans un article publié dans l'AER. Ce qui est intéressant, c'est que l'on arrive à donner des fondements théoriques à l'opération Fortitude et à expliquer pourquoi l'équilibre qui fut "choisi" fut celui du côté allié d'une diversion  faite sur le Pas de Calais alors qu'on attaquerait la Normandie et, du côté allemand, de défendre coûte que coûte le Pas de Calais.

Dans le jeu tel qu’il est représenté par Crawford (2003), on a en fait une version du jeu de “matching pennies” – un jeu à somme nulle - , les alliés gagneraient plus à attaquer le Pas-de-Calais s’il n’est pas défendu par l’armée allemande (c’était la théorie de Von Rundstedt) que la Normandie.


Dans ce jeu, il n’y aucun équilibre de Nash en stratégies pures, et le seul équilibre qui existe est un équilibre en stratégies mixtes dans lequel les alliés attaquent Calais avec une probabilité de 2/5 (donc attaquent la Normandie avec une probabilité de 3/5) et les allemands défendent Calais avec une probabilité de 3/5.

Dès lors, comme l’analyse finement Crawford (2003), pourquoi l’opération fortitude n’a-t-elle pas eu comme objectif de faire croire aux allemands que les alliés allaient attaquer en Normandie puisque le gain d’attaquer dans le Pas de Calais était plus important ? Où pourquoi les alliés n’ont-ils pas fait diversion en Normandie alors que l’attaque réelle aurait lieu dans le Pas-de Calais ? Dans un jeu sous rationalité parfaite, la question ne se pose pas, car les messages sont considérés comme non informatifs par le récepteur (il s’agit de cheap talk) et n’influencent par conséquent en rien ses actions. Par conséquent, l’émetteur n’envoie pas de message et le jeu reste au stage décrit dans la matrice ci-dessus. Dès lors, la théorie des jeux sous sa forme standard ne peut expliquer l’opération Fortitude, qui n’a aucune raison d’être dans ce cadre de rationalité  parfaite. Crawford reprend donc le raisonnement en supposant une rationalité limitée des joueurs, ou, plus précisément, que chaque joueur a une certaine probabilité d’avoir une rationalité limitée ou au contraire d’être sophistiqué dans sa rationalité (ie d’avoir une rationalité parfaite). Chaque joueur connaît la distribution possible des types des joueurs (limité ou sophistiqué) mais ne connaît pas le type précis de l’autre joueur.

En fait, par un raisonnement basé sur un jeu de communication asymétrique de messages dans lequel seul l’envoyeur (les allies) génère des messages et le récepteur décide ou non de la crédibilité de ces messages (les allemands), Crawford montre qu’il existe un équilibre dans lequel les alliés envoient le message qu’ils attaquent le Pas-de Calais alors qu’ils ont l’intention d’attaquer la Normandie, alors que la situation inverse (les alliés envoient le message qu’ils attaquent la Normandie alors qu’ils attaquent le Pas de Calais) n’est pas un équilibre du jeu. Ce raisonnement est fait en supposant que les deux joueurs sont sophistiqués, et seule l’existence d’une distribution de types dans laquelle que la probabilité d’avoir un joueur « limité » est suffisamment forte suffit à fonder ce raisonnement d’équilibre. Ou que la probabilité d’avoir des joueurs sophistiqués est suffisamment faible.

L’intuition est la suivante. Supposons que la probabilité d’avoir un joueur sophistiqué côté allemand et côté anglais soit suffisamment petite, mais qu’en réalité chaque joueur soit de type sophistiqué. Les allemands sophistiqués vont toujours défendre Calais car ils prévoient que les anglais limités vont toujours attaquer Calais. Comme les anglais sont également sophistiqués, ils prévoient que des allemands sophistiqués ne devraient pas prendre en compte leurs messages, de quelque nature qu’il soit (vrai ou faux) et que seuls des allemands limités prendraient en compte leurs messages. Comme le message est peu coûteux (il s’agit de cheap talk), ils envoient quand même un message qui dépend du type de limitation des allemands (prennent pour systématiquement vrais les messages ou systématiquement faux les messages). Par conséquent, l’équilibre dans un tel jeu est que les anglais sophistiqués envoient des messages faux, et que les allemands sophistiqués défendent Calais.

