dimanche 19 décembre 2010

Leadership et coopération : une expérience naturelle

 NB : Peter Sellers essayant de donner l'exemple de la bonne humeur dans The Party, de Blake Edwards

Les frimas de décembre apportent en général deux calamités, en particulier pour l’universitaire que je suis, les intempéries (neige, verglas et autres réjouissances climatiques) et les surveillances d’examen.
Peut être ne devrai-je pas détruire les illusions de nos chères têtes blondes, brunes et autres couleurs de cheveux affichées par nos étudiant(e)s, mais, non, je ne vais pas faire mes surveillances d’examen d’un pas léger et serein, heureux d’accomplir mon devoir d’enseignant et dormant d’un sommeil sans tourments au sortir d’épreuves dont je sais qu’elles se sont passées en toute quiétude, ce afin que mes étudiants aient le maximum de chances de s’en sortir avec brio et puissent passer des vacances de Noël l’esprit tranquille.

[si la phrase ci-dessus te semble incompréhensible, lecteur, utilises la hache dont tu t’es certainement nanti pour massacrer un ou deux sapins de Noël afin de la couper, s’il te plait, là où bon te semblera. Par avance, merci]

Donc, en milieu de semaine dernière, je me rendis comme d’habitude à cette période à une surveillance d’examen. J’arrive alors à ma surveillance, en retard pour des raisons qu’il est inutile d’expliquer ici, et je constate que nous sommes deux surveillants pour une centaine d’étudiants, ce qui est conforme grosso modo à la norme. L’autre personne n’était pas enseignant-chercheur (en tout cas en activité, les universités utilisant parfois des extra retraités par nécessité, le nombre d’enseignants ne pouvant assurer leurs surveillances réglementaires n’étant pas négligeable), et était rémunérée pour cela. En ce qui me concerne, les surveillances font partie de mes obligations de service, et, comme nombre d’universitaires en France, ne sont pas rémunérées.

J’ai alors commencé à accomplir les tâches habituelles du début d’épreuve en ce genre de circonstances : contrôle des cartes étudiants, pointage des présents et vérification de l’effectif total dans chaque épreuve. Puis vint la période la plus difficile, celle de la surveillance « pure », dans laquelle le surveillant parcourt la salle d’examen, ou ne la parcourt pas, ou la parcourt de temps en temps (biffez les mentions inutiles selon votre expérience personnelle). En ce qui me concerne, j’ai quand même tendance à me déplacer fréquemment, mais pas en permanence et surtout, guidé par un souci d’équité, je fais en sorte de surveiller « sérieusement » pour limiter les risques de fraude.

L’autre surveillant était à ce moment là assis au fond de la salle et moi placé de l’autre côté de la salle. Je dépose les quelques pièces administratives obligatoires à remplir, puis me munit du paquet habituel de feuilles de brouilllons et autres copies et intercalaires d’examen que vont me demander, selon toute probabilité, les étudiants en train de composer. Puis, je me mets à parcourir la salle d’un pas décidé.
A ce moment là, le surveillant qui m’accompagne se lève, puis commence également à parcourir (mais avec un pas moins décidé que moi me semble-t-il) la salle d’examen.
A l’issue d’un ou deux tours de salle, je m’installe sur la chaire et m’assied. Je constate que mon collègue revient alors au fond de la salle et s’assied également.
Quelques instants passent, le temps de connecter mon ordinateur pour accéder à mes mails, puis, je saisis à nouveau mon paquet de copies, et me lève dans l’idée de faire à nouveau un parcours de l’amphithéâtre. Dix secondes plus tard, mon compagnon d’infortune se lève et fait à son tour un parcours alors que je continue le mien. Puis, une fois mon parcours accompli et quelques étudiants ayant satisfait leur besoin irrépressible de papier blanc et autre copie, je m’assieds à nouveau  dans la chaire. Mon collègue s’assoit alors également. Ayant remarqué ce petit manège, j’attends quelques instants pour être sûr qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence, qu’il ne s’est pas simplement levé en même temps que moi avec quelques secondes d’intervalle, le hasard ayant fait que nous ayons calqué l’un sur l’autre notre cycle de surveillances. Je décide d’attendre un peu plus longtemps en position assise. Il reste coi, concentré dans la lecture de je ne sais quel magazine. Je le fixe alors et me lève à nouveau d’un air décidé. Cinq secondes plus tard, il se lève aussi et fait le même parcours que précédemment. Puis, encore une fois, je m’assieds et il s’assied également. Ce petit jeu s’est répété comme cela à au moins cinq reprises, avant que je ne sois pris par d’autres occupations relatives toujours à cette même surveillance.

