samedi 30 mai 2009

"Paycheck" ou la valeur de l'information



Diffusé il y a quelque temps à la télévision, et dans la série des "nanars" chers à nos coeurs (Ah la chronique de François Forestier dans l'Obs, que tu me manques !)  dans lesquels il y a quand même une idée intéressante, au moins d'un point de vue économique, j'ai décidé de parler de "paycheck" de John Woo.
L'histoire (en tout cas ce que j'en ai compris) est à peu près la suivante. Ben Affleck, aussi intense dans son jeu qu'un toast de foie gras le matin du 1er janvier après une soirée copieusement arrosée la veille, est un ingénieur qui travaille sur des projets tellement secrets qu'à l'issue de chaque projet, sa mémoire est effacée partiellement par son employeur, ce moyennant gros chèque à chaque fois.
Puis, à l'issue d'un dernier projet hyper supra confidentiel, sa mémoire est encore effacée, mais là, oh surprise, une enveloppe avec que dalle, juste des objets dont on ne voit aucunement l'intérêt  a priori.
En fait, non seulement l'employeur l'escroque mais décide de l'éliminer, ce qu'il a en fait compris avant que sa mémoire soit effacée!
Mais sachant qu' il va oublier que son employeur va essayer de l'entuber, il met dans cette enveloppe tous les objets qui lui permettront de survivre après que ses souvenirs récents soient détruits.
Euh, vous suivez encore là ?
L'histoire est absolument incompréhensible, la réalisation part en roue libre, l'interprétation est  affligeante, en particulier Ben Affleck dans le rôle principal dont on a l'impression qu'il est capable d'exprimer au plus deux expressions (colère et étonnement) dans son jeu. Bon à sa décharge, je pense qu'il n'a absolument rien compris à ce film, vu le vide abyssal de son regard face à la caméra, tout comme John Woo qui s'intéresse plus aux explosions et aux ralentis sur les tirs avec toutes sortes d'armes à feu dignes des feux d'artifice du 14 juillet ou du nouvel an chinois.
Le scénariste devait vraiment être dans un trip à l'acid, mais dans son délire non contrôlé, il a eu une idée géniale qui illustre parfaitement un concept un peu délicat en économie, le concept de valeur espérée de l'information parfaite (Expected Value of Perfect Information), abondamment utilisé en finance par exemple (voir le problème des options financières en l'occurence) mais aussi en théorie des jeux ou en théorie de la décision (introduit me semble-t-il par Luce et Raiffa dans les années 50, mais je ne suis pas sûr de leur paternité concernant ce concept, voir ou  ici).
En effet, comme Ben sait qu'il va savoir, les objets qu'il met dans l'enveloppe lui permettent à chaque fois qu'il est confronté à une situation délicate de faire le meilleur choix. Par exemple, des méchants veulent l'expédier façon puzzle, et hop! dans l'enveloppe il y a une clé qui lui permet d'ouvrir un tiroir qui contient :
1. un révolver
2. un lance flammes
3. un mixeur
(rayez la mention inutile svp)
Bref, l'information qu'il a eu ex post, et qu'il a oubliée, mais dont il savait qu'il allait l'oublier  lui permet ex ante de s'adapter à toutes les situations (je commence à avoir mal à la tête, je sens que mes billets vont épuiser mon stock d'aspirine).
En fait, ce film illustre parfaitement cette idée de valeur de l'information, c'est d'ailleurs sans doute à peu près son seul intérêt. Un petit exemple pour comprendre cette notion.
Supposons que vous ayez à faire le choix entre deux billets de loterie, et vous êtes face à la grande roue, avec un nombre égal de rouges et de noirs sur cette roue. Le forain vous propose deux billets, b1 qui vous donne 50€ si rouge sort et 150€ si noir sort. L'autre, b2,  vous donne 30€ si rouge sort et 170€ si noir sort. Compte tenu de cela, l'espérance mathématique de gain (on supposera pour simplifier que vous êtes neutre vis-à-vis du risque, c'est-à-dire qu'il vous est indifférent d'avoir l'un de ces deux billets de loterie ou d'avoir un billet de 100 €) de chaque billet est de 100€. Théoriquement, donc, les deux billets sont équivalents pour vous. Faisons l'hypothèse que le prix de chaque billet soit égal à 60€. Cela signifie que vous êtes prêt à acheter les deux billets dont le gain espéré est supérieur au prix.
Imaginons qu'avant que vous achetiez l'un des deux billets au forain (en tirant au sort a priori car vous êtes indifférent initialement), Marty Mc Fly vous propose de vous faire faire un tour dans le futur en DeLorean afin de faire un bond en avant de 5 mn, ce qui vous permettrait d'observer le résultat du tirage (vous saurez donc si c'est rouge ou si c'est noir qui est sorti). Mais comme il a besoin d'argent pour financer la production de Retour vers le futur 4, il vous propose de vous faire payer ce tour là 20€.
Question : acceptez vous le deal ?
[Je reviens dans deux minutes, je vais prendre un café]
....
Tiens vous êtes encore là ? Ah oui, la réponse... Eh, bien, non, vous ne devriez pas accepter de payer plus de 10 euros pour le saut dans le futur (enfin si c'est moi, je paye sans hésiter rien que pour monter dans la Delorean !). Pourquoi ?
La VEIP est en fait l'augmentation de gain espéré permis par la détention de l'information.
Le fait de savoir que je vais savoir avant d'arrêter ma décision devrait me faire raisonner de la manière suivante : si c'est rouge (probabilité de 50%), je choisirai alors le meilleur billet, qui me donne 50 dans cet état de la Nature et si c'est noir je choisirai le billet qui me donne 170. Comme je ne sais pas ex ante, mais que l'incertitude sera levée avant ma décision, je pondère chaque probabilité par le maximum que je peux obtenir dans chaque état de la Nature avec les décisions qui sont possibles.
cette VEIP est égale à 0.5*Max(50 ; 30) +0.5* max (150 ; 170)  - Max (0.5*50+0.5*150 ; 0.5*30+0.5*170) = 110-100=10.
Donc, le supplément d'espérance issu de l'information parfaite est de 10 euros, ce qui signifie que vous devriez être prêt à payer au plus cette somme pour avoir cette information.