En bref, il suffit que les joueurs soient suffisamment hétérogènes dans leur niveau de rationalité - Il y a une forte évidence empirique qui montre cela à travers par exemple les expérimentations menées notamment par Nagel sur le jeu du concours de beauté dont j’ai parlé ici, les sujets étant très hétérogènes dans leur niveau de raisonnement, très peu s’approchant de la rationalité parfaite -  pour que la stratégie d’envoyer de faux messages soit une stratégie qui puisse s’avérer gagnante dans des jeux où les conflits d’intérêt sont très importants entre les joueurs (comme dans une guerre).
Une manière d’étudier empiriquement les comportements dans une telle situation est de mettre des sujets dans un jeu de bluff (bluffing game) ou, de manière plus politiquement correcte, jeu de transmission biaisée (d’information), ou encore « jeu stratégique de transmission d’information », ces jeux étant inspirés par Crawford & Sobel, 1982.
Le principe de ce jeu dans sa version la plus simple est le suivant : l’émetteur observe le vrai état de la Nature, puis envoie un message à un récepteur qui doit dire s’il dit la vérité ou s’il ment. Si le récepteur ne se trompe pas (soit qu’il dise que le message est vrai s’il correspond effectivement à l’état effectif de la Nature, soit qu’il dise que le message est faux s’il ne correspond pas à l’état effectif de la Nature), il gagne 1, et 0 dans le cas contraire. Les gains de l’émetteur sont inversés, de manière à être dans un jeu à somme nulle, il gagne 1 si le récepteur se trompe et 0 sinon (les fonctions de gains peuvent être un peu plus complexes, comme dans les expérimentations de Wang, Spezio & Camerer, 2010).
Dans ces jeux de cheap talk, les expérimentations menées montrent qu’en général, bien qu’étant dans une situation de conflit extrême, les sujets tendent à dire trop souvent la vérité par rapport aux prédictions théoriques issues de la théorie des jeux standard (qui ne prévoit qu’un équilibre blablateur ou babbling equilibrium, c'est-à-dire un équilibre dans lequel ce qui est envoyé comme message par l’émetteur ne révèle absolument rien, et dont le récepteur ne tient pas compte, concept abordé plusieurs fois dans les billets du blog Mafeco, par exemple).

C’est précisément ce qui est montré par Wang, Spezio & Camerer, dans une étude expérimentale parue dans l’AER en 2010. Le principe du jeu est grosso modo le même que ci-dessus, simplement l’espace des stratégies est plus complexe, mais dans leur expérience il existe toujours une incitation pour l’émetteur à reporter un message biaisé. Non seulement, ils observent que la proportion de joueurs qui dit la vérité est beaucoup plus forte que ce que prédit la théorie, mais, de plus, constatent qu’en majorité les joueurs n’ont pas un comportement très sophistiqué. Par exemple, en utilisant pour expliquer les comportements durant les sessions expérimentales une technique d’eyetracking et une technique de mesure de dilatation de la pupille, ils observent que la majorité des émetteurs se concentre très fortement visuellement parlant sur son propre payoff et ne regardent que de manière distraite le payoff de son opposant. Du reste, ces auteurs mesurent la proportion de comportements qui peuvent être qualifiés de sophistiqués (i.e. des joueurs qui raisonnent à un niveau k assez élevé dans un modèle de type "concours de beauté") : ils obtiennent une proportion inférieure à 15% pour les émetteurs, un chiffre très proche d’une précédente étude de Cai & Wang en 2005, avec le même jeu mais dans un design très légèrement différent. Ces derniers auteurs obtenaient une proportion de comportements sophistiqués inférieure à 30% pour les récepteurs. Cela montre la pertinence du raisonnement de Crawford (2003) sur l’opération fortitude, l’équilibre « feindre d’attaquer Calais, attaquer Normandie / défendre Calais » étant possible avec une faible proportion de joueurs sophistiqués.

