dimanche 12 septembre 2010

Les jeux en classe, Vernon Smith et moi

NB : Vernon Smith incrédule observant l'équilibre de marché lors d'un jeu en classe

Chaque année, nous faisons ici, dans cette bonne vieille faculté de sciences économiques, un stage de rentrée durant lequel les étudiants de première année d’économie et d’AES (Administration Economique et Sociale) sont initiés aux méthodes et enjeux de l’apprentissage de l’économie. Il y a maintenant trois ans, nous avons proposé que l’ensemble des étudiants passent par notre laboratoire d’économie expérimentale, le LABEX, pour entrer dans l’enseignement d’économie de manière douce et ludique, par la participation à un jeu de marché informatisé. Ce n’est pas rien, car en quinze jours, environ 600 étudiants participent à ces sessions, la durée de la séance étant de deux heures. Toutefois, tous ceux qui ont un peu enseigné savent à quel point c’est une véritable défi d’exposer les principaux rudiments de microéconomie à un étudiant débutant. Du coup, il y a deux catégories d’enseignants. Ceux qui pensent qu’il faut le faire sérieusement, et c’est parfois un peu difficile, car il faut sans arrêt jongler entre l’abstraction et l’empirique, en donnant des exemples concrets très régulièrement. C’est un chemin difficile, et il n’est pas sûr que les étudiants finissent convaincus et éclairés. Il y a une autre voie, plus facile, ceux qui ironisent sur le caractère irréaliste des hypothèses afférentes au fonctionnement d’un marché de concurrence pure et parfaite et qui concluent que la probabilité d’arriver à l’équilibre sur ce marché est tributaire de l’intervention d’une puissance supérieure qui n’est pas de ce monde.
Je caricature un peu pour faire un brin de provoc, car on peut être aussi convaincu que cette abstraction du marché de concurrence parfaite est une pure fumisterie. Au moment où j’ai commencé mes études d’économie, il y a vingt ans environ, c’est plutôt la seconde philosophie qui était adoptée.

[On m’a soufflé à l’oreille que certains enseignants universitaires perpétraient ce genre de discours, mais bon, les rumeurs…]

Je pense réellement que les jeux en classe, quels qu’ils soient, permettent de sortir de cette impasse pédagogique (je ne veux pas me placer sur le plan scientifique ou idéologique, ce billet parle d’un problème simple qui est celui de l’apprentissage ludique mais néammoins rigoureux par des étudiants). L’énorme intérêt de mon point de vue des jeux en classe est que l’on inverse la manière dont on fait traditionnellement des cours, en particulier en économie. On expose d’abord les grands principes puis on donne des applications. Ce n’est pas un hasard si les enseignements sont structurés en cours magistraux et en travaux dirigés, séances durant lesquelles on applique la théorie exposée en cours. Avec un apprentissage de l’économie par les jeux, on commence au contraire de manière ludique et empirique en mettant les étudiants dans une situation précise dans laquelle chacun doit prendre des décisions, puis on analyse ex post les résultats (ce qui est un vrai challenge, car l’enseignant ne sait pas réellement ce qu’il va in fine sortir du jeu) et enfin l’enseignant essaye de  démêler l’écheveau des faits produits au sein du jeu avec des considérations théoriques. En bref, la procédure est exactement contraire à la manière traditionnelle d’enseigner, en tout cas en économie. Mieux vaut citer directement Vernon Smith à ce propos :

“In the Autumn semester, 1955, I taught Principles of Economics, and found it a challenge to convey basic microeconomic theory to students. Why/how could any market approximate a competitive equilibrium? I resolved that on the first day of class the following semester, I would try running a market experiment that would give the students an opportunity to experience an actual market, and me the opportunity to observe one in which I knew, but they did not know what were the alleged driving conditions of supply and demand in that market”.

En fait, Smith a confié qu’il était lui même sceptique sur les chances qu’il avait initialement d’obtenir un équilibre de marché concurrentiel, et il fut interloqué par les résultats, ce choc fondant les principes de sa révolution scientifique personnelle.