A l’issue de l’épreuve, amusé par l’expérience que je venais de vivre (il n’en faut pas beaucoup pour agrémenter cet exercice ennuyeux, comme tu le  constates lecteur), j’ai essayé d’en discerner les fondements comportementaux, le résultat de ce petit jeu m’ayant semblé particulièrement net.

Comment décrire la situation ? Une surveillance d’examen est d’autant plus efficace (pour minimiser la fraude) et équitable que le niveau d’effort et de coopération des surveillants est important. Plus les surveillants parcourent la salle d’examen, plus les étudiants peuvent être concentrés sur leur travail et à même d’obtenir une copie ou autre quand ils en ont besoin. En fait, la situation est celle encore une fois du bien public. Chaque surveillant qui exerce un effort coûteux de surveillance en fait profiter les étudiants et l’ensemble des surveillants présents dans la salle, alors qu’il préférerait lire soit Ouest France soit Matthew Rabin, soit ses blogs d’économie préférés.

Dans cette situation, on retrouve les comportements habituels d’une situation de contribution au bien public : il y a des contributeurs inconditionnels, ceux qui vont parcourir la salle dans tous les sens pour dissuader la fraude ou subvenir efficacement aux demandes des étudiants. Il y a aussi les passagers clandestins, qui vont en faire le moins possible en s’asseyant pour lire leur journal et/ou manger leur sandwich pendant que les autres font le boulot, et lui, vous ne le ferez pas bouger d’un iota. Il y aussi ceux qui discutent et qui se regroupent entre free riders «  qui se ressemble s’assemble » dit le proverbe).
Puis il y a les contributeurs conditionnels, ceux qui attendent de voir ce que vous allez faire pour se décider.
En ce qui me concerne, selon mon humeur et mon niveau d’occupation, je suis contributeur inconditionnel ou conditionnel. Mais si l’autre décide de ne rien faire ou de faire très peu, j’estime qu’il ne m’est pas possible de faire pareil, où l’épreuve va tourner à la foire et à ce moment là, j’exerce un niveau d’effort important pour compenser le free riding de l’autre. Par ailleurs, si l’autre est très présent, je me relâche un peu jusqu’à ce que je constate qu’il se relâche (parfois, très rarement, cela n’arrive jamais) et à ce moment là, je prends alors le relais.

Dans ces circonstances, le rôle d’un « leader », c’est-à-dire d’une personne qui choisit son action afin de montrer ce qu’il pense qu’il est bon de faire peut être déterminant, comme je n’en ai eu une sorte de preuve lors de la surveillance évoquée ci-dessus.

Car enfin, pourquoi ce comportement de la part de ce surveillant ? Pensais-t-il que, comme j’étais enseignant-chercheur et lui simple surveillant, j’avais une sorte de contrôle ex post sur lui, le risque étant que je signale un effort insuffisant de surveillance ? Je ne sais pas trop et comme ce qui se passait était trop beau pour être vrai (c’était une sorte d’expérimentation naturelle), j’ai essayé de me souvenir ce que disait la littérature expérimentale sur le thème du leadership. Plus exactement, un leader est au départ simplement quelqu’un dont nous observons le comportement, cette observation nous aidant à former notre décision. 

Imaginons par exemple un dilemme du prisonnier séquentiel, un joueur jouant en premier et l ’autre en second. Le second observe donc l'action du premier, et on dira qu'il est le le follower, le premier joueur étant le leader.
Si le premier joueur coopère, le second joueur peut décider d’être strictement rationnel et de faire défection, ce qui lui rapporte le gain maximum. Par ailleurs, il peut aussi décider de coopérer et obtenir le gain Pareto-optimal. Mais l’argument de backward induction plaide pour montrer que l’équilibre du jeu est la défection successive des joueurs, comme dans la forme extensive du jeu donnée ci-dessous :

Cet effet du leadership a été abondamment étudié en économie expérimentale depuis une dizaine d’années, la réflexion théorique sur ce thème étant initiée par Hermalin en 1998.