Pour en revenir à l’opération Fortitude, je trouve que la vérité historique, initialement assez mal expliquée par la théorie des jeux appliquée de manière standard, est éclairée de manière intéressante par la réflexion théorique de Crawford autour d’un modèle de rationalité limitée, qui s’appuie lui-même sur des résultats empiriques de l’économie comportementale pour étayer ses arguments. On me dira que c’est une explication ex post qui n’a peut être que peu de portée, mais l’idée de résoudre ce puzzle historique aux moyens d’une combinaison de raisonnement théorique et de faits empiriques est une parfaite illustration du potentiel de l’économie comportementale quand celle-ci permet d’appuyer la construction de représentions théoriques des comportements plus pertinente.

dimanche 10 avril 2011

Liens sociaux et construction des préférences prosociales (rien à voir avec le débat « Islam et laïcité »)


[Petit préambule à l'attention de toi, cher lecteur : j’ai un peu plus de peine ces temps-ci à accomplir mon billet bimensuel traditionnel, je vais essayer d’être plus régulier mais la procrastination me guette toujours, surtout avec l’arrivée des beaux jours]

Colleagues in office, partners in trade, call one another brothers; and frequently feel towards one another as if they really were so. Their good agreement is an advantage to all.”
Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, Part VI, section II

La question des préférences des individus est centrale en économie bien que la plupart des économistes affirment que l’économie se construit autour de préférences qui sont supposées être données. Bon, ces préférences sont censées respecter un minimum d’axiomes qui caractérisent une forme de rationalité (notamment préférer plus de quelque chose à moins de ce quelque chose toutes choses égales par ailleurs). Toute l’économie « classique » organise et construit ses lois autour de ces préférences.

L’économie comportementale va quant à elle au-delà de ce principe, dans la mesure où une des questions importantes qu’elle aborde est celle de la construction des préférences des individus, notamment des préférences prosociales (dans un sens très large, celles qui font qu’un individu donné intègre l’action ou la situation d’un autre individu dans sa fonction d’utilité, comme l'altruisme). Par ailleurs, plus classiquement, cette discipline essaie de mettre en évidence en quoi consistent précisément ces préférences prosociales.

J’entends ces jours ci, de différents horizons, beaucoup de critiques sur l’économie comportementale, dont certains minimisent les apports, agacés sans doute par l’effet de mode actuel sur cette discipline – ce que je peux comprendre – . Il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain et ce blog est là, je l’espère, pour mettre en évidence l’intérêt d’une telle approche.  C’est bien le moins que je puisse faire, sinon tout ce que j’écris depuis des mois n’aurait guère de sens.
Il faut tout de même par ailleurs ne pas oublier qu’avant cette « mode », la question des préférences pro-sociales n’était qu’un thème extrêmement marginal en économie et que la connaissance de cette dimension a fait, de mon point de vue,  un pas de géant en une vingtaine d’années. Tout n’est bien sûr pas gravé dans le marbre et certaines explications s’avéreront non pertinentes sans doute, mais l’avancée me semble réelle.

Une des hypothèses qui a eu beaucoup de succès pour expliquer le comportement des agents en situation d’interaction stratégique au-delà de l’équilibre de rationalité parfaite par exemple est l’hypothèse d’aversion à l’inégalité. Cette hypothèse dit simplement qu’un individu va être plus ou moins réticent à observer un écart positif ou négatif entre son revenu et le revenu de son voisin. Basiquement, l’idée est que la plupart des individus préfèrent un partage équitable entre eux-mêmes et l’autre qu’ un partage qui leur donne tout ou qui donne tout au voisin.
Plus exactement, si on retient l’approche développée par Fehr et Schmidt en 1999 (il y a aussi une autre approche, très légèrement différente proposée par Bolton et Ockenfels, 2000), je peux être averse à deux formes d’inéquité. La première est l’inégalité qui est à mon avantage, c'est-à-dire celle où j’ai un revenu plus important que mon voisin, alors que la seconde est l’inégalité qui est en sa faveur, c'est-à-dire celle qui est relative à une situation dans laquelle j’obtiens moins que mon voisin. Il existe des mesures assez simples qui permettent d’évaluer l’intensité de chaque composante de l’aversion à l’inégalité pour des participants donnés (pour ceux qui sont intéressés par une mesure simple, voir Blanco et al., 2010). Ce n’est pas là le sujet essentiel.