Bref, même un film raté peut avoir un intérêt pédagogique...

samedi 23 mai 2009

Quand les pharmaciens du Calvados jouent au "Parrain"...


Ce matin, alors que je prenais mon petit déjeuner et que je parcourais d’un œil morne et distrait le numéro de juin de la revue « que choisir » , je lis cette incroyable histoire qui m’a définitivement éveillé : une maison de retraite enjointe par le conseil de l’ordre des pharmaciens régional d’acheter des médicaments à proximité, conseil alors condamné par l’Autorité de la concurrence pour « action concertée ayant pour objet et pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence ». (voir le site de l’Autorité de la Concurrence http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/avisdec.php?numero=09-D-17).
Parle-je de la Corse ou de la Sicile ? Que nenni !
En fait, un pharmacien de la Grâce de Dieu (par Zeus, quel nom !) avait réussi à gagner la clientèle de plus d’une dizaine de maisons de retraite grâce à ses prix compétitifs, ce au grand dam de ses concurrents, plus proches des dites maisons, qui en retour avaient perdu cette clientèle ! D’où leur demande de traduire le pharmacien, à la grâce de dieu, devant le conseil régional de l’ordre. Et la conséquence de cela, le président du conseil régional de l’ordre de Basse-Normandie (voir la photo des membres du bureau ci-dessus) dégainant sa plus belle plume, et enjoignant par courrier  une des maisons clientes à s’en tenir à la proximité quant au choix de sa pharmacie ! Bon, à ma connaissance, il n'a joint aucune tête de cheval...
Ici, manifestement, le pharmacien « local » (proche des maisons de retraite) avait un peu abusé sur les prix et croyait que les papis et les mamies sucraient déjà les fraises ! Sauf que depuis qu’ils entretiennent leurs méninges avec le programme Nintendo et pratiquent la wii sports, ils sont en pleine forme et comparent les prix ! (On se croirait dans « Cocoon » de Ron Howard, dans lequel des papis retrouvent une subite jeunesse et en font alors pis que pendre…).
Mais le président du Conseil Régional de l’ordre des pharmaciens ne l’entendait pas de cette oreille : comment osaient-ils faire cela et trahir le bon samaritain qui leur servait de pharmacien et qui comptait sur eux pour rénover sa villa en bord de mer à la Baule ?
Je ne résiste pas au plaisir de citer le texte intégral de l’avis émis par l’Autorité de la Concurrence :
« Le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie entrave la concurrence en tentant de répartir les marchés et la clientèle entre les différentes pharmacies en prenant en compte le seul critère de localisation géographique. Le Conseil de la concurrence devra juger qu’en privilégiant le pharmacien de proximité et en empêchant le développement des pharmacies au-delà de leurs secteurs géographiques respectifs, le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens de Basse-Normandie restreint la concurrence et favorise ainsi le renchérissement des produits et services et ce, au détriment des patients. » (http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/09d17.pdf).
En fait, le prix des médicaments remboursables est administré, tandis que le prix des médicaments non remboursables ne l’est plus du tout depuis 1986, si mes informations sont correctes. Le problème vient en partie du fait que l’indice des prix des médicaments remboursables a plutôt baissé (ceux qui sont contrôlés), alors qu’au contraire l’indice des prix des médicaments non remboursables (déréglementés) a au contraire augmenté, comme le graphique ci-dessous l’atteste :
Indice des prix à la consommation* : coût de la vie, spécialités remboursables et non remboursables (Base 100 en 1990, source INSEE)