Dans l’expérience menée par exemple par Guth et al., 2007, pour étudier l’influence du leadership sur les niveaux de coopération, le jeu choisi est un classique jeu de contribution au bien public. Un des traitements sert de repère (benchmark) et consiste en un jeu simultané de contribution au bien public (VCM : Voluntary Contribution Mechanism) dans des conditions standard (voir ici pour les nouveaux lecteurs ou les lecteurs ayant oublié). Dans un des autres traitements, un participant choisi au hasard (le leader) détermine son niveau de contribution au bien public en premier, ce qui est annoncé aux trois autres membres du groupe(les followers) avant que ceux-ci déterminent simultanément leur propre niveau de contribution (VCM with leadership). D’un point de vue théorique, le fait qu’un joueur annonce en premier sa contribution aboutit aux mêmes prédictions théoriques que dans le cas de contributions simultanées : la stratégie dominante est de choisir un niveau de contribution égal à zéro, on retombe sur le classique problème de comportement de passager clandestin. Ces auteurs mettent également un traitement qu’ils appellent « strong leadership » : le leader choisit sa contribution, annoncée aux trois followers, qui déterminent leur propre contribution, puis à l’issue de cela, le leader prend connaissance de ces niveaux de coopération et peut décider d’exclure un des followers pour la période suivante (chaque participant peut joueur jusqu’à 25 périodes de ce jeu). Dans ce cas, le joueur exclu gagne sa dotation et ne peut profiter de l’opportunité liée au bien public.

Par ailleurs, le leader est déterminé de deux manières : soit il est tiré au sort au début de la session, et reste leader pendant les 16 premières périodes du jeu répété de contributions (il y a 25 répétitions en tout), soit les 4 participants auront l’opportunité d’être leader pendant le même nombre de périodes (chacun 4 fois donc), la séquence des leaders successifs étant annoncée au début du jeu.
En fait, c’est encore un peu plus subtil comme design (c’est pour cela que j’ai toujours aimé ce que faisait Werner Güth, c’est à la fois rigoureux et subtil d’un point de vue expérimental), les 16 premières périodes du jeu déterminent le leader de manière exogène, et les périodes 17 à 24 donnent l’opportunité aux participants de chaque groupe de choisir de manière endogène leur leader. En fait, lors de la période 16 et de la période 20, les participants ont la possibilité de voter, soit pour dire qu’ils veulent garder leur leader (ou pas) soit pour dire qui ils souhaitent avoir comme leader parmi les 4 membres du groupe. Le graphique suivant donne les résultats sur la contribution moyenne des participants dans les traitements benchmark (control), leader and strong leader :

source : Guth et al., 2007, JPE

Les résultats sont à la fois attendus et intriguants : le niveau de contribution moyen est d’autant plus élevé que le pouvoir du leader est fort : s’il peut annoncer sa contribution et exclure (punir) un des membres du groupe, la contribution moyenne est deux fois plus forte que dans le cas du jeu simultané sans leader, et représente environ 80% de la dotation totale accordée à chaque participant (25 jetons). Pour le traitement leadership « simple » (sans pouvoir d’exclusion), le niveau de coopération moyen est un peu plus élevé, mais l’effet de leadership a tendance à s’émousser avec le temps pour converger vers le niveau de contribution moyen sans leadership. Le pouvoir d’exclusion fait clairement la différence en termes de niveau de coopération !

Ils ne constatent pas d’effet significatif concernant la détermination exogène du leader : le fait d’avoir toujours le même leader ou qu’il y ait rotation n’influence pas les niveaux de coopération. Le résultat le plus important est qu’ils mesurent une corrélation significative entre la contribution du leader et la contribution des followers, ce qui va à l’encontre des prédictions théoriques les plus simples (défection mutuelle).
Bien évidemment, ils constatent également que la probabilité d’être exclu pour un follower est d’autant plus importante que sa contribution est faible par rapport à la moyenne des contributions de son groupe. En moyenne, le leader a exclu un follower dans 20% des situations, l’exclusion étant d’autant plus forte que la déviation de la contribution du follower par rapport à la moyenne était importante (seules les déviations négatives -ma contribution est plus faible que la moyenne- augmentaient la probabilité d’exclusion).

En bref, le leadership augmente le niveau de coopération de manière essentielle, ce qui reste une forme d’énigme d’un point de vue théorique. Dans une autre étude expérimentale récente, David Levy, Kail Padgitt, Sandra Peart, Daniel Houser et Erte Xiao  (2010) montrent que cet effet positif du leadership n’est réel que si le leader est humain et pas un automate (ce n’est pas un blague, cela est paru dans le Journal of Economic Behaviour and Organization).

Moi qui pensais pouvoir envoyer ma copie conforme robotisée d’ici quelques années surveiller à ma place ni vu ni connu. Blood and Guts, je suis fait comme un rat ! A moins que l’autre surveillant ne puisse pas deviner qu’il s’agit de ma copie…

PS : l'image qui illustre ce billet n'a en fait rien à voir avec le propos, mais la tentation de rendre un hommage mérité à Blake Edwars, parti rejoindre Peter Sellers au paradis des génies la semaine dernière, était trop forte.