Ce qui est plus important, et en supposant que cette préférence intrinsèque de l’individu puisse expliquer son comportement dans certaines situations avec un succès meilleur que la maximisation simple de l’utilité individuelle hors de toute considération de la situation de mon voisin, est que les tenants de cette explication supposent, comme souvent en économie, que l’aversion à l’inégalité est exogène et stable pour un même individu.

Toute la question est de savoir si ces préférences pro-sociales sont stables, et donc en grande partie exogènes, ou si elles sont construites à travers l’interaction des différents membres d’une société donnée.  De nombreux économistes, influencés par les études d’économie comportementale, tendent maintenant à avancer que ces préférences pro-sociales sont construites sur le long terme, ce qui justifie le recours à une analyse évolutionnaire des interactions (voir le point de vue d’Avinash Dixit en 2008 sur cette question ici ). Cette vision des choses est souvent, et avec brio, développée par exemple par C.H. dans le blog « rationalité limitée, par exemple ici).

Plus surprenante est l’idée que ces préférences pro-sociales pourraient en fait être perturbées par le résultat de l’interaction avec d’autres individus y compris à très court terme.

Une étude expérimentale particulièrement intéressante de Sonnemans, Van Dijk et van Winden (2002), publiée dans le Journal of Public Economics, prolongée d’ailleurs par une étude plus récente en 2006 des mêmes auteurs,  traite précisément de ce problème. Les auteurs étudient comment les préférences prosociales sont influencées par le comportement d’autrui lors d’un jeu répété, ce jeu permettant aux participants de construire des liens sociaux. Ces liens sociaux peuvent être positifs ou négatifs. Pour mettre en évidence la formation de ces liens sociaux, le design de l’expérience est a priori très simple : on mesure les préférences prosociales avant, puis on laisse les participants jouer un jeu répété avec d’autres participants, et on mesure alors une deuxième fois les préférences prosociales après le jeu. Si les préférences prosociales sont invariantes, alors l’écart avant après de la mesure des préférences prosociales devrait être négligeable. La session expérimentale dure environ 2 h en tout, ce point me semblant important par rapport à ce que j’ai dit ci-dessus.

La mesure des valeurs sociales (on dirait de manière plus modernes des préférences prosociales) a été un sujet important en psychologie sociale et divers instruments de mesure ont été proposés par les psychologues sociaux depuis plus de trente ans. Une des plus simples – et des plus amusantes- a été proposée par Liebrand en 1984. Le principe de base est, pour un individu donné, de choisir entre deux options de manière répétée.  Chaque option octroie une certaine somme à soi-même et à un individu réel qui peut, dans le cadre d’une expérience, être tiré au sort parmi les participants. Par exemple, une première option est d’avoir 500  euros pour soi et 0 euros pour le voisin, contre 480 euros et 120 euros pour le voisin. D’autres choix consistent à choisir entre les deux options dans l’espace des pertes (par exemple -500 euros pour moi et 0 euros pour lui contre -480 euros pour moi et -120 euros pour lui) ou dans l’espace des gains pour moi et des pertes pour lui (480 euros pour moi ; -120 euros pour lui contre 350 euros pour moi et -250 euros pour lui).

Il est alors possible, en faisant la synthèse de tous les choix d’options fait par un individu donné, de caractériser  celui-ci en mettant en évidence un trait saillant qui résume ses valeurs sociales :
-    L’altruisme, s’il cherche à maximiser le revenu de l’autre indépendamment du sien,
-    La coopération s’il cherche à maximiser son revenu et celui de l’autre de l’autre
-    L’égoïste s’il cherche à maximiser son seul revenu
-    Le compétitif, s’il cherche à maximiser la différence entre son revenu et celui de l’autre
-    L’agressif, s’il cherche à minimiser le revenu de l’autre
-    Etc.