Si ce président avait lu Hotelling, il n’aurait pas eu besoin de tout cela, et n’aura pas été condamné. Un petit rappel tout d’abord sur la discrimination des prix à la Hotelling : si le prix est une variable de décision pour les entreprises, alors la différenciation des produits les incite à se localiser en des points différents du territoire, ce pour profiter d’un monopole territorial (la distance étant un coût de transport supporté par les consommateurs, ceux-ci sont prêts à payer un peu plus cher pour un pharmacien proche qui leur permet de subir des coûts de déplacement plus faibles). En clair, la distance protège les firmes en place, et plus le coût de transport est élevé, plus cela les incite à se localiser à des endroits différents pour capturer une clientèle.
Dammed ! Tout le problème vient de coûts de transport insuffisamment élevés donc, le différentiel de coût étant plus faible que le différentiel de prix, notamment sur les médicaments non remboursables.
Une suggestion pour résoudre ce problème de clients récalcitrants : augmenter les coûts de transports pour réinstaurer ce bon vieux monopole territorial, par exemple en dégonflant les pneus des fauteuils roulants des pensionnaires ou en répandant généreusement de l'huile de vidange sur la route de la pharmacie de la Grâce de Dieu, de sorte que les croulants y réfléchissent à deux fois avant d'aller acheter leurs médicaments chez ce rascal de Haute Normandie !

