samedi 10 avril 2010

Choix dynamique, incohérence temporelle et "proposition indécente"


Content de te retrouver, lecteur, après quelques semaines plus erratiques pour ce blog, expliquées en grande partie par mon implication dans un concours de l'enseignement supérieur. Par avance, merci, tout s'est plutôt bien terminé pour moi et certains blogueurs ont été très gentils comme tu as pu le voir dans quelques commentaires récents, assez incompréhensibles quant on ne dispose pas de cette information...
Le plus important pour ce blog est que maintenant, je vais pouvoir reprendre le fil de mes billets en reprenant la discipline que je m'étais imposée de contribuer régulièrement...


La TNT vient de rediffuser il y a quelques jours un des sommets artistiques d'Adrian Lyne, Proposition indécente.
L'histoire, ultraconnue, est la suivante : Madame, membre d'un couple ruiné mais amoureux, a une proposition d'un milliardaire, incarné par le grand Bob Redford, pour passer une nuit avec lui moyennant 1 million de dollars. Ce million est plus qu'il n'en faut pour sauver le couple de sa détresse financière, bien que nous soyons en Californie. Après diverses tergiversations dignes "d'amour, gloire et beauté", celle-ci, avec l'accord de son mari, finit par accepter la proposition. 

 Bien évidemment, ce qui devait arriver arrive. La belle est complètement tourneboulée par cette nuit, et ne réussit pas, contrairement à la planification initiale de ses décisions, à oublier les moments qu'elle a passé avec Bob. Quelques éruptions lacrymales et jets de vaisselle cassée plus tard, elle quitte le pauvre Woody et va vivre avec Bob, qui, le damné coquin, lui fait une cour effrénée il faut bien le reconnaitre. Mais à l'ultime fin du film, le mari cocu comprend finalement dans quelle situation impossible il a mis sa femme, qu'il doit lui pardonner et, sa rédemption achevée (il refuse même le million de dollars, c'est vous dire à quel niveau de rédemption on est!), va voir une ultime fois son ex; Celle-ci, écrasée par tant de remords finit par envoyer paître (très dignement quand même) le grand Bob et pars pour de nouvelles aventures avec son Woody devenu un autre homme.

Si je te dis, lecteur,  que c'est le réalisateur dont le chef d'oeuvre est 9 semaines et demi dans les années 80, c'est te dire que nous sommes dans les hautes stratosphères du 7ème art. Toutefois, bien que proche du zéro absolu du point de vue cinéphilique, le scénario pose très habilement des situations de choix qui peuvent intéresser bigrement les économistes et les psychologues.

[ Pourquoi tant de haine, te demandes-tu lecteur comme jadis Edika dans Fluide Glacial ? Eh bien, j'ai déjà un gros problème de crédibilité sur ce film! Oui, je m'adresses à toi lectrice surtout : si tu as à choisir entre Woody Harrelson, pauvre, et Robert Redford, certes vieillisant mais riche, que choisis tu au final ? La réponse est évidente, et en dépit de cela, happy end hollywoodienne oblige, la fille finit par décider de rester avec Woody. C'est pas du moquage de monde cela ?]

Ce film illustre au minimum une question très intéressante du point de vue de la rationalité individuelle. La première, la plus évidente, est celle de la capacité des agents à réaliser des plans qui définissent aujourd'hui une série d'actions présentes et à venir. Les économistes parlent de choix dynamiques. Un choix dynamique est simplement une situation dans laquelle un individu choisit entre plusieurs actions, puis la "nature" choisit" et enfin (dans la configuration la plus simple), l'individu est amené à choisir de nouveau à l'issue de cette séquence. Tout le problème est de savoir comment les agents se comportent dans cette situation. Cette question a été posée en son temps par Robert Strotz en 1956 qui mit en évidence les problèmes d'incohérence temporelle potentielle des agents ayant un comportement "myope"  (c'est-à-dire qui  prend en compte surtout les conséquences présentes sans anticiper correctement ou parfaitement les conséquences futures des décisions présentes) voire "naïf" (c'est à dire qui n'anticipe pas qu'il va devoir choisir à nouveau dans le futur et que ses préférences peuvent évoluer). Kydland & Prescott se sont d'ailleurs inspirés de cette idée de Strotz pour formaliser les problèmes potentiels d'un gouvernement qui choisirait les politiques économiques de manière discrétionnaire plutôt que de les fixer une bonne fois pour toutes de manière réglementaire ("rules rather than discretion", leur article de 1977).

Un petit exemple pour comprendre cela, emprunté à Homère par  le philsosophe Jon Elster : supposons qu'Ulysse arrivé à proximité de l'ile aux sirènes, décide d'écouter leur dangereux chant. C'est la mort assurée pour lui et ses compagnons, car hypnotisé par leur chant, le capitaine et ses marins conduisent le vaisseau sur les récifs entourant l'ile. Si Ulysse est totalement "myope" au sens de la rationalité, il n'anticipe pas correctement que, en décidant aujourd'hui de passer à proximité de l'ile, il provoque sa mort à plus ou moins brève échéance. S'il a une rationalité sophistiquée, il devrait anticiper cela et s'empêcher lui même de se placer dans cette fâcheuse situation. Pour s'empêcher de faire quelque chose qui sera coûteux, il se "lie les mains" en demandant à ses marins de l'enchainer au mât du navire, ceux-ci remplissant leurs oreilles de cire leur permettant de ne pas succomber à l'appel de ces créatures malfaisantes.