La figure ci-dessous représente comment le choix final  entre les options A et B peut être résumé sur un cercle (qui s’appelle donc le cercle de mesure des valeurs sociales ou « ring measure of social values »).

source : Fiedler, Glöckner and Nicklich (2008) adapté de Liebrand (1984)

Le cadran est construit autour de deux axes, l’un horizontal qui indique la somme que je gagne ou que je perds, l’autre vertical qui donne la valeur attribuée à l’autre (en positif ou en négatif).
Sur ce cadran, plus un individu a fait des choix qui l’orientent au nord, plus celui-ci est intensément altruiste. Au sud, ses valeurs sociales peuvent être caractérisées d’agressives.

C’est cette mesure qu’utilisent Sonnemans, Van Dijk et van Winden dans leur étude de manière répétée.  Lors d’une première partie, face à un participant tiré au sort, l’échelle des valeurs sociales de chaque participant est mesurée. Puis,  cette même personne participe à un jeu de bien public à deux personnes (donc une sorte de dilemme du prisonnier où les stratégies de coopération sont continues) et enfin, dans une dernière partie, l’échelle de ses valeurs sociales est à nouveau mesurée.

Pour contrôler la stabilité de cette mesure de valeurs sociales, ils mettent en place un traitement dans lequel la même chose est faite pour les participants (mesure avant après) mais, au lieu de participer à un jeu de bien public, chaque sujet participe à un jeu de décision individuelle (un jeu de recherche d’emploi dans lequel un sujet tire au hasard des salaires dans une distribution et doit décider de continuer moyennant un coût de recherche ou pas). Je donne tout de suite le résultat de ce traitement, qui n’est là que pour s’assurer de la stabilité, au moins à court terme, de l’instrument de mesure des valeur sociales : il n’y a dans ce traitement quasiment aucune différence entre les résultats de la mesure avant et après dans ce traitement spécifique. Dont acte, la mesure des valeurs sociales proposée par Liebrand semble stable...

Mais y-a-t-il une différence dans le traitement « bien public » ?  Pas de suspense, bien évidemment oui !

L’interaction répétée des individus dans le jeu de bien public, qui a comme caractéristique que les gains sont maximisés en cas de coopération a un impact fort sur la seconde mesure (ex post) appliquée aux sujets. 
En effet, les sujets qui ont gagné beaucoup (ils ne peuvent le faire durablement que si le niveau de contribution au bien public est suffisamment élevé au sein du groupe de deux  individus) ont tendance à plus « aimer » leur partenaire (ie à donner une orientation plus altruiste de leur mesure de valeurs sociales après qu’avant) et, au contraire, les sujets qui ont moins gagné (soit du fait qu’ils ont été des passagers clandestins avec leur partenaire, soit du fait qu’ils ont contribué au bien public alors que l’autre ne contribuait rien) ont tendance à reporter une baisse de leur niveau d’altruisme pour tendre vers un comportement égoïste.

C’est un résultat qui me semble important, dans la mesure où d’une certaine manière, cette expérimentation met en évidence ce que l’on suppute tous plus ou moins, à savoir qu’il y a clairement des comportements « nuisibles » qui tendent à construire des liens sociaux négatifs entre les individus , et des comportements « utiles » qui tendent à renforcer ou à créer du lien social positif entre les individus, ces liens sociaux déterminant ensuite les préférences pro-sociales des individus et par conséquent leur comportement social.


PS1 : j’avais bien dit que ce billet n’avait rien à voir avec le débat Islam et laïcité !

PS2 : juste à titre totalement accessoire, une citation de la conclusion du rapport du Rapport du Commissariat Général du Plan sur le thème « religion et intégration sociale » page 35 :
« Enfin, il paraît nécessaire de reconnaître les fonctions sociales des communautés religieuses sans que cela ne risque, aujourd’hui moins qu’hier, de conduire à une quelconque forme de communautarisme. À cet égard appartenir à une “communauté” religieuse n’est pas un signe a priori d’enfermement et d’imposition sociale et les individus ont de multiples appartenances, la religion n’étant que l’une d’entre elles. Les religions sont devenues, du fait de la sécularisation et de leur acceptation du cadre laïc, des ressources d’entraide de paix sociale également qu’il peut être bon d’utiliser davantage. Mais à ce titre, leur place dans les débats publics pourrait également être davantage prise en compte en dehors de la seule gestion des cultes »