Le jeu de marché réalisé en première année de licence est donc directement inspiré du jeu de double enchère imaginé par Vernon Smith dans les années 50. Bien que ce jeu soit extrêmement connu, je m’en vais lecteur, t’en donner la recette au cas où tu voudrais agrémenter tes longues soirées entre amis d’un jeu d’un genre un peu spécial (ce jeu peut parfaitement être fait sur papier, mais les temps de réalisation sont alors beaucoup plus longs). Au début de la séance, nous expliquons aux vingt participants (en réalité, ils sont le plus souvent une trentaine, mais certains jouent à deux par machine, ce qui ne pose en réalité aucun problème) qu’ils vont être partagés en dix vendeurs et dix acheteurs ayant à acheter ou vendre un même bien sur un marché. Pour ce faire, le marché va ouvrir pendant une certaine période (disons en moyenne 2 minutes), et pendant ce temps, ils pourront acheter ou vendre 0, 1 ou 2 biens. Les propositions de prix de chaque agent sont affichées en temps réel sur l’écran de chaque participant et les transactions effectivement réalisées affichées (le prix auquel chaque unité a été achetée et vendue s’affiche dans une fenêtre spécifique). Par exemple, pour un vendeur, l’interface informatique ressemble à cela (application développée grâce à ZTree, un logiciel gratuit développé initialement par Urs Fischbacher de l’Université de Zürich) :



Tous les acheteurs et les vendeurs obtiennent une information privée, à savoir les valeurs de rachat expérimentales (qui correspondent en fait à la disposition à payer nette ou surplus des biens achetés, puisque l'expérimentateur paye à l'acheteur la différence entre la valeur de rachat et le prix acquitté par l'acheteur pour une unité donnée) et les coûts de production. Tous les acheteurs sont différents les uns des autres, de même que les vendeurs. Par exemple, les valeurs pour les acheteurs sont dans notre application :


La force du jeu, c’est que les acheteurs et les vendeurs ne connaissent pas les caractéristiques des autres participants. La seule information commune à tous est celle des prix proposés à l’achat par les acheteurs et des prix proposés à la vente par les vendeurs. Dès lors, sur le papier, il parait hautement improbable que ces participants hétérogènes arrivent rapidement à se coordonner sur l’équilibre de marché théorique. La prédiction théorique concernant l’équilibre de marché est facile à faire dans la mesure où c’est l’expérimentateur (l’enseignant) qui fixe de manière exogène les préférences des acheteurs et les technologies de production des vendeurs. L’équilibre qui peut être prévu est caractérisé par exemple, dans la première phase du jeu joué par ces étudiants, par des quantités échangées de 18 unités pour un prix d’équilibre compris entre 5 et 6 $ expérimentaux :


Le jeu implique au bout de 7 périodes de marché, un choc sur la demande (cette nouvelle situation de l’économie prévalant pendant 6 périodes), puis finalement un choc sur l’offre.
Les résultats sont spectaculaires, comme ceux de Smith, et ceux chaque fois que ce jeu est réalisé, même si de petites variations curieuses peuvent se produire d’un groupe à l’autre. L’intervalle des prix d’équilibre théorique est donné en rouge sur le graphique suivant et le prix moyen observé en bleu, ce pour un groupe particulier d’étudiants :


Le prix d’équilibre s’ajuste chaque fois au choc que l’enseignant a généré sur le marché. Il faut signaler que ce jeu se fait dans des conditions particulières, sans incitation monétaire d’aucune sorte et, bien que l’on dise aux étudiants de ne pas parler et discuter entre eux, dans ce qui peut parfois ressembler de l’extérieur à une grande foire. En dépit de cela, à l’issue du jeu, quant on leur présente les résultats, la plupart des étudiants sont je crois émerveillés par le niveau de coordination qu’ils ont réussi à avoir sans se concerter spécialement ou sans être particulièrement à la recherche du profit maximal.
Tous les jeux en classe ne donnent pas des résultats de ce type, il suffit parfois d'avoir des variations infinitésimales dans les règles du jeu pour obtenir des résultats radicalement différents et qui remettent en question la théorie. Un point est important pour tous ceux qui voudraient faire des jeux en classe : les résultats obtenus sont en général assez proches de ceux que l'on obtient dans les sessions d'économie expérimentale, sauf dans le cas des jeux tournant autour de la décision individuelle en situation de risque. Dans cette catégorie, il est important de ne pas rester trop hypothétique dans les conséquences des choix des étudiants lors des jeux. Personnellement, je les paie en bonbons en fonction des points obtenus durant le jeu !
En tout cas, cette approche pédagogique a complétement bouleversé la manière dont j'enseignais et m'a donné une motivation nouvelle. Je crois que, dans l'ensemble, les étudiants sont extrêmement satisfaits de cette méthode.
Moralité : faites des jeux en classe, ca eut payé, ca paye et ca payera...