samedi 13 mars 2010

L'influence d'Ushaïa sur le vote écolo ? Humain, trop humain....




Le CSA vient de rejeter la demande faite par  Jean-Jack Queyranne, élu du Conseil Régional de Rhône Alpes, qui souhaitait que l'émission de notre Nicolas Hulot national, Ushaïa, qui doit être diffusée ce soir, soit reportée après le scrutin régional du premier tour dimanche. Celui-ci arguait en effet que la diffusion de cette émission pourrait avoir une influence sur les électeurs, le catastrophisme hulotien bien connu sur les malheurs de la planète les incitant à voter écolo en masse !
Plus précisément, (je cite pour que tout soit clair), le président socialiste de Rhône-Alpes estimait en effet que l'émission animée par Nicolas Hulot défend l'idée que la "planète est fragile et vulnérable" et qu'une "telle prise de position" (sic) devrait appeler le CSA à ordonner un report de diffusion. Le courrier de Queyranne se terminait même assez sèchement : "J’attends que le CSA veille scrupuleusement au respect du principe de neutralité des grands médias audiovisuels. C’est la mission que vous a confiée le législateur."

Quelle plaisanterie, n'est-ce pas lecteur ?

De nombreux commentateurs se sont en effet moqué de cette demande, fustigeant ce rggnnnnntdjuuuu.... d'élu qui pouvait penser que des décisions aussi importantes que les choix politiques puissent être influencées par des choses aussi futiles qu'une émission de télévision, a priori non politique, qui surfe plutôt sur le registre de l'émotion provoquée par la beauté de la Nature et l'exaspération face aux outrages que nous, espèce humaine, lui faisons  subir...

Pour autant, et bien que j'ai eu une réaction similaire à l'écrasante majorité des commentateurs (Diantre ! Il nous prend pour des chiens de Pavlov qui, en guise de salive provoquée par la lumière rouge, votons écologiste quand nous voyons Home ou équivalent ?), après deux minutes de réflexion, j'en suis arrivé à la conclusion qu'il n'avait peut être pas totalement tort.

Sommes-nous seulement des êtres de chair et de sang, balayés par les vents de l'émotion et sujets à des réactions épidermiques, assez loin du comportement de choix rationnel tel que le supposent la plupart des économistes ?
Au risque de te décevoir, lecteur, et de t'enlever une partie de tes illusions sur le libre-arbitre, eh bien oui.... Tout du moins y-a-t-il suffisamment d'évidence scientifique pour dire cela.
Après tout, dire que nos choix ne sont peut être pas aussi rationnels que cela, et sont susceptibles d'être influencés par des dimensions anecdotiques et a priori non pertinentes est l'essentiel de ce que l'on fait quand on fait de l'économie comportementale, et en particulier de l'économie expérimentale...
En fait, l'évidence empirique mise en lumière par les expérimentalistes va totalement ou presque dans le sens de ce que dit cet élu. Nous sommes en grande partie les jouets de nos émotions et nous réagissons essentiellement avec autre chose que notre froide raison, même pour des choix a priori aussi froids et rationnels que les choix financiers. C'est un des apports essentiels de la neuroéconomie.
Le phénomène qui consiste à provoquer une modification de l'humeur suffisamment pérenne pour amener un sujet à modifier ses choix s'appelle l'induction d'humeur ("mood induction" en anglais). C'est une technique de manipulation des émotions souvent utilisée en laboratoire (pour ceux qui voudraient plus de détails, voir Glimcher et al. 2009 (eds), Neuroeconomics).
Cette technique est fréquemment utilisée par les psychologues, y compris pour évaluer l'impact des émotions sur les choix politiques des votants, un travail très représentatif de cette idée étant par exemple l'article de L Isbell et V. Ottati en 2002 sur le votant émotif ("emotional voter").

Si l'économie expérimentale ne s'est pas à ma connaissance intéressée à ce phénomène d'induction humeur en matière de choix de vote politique, un papier assez connu de Kirschteiger et al., 2006 s'est focalisé sur le rôle de ce phénomène sur la coopération entre deux individus.