samedi 16 mai 2009

Calcul économique et tonte des pelouses



Les beaux jours étant de retour, au-delà du plaisir des journées allongées et des températures plus douces, vient pour l’apprenti-jardinier une corvée digne du supplice de Tantale, celle de la tonte de la pelouse de son jardin.
Or, comme j’ai la chance de vivre dans une maison avec un grand terrain, je suis donc frappé de cette malédiction pelousière.
Vous allez me dire que je ne suis pas obligé de tondre, et que la nature se régule d’elle-même, et que j’aurais même un superbe jardin à l’anglaise…
Certes, mais en Bretagne, vu le taux d’humidité, la douceur du climat et la vivacité des plantes, si vous ne tondez pas régulièrement, vous êtes contraint de vous déplacer à l’aide d’une machette dans votre jardin à l’issue de quelques semaines et de l’attaquer finalement au napalm au bout de quelques mois. Toutefois, je pourrai décider d’asphalter la totalité de ma surface de jardin pour étouffer à jamais cette engeance, ce qui soit dit en passant, me libérerait définitivement de cette corvée, mais ne ferait pas de moi un sympathisant crédible de Nicolas Hulot…
Comme je suis donc malheureusement dans l’obligation de pratiquer ce genre d’amusement, au cours d’une séance récente, et alors que je pestais contre cette maudite croix que je dois porter tous les quinze jours voire toutes les semaines au printemps - Qu’y a-t-il de plus ennuyeux que de tondre cette rogntdjuuu… (censuré) de pelouse, surtout quand elle ne vous a rien demandé ? -, je me suis fait cette réflexion que tout cela était parfaitement imbécile d’un point de vue économique. Je vais m’empresser de vous le démontrer.
D’un point de vue économique, il s’agit simplement de savoir s’il m’est utile personnellement mais également pour la société que je décapite régulièrement ces herbes rebelles qui empoisonnent mon paysage, tout cela au prix de courbatures répétées et moyennant également une probabilité non négligeable de finir cul de jatte ou manchot.
Sérieusement et objectivement, si on applique les principes de l’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB) à un tel exercice, l’Etat et ses collectivités territoriales devraient interdire la tonte des pelouses ! Comme l’analyse Coûts Bénéfices est un outil que je connais un peu, je me propose d’ébaucher une application à la tonte de ma pelouse.
Je rappelle en deux mots le principe de l’ACB, qui est d’une simplicité digne du CM1, à savoir qu’une action quelconque est socialement désirable si la somme de ses coûts sociaux actualisés est inférieure à la somme de ses avantages sociaux actualisés, ie si le bien être de la collectivité s’accroît à l’issue de la réalisation de la dite action.
Le job de tout bon économiste qui applique l’ACB est donc de recenser de la manière exhaustive tous les impacts négatifs et positifs d’une action quelconque par rapport à une situation de référence, souvent le statu quo. La seconde étape est d’agréger tous ces impacts sous forme de coûts et de bénéfices monétarisés, afin d’en dégager une valeur économique de la variation de surplus collectif, positive ou négative afin d’en tirer une recommandation en termes de choix*.
Appliquons cela à l’action consistant à tondre ma pelouse.
Du côté des coûts, commençons par les coûts privés. Le coût d’achat de ma tondeuse est d’environ 400 euros il y a 2 ans. Pour simplifier, supposons que je suppose que l’ACB se fasse aujourd’hui, afin de savoir s’il est socialement désirable que je tonde ma pelouse. A raison d’une durée de vie supposée de 10 ans, le coût actualisé de ma tondeuse (le coût d’investissement) est donc de 400 euros en 2009. Sachant que chaque tonte implique un litre environ de SP 95 que je chiffre à 1.25€, et en supposant que je tonde environ 25 fois dans l’année, cela implique un coût du carburant de 31.25€ chaque année, soit un coût actualisé (le taux d’actualisation public en France est de 4%) de 253.47 euros. Si on ajoute le coût d’entretien (je vous fais grâce du coût d’amortissement qu’il faudrait considérer), en supposant une vidange annuelle d’environ 2 litres d’huile à environ 5€ le litre, cela donne de surcroît un coût actualisé de 81.11€.
Bon voilà pour les coûts privés monétaires. Mais nous sommes loin du compte ! Considérons maintenant le coût d’opportunité du temps perdu pour un enseignant-chercheur qui aurait sans doute des choses nettement plus intéressantes à faire. Je vais prendre la valeur tutélaire du temps « moyenne » proposée dans le rapport du Commissariat Général du Plan (2001) et dans l’instruction cadre de 2005, soit environ 10€ de l’heure en euros constants de 2009 (je passe sur les détails, c’est en fait plus compliqué que cela encore, mais bon…). A raison d’1.5 h 25 fois par an donne 37.5h par an. La valeur actualisée en euros de ce temps annuel sur 10 ans  est donc d’environ 3041.6 euros.
Voilà pour les coûts privés…
Mais bon, il y a maintenant les coûts externes, car cette damnée tondeuse pollue l’air et fait un bruit de tous les diables. En ce qui concerne la pollution de l’air, je ne vais considérer que l’effet de serre, et pas la pollution locale (les gentilles molécules répondant au doux nom de NoX, N2O, HC, et qui vous métastasent patiemment sur le long terme tout en vous donnant la capacité respiratoire d’une dorade hors de l’onde au bout d’une minute). En effet, je ne connais aucune étude épidémiologique sur les émissions locales des moteurs de tondeuse. Si des lecteurs-blogueurs sont spécialistes de cela (il faut de tout pour faire un monde), ils peuvent m’envoyer les références.
Sachant que la surface tondue de mon jardin fait environ 30m fois 50 m soit 1500 m2, que la tondeuse a une largeur de coupe de 65cm, et que l’âge du capitaine est de 56.5 ans, je parcoure par conséquent environ 47 fois en longueur mon terrain sur 50m, soit donc au total 2.35 km parcourus à chaque tonte.
Considérant que ce moteur émet environ 130 g de CO2 au km (petite cylindrée mais grosse pollution quand même), chaque tonte implique par conséquent 305g de CO2. Sur l’année, cela donne donc 25 fois 305g, soit 7.6 kgs de CO2 émis annuellement. Si je valorise ce CO2 à la valeur de la tonne de carbone proposée par le Conseil d’Analyse Stratégique récemment à hauteur de 32 euros la tonne en 2010 (voir Centre d’Analyse Stratégique (2008), La valeur tutélaire du carbone, rapport de la mission présidé par A. Quinet), cela donne environ 24 cts d’euros annuels de coût de l’effet de serre, et en valeur actualisée sur les 10 ans quasi pas grand-chose, en fait a peu près 2 euros.
[ Pardon, je reviens tout de suite, je vais prendre un cachet d’aspirine ou deux… ].
Pour le bruit, il faudrait considérer la dépréciation économique de la valeur de ma maison induite par ce bruit ponctuel (recommandation officielle). Pour éviter de me jeter par la fenêtre car je commence à être fatigué, je vais supposer que cette dépréciation de la valeur foncière de ma maison issue de ce bruit de tondeuse est nul. Par ailleurs, je n’arrose jamais ma pelouse, car pour la troisième fois, je suis dans une région où elle est arrosée naturellement sans problème, mais je devrais aussi considérer la raréfaction des ressources en eau si je vivais dans une autre région, tout comme le risque de subir une blessure légère ou grave, voir de passer de vie à trépas en étant aspiré sous cette infernale tondeuse, pondéré par la valeur du mort, du blessé grave ou léger donné par l’instruction cadre déjà citée…
Je vais m’en dispenser car je sens bien que ma patience (et sans doute la votre) est à bout.
Par conséquent, le coût social actualisé global de la tonte sur l’ensemble de la durée de vie de ma tondeuse est de 253.5 + 81.1+ 3041+2 = 3378 euros constants de 2009.
Et du côté des avantages ?
Ben, même en me triturant le reste de méninges qui me reste encore à l’issue de ce billet exténuant, je n’en vois aucun…
Vous me direz qu’il y a le plaisir de jardiner et que cela apporte une certaine utilité ! Celui qui me dit cela n’a jamais tondu en Bretagne, et je peux lui assurer qu’il n’y a absolument aucun plaisir à subir pendant 1h30 un niveau de bruit proche de 95Décibels A et des vibrations dans les avant-bras dignes des pires marteaux piqueurs.
Le seul avantage que je vois est un avantage privé, celui de la possible valeur de revente dans 10 ans de cette maudite tondeuse, quand j’en aurai vraiment assez, valeur estimée à 80 euros tout au plus, ce qui en valeur actualisée donne 54,05€.
A la limite, on pourrait considérer un avantage esthétique, qui serait chiffré monétairement à l’aide d’une approche de prix hédoniques qui me dirait de combien la valeur immobilière de ma maison est revalorisée par la présence d’une belle pelouse (économètres de tous les pays, unissez-vous pour nous faire savoir cela !). Sauf que ma pelouse, vu mon manque d’enthousiasme évident reflété par l’existence de ce billet, est tout sauf belle. Donc zéro, nada, que dalle de ce point de vue !
Pour en finir donc, le bilan économique est donc catastrophiquement mauvais, la valeur actualisée nette de la tonte de ma pelouse étant de + 54€ - 3378 = -3322 euros.
Je dégrade donc le bien être de la société de plus de 3000 euros en sortant ma tondeuse de manière récurrente !
Si on multiplie cette valeur par le nombre d’imbéciles qui font exactement la même chose que moi presque tous les samedis de temps clément que l’on nous prête, cela donne probablement quelques milliards d’euros gaspillés.
Je tiens enfin mon argument pour recouvrir mon terrain d’une épaisseur de béton armé tuant définitivement toute possibilité de vie végétale et animale sur mon terrain.
Du reste, je lance officiellement aujourd’hui un mouvement politique pour l’anéantissement total de toutes les pelouses du monde entier et pour la libération des pelouses injustement brimées périodiquement dans leur développement.
Ps : je viens de réaliser que si l’on fait également l’analyse coûts bénéfices de ce billet, le résultat est également très mauvais ! Uniquement des coûts, principalement pour moi (au moins deux aspirines comme coût privé) et éventuellement ceux à qui il donnera mal à la tête (réaction en chaine de consommation d’aspirine), et pas d’avantage économique évident. Donc dépêchez vous de le relire, car je le supprime dans quelques instants…
*  pour ceux qui voudraient plus de détails techniques sur cette méthode d’ACB, la plus répandue des méthodes d’évaluation en économie, voir sur mon site personnel les nombreuses ressources pédagogiques à ce propos, ici.

vendredi 8 mai 2009

Le paradoxe du restaurant gratuit et la psychologie de "l'impasse"


Il y a quelques semaines (le 6 mars exactement), Olivier Bouba-Olga a jeté sur son blog un défi aux économistes, et j’ai décidé de tenter de le relever modestement. Je le cite pour que tout soit clair (voir l’intégralité du texte sur http://obouba.over-blog.com/article-28691647.html) :
 « Peter Ilic, propriétaire de 6 restaurants à Londres, a proposé aux clients, dans l'un d'entre eux, Little Bay, de payer ce qu'ils voulaient. (…) De plus, surprise, rares ont été les clients ne donnant rien, ils ont déboursé autant, voire légèrement plus, qu'en temps normal... (…)
Bon, mais c'est le deuxième point qui m'interpelle et pour lequel je lance un appel aux économistes ou sociologues blogueurs, et à tout ceux qui voudront bien répondre : comment expliquer que les clients laissent de l'argent?  Allez, les éconoclastes, ecopublix, mafeco, Etienne, Gizmo et tous les autres, je compte sur vous! »

Damned ! Bien que n’étant pas dans la liste, mon sang n’a fait qu’un tour, et ce d'autant plus qu'Olivier a promis d'offrir un repas à l'auteur de l'explication la plus convaincante !