Ces auteurs réalisent une expérience dans laquelle chaque paire de participants joue un gift-exchange game. J'ai déjà expliqué ce jeu ici, mais je peux en rappeler le principe en deux mots. Dans ce jeu, un participant 1 doit décider de fixer un transfert d'une somme d'argent qui lui a été remise vers le participant 2. Ce participant 2, après avoir reçu le transfert  du participant 1, doit choisir un niveau d'effort coûteux pour lui qui va permettre de plus ou moins valoriser ce transfert . En effet, l le niveau d'effort choisi par le participant 2 va alors déterminer le gain du participant 1 qui gagnera, pour simplifier, la différence entre le niveau d'effort choisi par le participant 2 et le montant qu'il a transféré au début du jeu. Dans ce jeu, l'équilibre de Nash parfait en sous  jeu, si on suppose que le jeu est  répété une seule fois ("one shot game") est que le participant 2 choisit le niveau d'effort le plus faible possible (nul si possible). Anticipant cela, le participant 1 devrait proposer un niveau de rémunération également le plus faible possible. Il s'agit d'un dilemme social, dans la mesure où la structure du jeu implique qu'il serait meilleur pour les deux joueurs d'arriver à un niveau de coopération impliquant un transfert plus important au début du jeu.
Nombre d'expériences ont observé que, contrairement à la prédiction théorique issue de l'équilibre de Nash parfait en sous jeu, le niveau de transfert était assez important et, en contrepartie, le niveau d'effort choisi était loin d'être le minimum.

L'originalité de l'étude de Kirschteiger et al., 2006 est la suivante. Avant de faire jouer le gift exchange game à chaque paire de participants, ils font visionner aux participants 2 (ceux qui doivent choisir le niveau d'effort en réponse au transfert) une séquence d'un film, l'une issue de "la liste de Chindler" de Spielberg et pour d'autres participants une scène issue d'un film de Chaplin "Les lumières de la ville". La première scène est une scène assez terrible dans le ghetto de Varsovie, la seconde scène est une scène comique dans laquelleCharlot se livre à un désopilant combat de boxe, chaque scène durant 5 mn. Chaque séquence est censée induire un état d'affect positif dans le second cas et négatif dans le premier. Puis, après que les participants 2 aient visionné chacun une des séquences (deux traitements), ils doivent faire un report concernant leur état émotionnel à l'issue du visionnage, puis jouent le gift exchange game.

Leurs résultats sont assez spectaculaires. Dans le traitement "bad mood"  (les participants 2 ont vu la scène dramatique), le niveau d'effort choisi est très supérieur à celui qui est en moyenne choisi dans le traitement "good mood" (la scène drôle de boxe).. Bien évidemment, le comportement du participant 1, qui n'a vu aucune scène, ne diffère pas selon les traitements. En moyenne, sachant que le niveau d'effort choisi par le participant 2 peut varier de 0.1 à 1, dans le traitement "bad mood", le niveau d'effort choisi est de 0.32 contre 0.28 dans le traitement "good mood", la différence étant statistiquement significative.
Une des explications proposées par les auteurs est que, lorsqu'un participant est soumis au traitement good mood, il cherche à rester dans cet état d'esprit, mais cela le conduit à avoir un niveau de réciprocité vis-à-vis du participant 1 moins important. A contrario, un participant qui est soumis au traitement "bad mood" cherche lui à sortir de ce mauvais état d'esprit à tout prix, ce qui explique le niveau de coopération élevé dans ce traitement.

Un de mes collègues, Emmanuel Petit, a récemment observé des résultats similaires dans le cadre d'un jeu d'ultimatum soumis à des manipulations de l'état d'émotion des participants à l'aide de séquences de films.
En conclusion, il faut sans doute se méfier d'une attitude qui consisterait à sous estimer le rôle des émotions dans des choix a priori rationnels réalisés dans un cadre d'incitations clair. Il me semble que, déjà lors de la présidentielle de 2002, le rôle des reportages sur l'insécurité en France et le discours ambiant sur ce thème avait été mis en cause pour expliquer la défaite du PS au premier tour.

En ce qui concerne Ushaïa et la demande de Queyranne, il faut donc là encore essayer d'aller contre le bon sens, et réaliser que l'impact du facteur émotionnel est loin d'être négligeable même longtemps après...