En fait, le fait que les clients laissent de l'argent ne me semble guère paradoxal. Les expérimentalistes, dont je suis, ont l’habitude d’observer des choses bizarres et parfois peu conformes à l'intuition économique dans leur laboratoire (tout cela reste décent, n’ayez crainte). Dès lors, étant (un peu) spécialiste des comportements économiques au sein du laboratoire, il m’a semblé qu’il existait des tas d'explications issues de faits stylisés, éventuellement théorisés par la suite, fournies par l'économie et la psychologie expérimentale.
Par ailleurs, comme un billet ne suffirait pas (désolé, Olivier mais c’est un sujet de thèse que tu viens de proposer !), je vais me contenter de fournir deux pistes possibles en guise d'explications à ce paradoxe. Les deux sont en fait des explications possibles à l'émergence de la coopération entre les individus en dépit du fait que la stratégie rationnelle et opportuniste est de ne pas coopérer.
La première explication est évidente (d'ailleurs suggérée dans les commentaires du blog d'Olivier), mais elle n’est pas très convaincante selon moi, surtout si l'on se réfère aux régularités empiriques observées en laboratoire.
L’autre explication est un peu moins évidente, quoique pas très compliquée, mais me semble surtout nettement plus convaincante compte tenu de ce que les expériences réalisées en économie ont montré.
Commençons par la moins convaincante : l'altruisme pur ou impur. En effet, on pourrait se dire que les clients payent par générosité intrinsèque (altruisme pur), ce restaurateur étant un être humain à mon instar. Quant à l'altruisme impur, je considère l'intérêt qu'il y a indirectement à payer quelque chose, du style "si je suis un jour restaurateur moi-même, j'aimerai bien avoir de chics clients qui sont prêts à mettre la main à la poche et ce restaurateur peut très bien être qui sait? mon client".
Ah, si tous les gars du monde pouvaient se donner la main… (Off : dans l’assistance des lecteurs, larmes d’émotion qui commencent à perler, et quelqu’un sort une guitare pour entonner Santiano d’Hugues Aufray, tout le monde autour d’un bon feu de camp en grillant des marshmallows  - bien que je mettes au défi quiconque de chanter en mangeant des marshmallows, c'est autre chose que de relever le défi lancé par Olivier Bouba-Olga -)..
Bon, théoriquement pourquoi pas ? On peut avoir des préférences individuelles affectées positivement par le bien-être des autres consommateurs, on connaît cela depuis longtemps en économie…

Mais expérimentalement, les tentatives d'explication de la coopération par l'altruisme ne vont en général pas bien loin. Par exemple, quand on observe les résultats expérimentaux du jeu de l'ultimatum (un proposant propose le partage d'un gâteau entre un répondant et lui, et le répondant peut refuser ou accepter ce partage. S’il refuse, les deux repartent les mains vides, et s’il accepte, le partage proposé est mis en œuvre)., on constate que le proposant propose un partage en moyenne qui tourne autour de 60-40 (il propose de garder pour lui 60% du gâteau et concède les 40% restants au répondant), parfois 50/50. Soit dit en passant, l’équilibre théorique du jeu est que le proposant propose de garder presque tout le gâteau et donne une miette au répondant, car celui-ci préfère encore une miette à rien du tout. Donc tout partage devrait être accepté par le répondant, et sachant cela, le proposant devrait offrir le partage le plus inéquitable possible.
On a eu tôt fait d’invoquer l’altruisme pour expliquer ces résultats, en disant que le gentil proposant se soucie de la situation du répondant. Or, quand des jeux du dictateur ont été réalisés en laboratoire (le même jeu, à la différence fondamentale que le répondant ne peut rien faire d’autre qu’accepter le partage), le comportement du proposant est fort différent de celui qu’il a dans un jeu de l’ultimatum : il propose un partage très inéquitable (il garde la totalité ou quasiment du gâteau). Donc, l’altruisme (pur) a bon dos théoriquement mais est en fait rarement observé dans des proportions importantes en laboratoire. Dans le jeu de l'ultimatum, une explication souvent invoquée est celle du comportement de réciprocité.

En l'occurence, c'est cette explication en termes de comportements de réciprocité qui me semble nettement plus convaincante pour expliquer le paradoxe des clients prêts à payer un repas gratuit . Cette hypothèse diffère de l’altruisme conditionnel ou impur que j’ai envisagé précédemment, et a été énoncée notamment par Matthew Rabin en 1993 (voir une présentation pédagogique de ce concept dans Eber & Willinger, 2006) et, plus récemment, formalisée également par Falk & Fischbacher en 2006. L’hypothèse de réciprocité consiste en fait, en simplifiant à outrance, à répondre aux intentions d’un joueur selon que ses intentions aient été perçues comme des intentions positives ou des intentions négatives.
Si je me conduis bien à ton égard, alors tu seras plus enclin également à te conduire bien à mon égard (« réciprocité positive » ou « kindness »)., alors que si tu es désagréable, je serai plus enclin à l’être aussi (réciprocité négative ou « unkindness »)  Il y a donc de la réciprocité positive à travers la récompense du comportement d’autrui ou négative à travers sa sanction. Or l’action du restaurateur est observée par les clients, et le restaurateur observe à son tour le comportement des clients, ce qui génère des effets de réciprocité potentiels, positifs ou négatifs. Par exemple, dans le jeu de l’ultimatum, c’est la réciprocité négative qui joue : le proposant craint d’être puni par le répondant s’il propose un partage trop inéquitable. De fait, les conflits sont fréquents dans le jeu de l’ultimatum et la menace de sanction par le répondant est crédible, ce qui explique le niveau de coopération observé.
La réciprocité positive est par exemple observée dans le « gift-exchange game ».  Dans ce jeu, une firme propose un niveau de salaire, communiqué ensuite au travailleur qui fixe son niveau d’effort, l’effort étant coûteux. L’équilibre du jeu est que le travailleur choisit le niveau d’effort minimum (opportunisme) et que, sachant cela, la firme, qui joue en premier, fixe un niveau de salaire le plus bas possible. Dans l’expérience que font Falk & Gachter en 1999, dans laquelle des paires de joueurs sont en interaction répétée de nombreuses fois, ils observent que le niveau de salaire proposé par le participant qui joue la firme est 3 fois plus important que le niveau de salaire prédit par l’équilibre de Nash. En conséquence, le participant –travailleur applique une réciprocité positive à cette intention, et choisit un niveau d’effort élevé (alors que l’opportunisme le conduirait à choisir un niveau d’effort faible, sauf qu’il tuerait la coopération en faisant cela !).

Un exemple, plus ludique, de réciprocité négative peut être trouvé dans le film « Les duellistes » de Ridley Scott. Le colonel Féraud (Harvey Keitel), humilié d’avoir été arrêté en public chez sa dulcinée poursuivra Armand D'Hubert (Keith Carradine) de sa morgue en le défiant de multiples fois au cours de duels mémorables.

Un excellent film qui tourne autour du thème des effets de la réciprocité sur les rapports humains est Carlito’s Way ("l’impasse" en français, voir la photo qui illustre ce billet) de Brian de Palma – un de ses meilleurs films selon moi-. Les dimensions de réciprocité négative et positive sont présentes en permanence dans l’intrigue et contribuent le ressort essentiel de l’intrigue (Il est vrai que c’est aussi souvent le cas dans la plupart des films autour de la mafia, du Parrain à Casino). Carlito, incarné par Al Pacino, est un ex-gangster qui sort de prison après une longue période et qui veut, comme on dit dans les films dialogués par Audiard, « se ranger des voitures ». Il replongera toutefois pour aider un « ami », ce qui le conduira à sa perte.
Dans « L’impasse », c’est au départ un comportement de réciprocité positive qui détermine les actions de Carlito. Bien que sortant de prison et fermement décidé à rester honnête, il décidera de replonger dans le crime pour sortir Kleinfeld, l’avocat véreux incarné par Sean Penn ,d’une situation inextricable, celui-ci l’ayant aidé à sortir de prison.
Puis la réciprocité négative jouera à son tour quand il découvrira qu’il a été trahi en fait par le même Sean Penn depuis toujours. Il permettra alors aux mafieux qui poursuivent l’avocat d’assouvir leur vengeance. Ici, l’impasse dans laquelle Pacino vient de l’obligation morale qu’il s’est fixée de faire acte de réciprocité positive envers Sean Penn, ce qui précisément le perdra (c’est beau comme une tragédie grecque on vous dit !).
Revenons au défi : Notre restaurateur qui propose des repas moyennant un paiement décidé ex post par le client. Pourquoi le client laisse-t-il quelque chose de significatif en guise de paiement ?
Si le restaurateur me signale son intention d’instaurer une coopération en me fournissant un repas correct et en me proposant l’option de ne pas payer si je le souhaite, alors la réciprocité positive me poussera à donner quelque chose. En effet, si j’étais parfaitement opportuniste, alors le restaurateur percevrait clairement mon « type » (un opportuniste) et n’aurait plus d’intention bienveillante à mon égard (il me servirait du porc mexicain ou autre chose). En ne donnant rien, je tuerai par conséquent la coopération qui peut s’instaurer. Si on peut supposer qu’une partie des clients du restaurant sont des clients réguliers, une telle réciprocité positive peut très bien supporter la coopération et fournir au restaurateur des revenus dignes de ce nom. Tout comme Carlito aide Kleinfeld, en dépit de son intérêt égoïste qui serait de ne rien faire, le client paye le restaurateur, alors qu'il a la possibilité de ne rien donner.
Voilà donc, je trouve, une explication très convaincante (n’est-ce pas Olivier ?) du paradoxe du restaurateur qui propose des repas gratuits et gagne néanmoins bien sa vie.

Bon, j’ai bon là ? j’ai gagné mon repas ???

vendredi 1 mai 2009

Dictionnaire (caustique) de l’économie : « A comme… Accélérateur »


Cette semaine, j’ai décidé de commencer un dictionnaire de l’économie, dont l’ambition n’est que de m’amuser personnellement. Mais je me suis dit que cela pourrait peut être en amuser d’autres. Bien évidemment, le ton se veut un peu caustique, ce qui ne signifie pas que je n’ai pas le plus grand respect pour tous les économistes passés et présents que je citerai dans ces lignes. J’essaierai de produire une lettre par ci par là, en choisissant un concept de la manière la plus objectivement égoïste et arbitraire. Cette semaine, A comme… Accélérateur.

Accélérateur (n. m., du grec « acceleraros», litt. « mettre un tigre dans son moteur »)

Concept macroéconomique selon lequel une augmentation du revenu courant – de la demande- débouche  sur une croissance de l’investissement, c’est-à-dire de la variation du stock de capital, dans les périodes futures. Popularisé par une tribu d’économistes, les keynésiens, qui, bien qu’étant en voie de disparition, n'est pas recensée à ma connaissance dans la liste des espèces menacées établie par le WWF. En fait, invention d’origine en partie française (F. Aftalion) et américaine (JB Clark) mise en lumière au début du 20ème siècle.

Outil abondamment utilisé dans les pays développés dans la mise en œuvre des politiques conjoncturelles lors des années d’après guerre pour relancer les économies, en général couplé à un autre outil, dit « multiplicateur d’investissement », également popularisé par la même tribu dans les années 40.

L’accélérateur (et son corollaire le mécanisme multiplicateur) est fondé sur la croyance selon laquelle l’économie se pilote comme une bagnole, sans avoir intrinsèquement saisi qu’à force d’appuyer sur le champignon, il en découle deux conséquences fâcheuses. La première est que le véhicule devient de plus en plus difficile à contrôler pour le conducteur au fur et à mesure que sa vitesse augmente et par conséquent, à moins de s’appeler Schumacher, on risque la casse. La seconde est que plus on accélère, plus on consomme de ressources économiques – d’essence - qui auraient pu sans doute être utilisées à des choses plus intéressantes. Un certain Milton Friedman (voir sa photo ci-dessus, c'est fou ce qu'il ressemble à Steve Mc Queen),  friand de course automobile, avait  d'ailleurs prévu dès la fin des années 60 que la voiture des keynésiens irait tôt ou tard dans le mur, ce qui est en fait arrivé dans les années 70. Comme quoi ils n’allaient pas si vite que cela..

L’accélérateur forme avec le multiplicateur (voir à la future lettre "m", en deux mots, une autre croyance économique résidant dans le fait qu’une augmentation de l’investissement génère des vagues additionnelles de revenus, en fait la simple idée selon laquelle on peut multiplier des euros comme jadis Jésus multipliait les petits pains) un « moteur à deux temps » (dixit je crois le manuel de Gilbert Abraham-Frois). Du moins c’est comme cela que l’on présentait ces concepts dans les années 80 quand je faisais mes études d’économie.

Cette analogie bagnolesque du moteur économique keynésien "à deux temps" m’a toujours laissé un brin pensif du fait que, au moins depuis l'après guerre, le moteur à quatre temps, infiniment plus efficace, s'est généralisé... Ceci m’inspirait le plus grand scepticisme quant à la portée à venir de cette théorie.

Aujourd’hui, ce principe d'accélérateur déclenche une indifférence théorique à peine polie, et certains économistes pouffent encore (j’en connais quelques uns mais je ne cafterai pas !) du fait que l’on ait pu croire à une vision aussi mécanique des comportements économiques.