Pour revenir à notre belle tentée par la "sirène" Robert Redford, elle devrait anticiper qu'il lui sera impossible de l'oublier à l'issue de leur nuit, que cela sonnera la fin de leur couple et que le million de dollar ne servirait à rien. Elle devrait donc refuser la proposition puisqu'elle celle-ci sera coûteuse au final. C'est exactement, comme le note John Hey dans un de ses papiers (ici) comme dans le livre de Stevenson, Jekyll & Hyde, Jekyll adoptant ultimement un comportement "sophistiqué" consistant à tuer (physiquementt parlant, puisqu'il se suicide) son moi présent pour éviter que son "moi" futur malfaisant apparaisse à nouveau. Mais tout l'intérêt du film réside dans le comportement "naïf" ou "myope" qu'elle adopte en n'anticipant pas les conséquences ultimes de son choix et notamment la possibilité que ses préférences futures soit modifiées par la nuit avec Bob et que, in fine, elles diffèrent de ses préférences présentes.

Idem pour le mari, qui acceptes la proposition indécente, il devrait anticiper anticiper la manière dont il vivra après la nuit en question, et donc refuser le contrat proposé par Bob...

En clair, si les gens se comportaient comme la théorie économique standard le dit, il n'y aurait plus de film !

Donc la question est de savoir si ultimement, les gens sont "naïfs" c'est à dire n'anticipent pas qu'ils peuvent être incohérents dynamiquement, ou s'ils "sont sophistiqués", c'est à dire anticipent ce que seront leurs préférences futures et adoptent des actions qui, aujourd'hui, déjouent les actions potentiellement mauvaises de leur ego futur (oui, je sais lecteur, tu peux acheter des stocks d'aspirine à la tonne ici). En bref, si je suis sophistiqué, mon ego présent sait quelles actions mon ego futur est susceptible d'adopter et les conséquences qui leur sont attachées, pour moi et pour lui. Un individu sophistiqué sait qu'il joue en premier et la théorie des jeux non coopératifs peut donc être appliquée à cette situation d'interaction entre mes egos successifs.

Une étude expérimentale récente vient d'être publiée par John^3* Bone, Hey and Suckling en 2009 dans Experimental Economics (* : les trois s'appellent John, d'où le John au cube, une version du papier doit figurer ici). Leur expérience implique différents traitements dans lesquels des participants font des choix dynamiques.
Notamment, dans un des traitements, les sujets doivent choisir entre deux décisions sachant que, à l'issue de cette première série de décisions, la Nature choisira parmi deux issues, et qu'ils devront alors choisir à nouveau parmi deux décisions, et qu'à l'issue de cette dernière décision, un état de la nature sera choisi parmi deux possibles (on leur présente un "arbre de décision" qui comporte 2*2*2*2 = 16 branches). Bien sûr, avant de choisir la 2de fois, il sauront quel est l'état de la nature sélectionné juste avant. L'information est donc croissante au cours du temps. Cela ressemble à quelque chose comme cela:
 source : Bone, Hey and Suckling, 2009


Un des principaux résultats est que plus de la moitié des participants se comportent de manière "naïve" et non pas "sophistiquée" comme je l'expliquais ci-dessus. La majorité des sujets ne planifie pas vraiment ses décisions et ne se conforme donc pas à la manière dont les économistes représentent le choix dynamique. Par ailleurs, la répétition de l'expérience n'améliore pas cette proportion, les participants ne sont pas plus sophistiqués à l'issue d'un apprentissage du problème que sans cet apprentissage.La manière qu'ont les économistes de représenter le choix dynamique en termes de comportement sophistiqué est donc en grande partie à côté de la plaque, nous expliquent ces auteurs.

Donc, en dépit de sa qualité artistique pour le moins discutable, le film Proposition indécente semble d'une certaine justesse dans la manière de représenter les choix tels qu'ils sont réalisés concrètement par des personnes comme vous et moi.
Cela m'amène à une réflexion : peut être qu'en fait, le scénariste de 'Proposition indécente' était un expérimentaliste qui n'arrivait pas à publier son papier, et qui, pour survivre, a refourgué son histoire à Hollywood pour rendre publics ses résultats   ??  Hum, hum, je vais essayer de refourguer un des mes papiers à TF1 pour "Joséphine Ange Gardien", mais je ne te dirait pas, lecteur,  lequel. A toi de deviner et de visionner du coup tous les épisodes à venir.


8 commentaires:

  1. Très intéressant. (pas évidemment la partie artistique ;)
    Juste une remarque :
    >"En clair, si les gens se comportaient comme la théorie économique standard le dit, il n'y aurait plus de film !"

    Ce serait pas vrai des fois, pour tous les films ?

    àFélicitations pour l'agrég.
    Une autre question, vous avez supprimé le billet sur le jeu de la mort ?

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  2. @arcop
    très juste pour irrationalité et cinéma.. En tant que cinéphile, une petite question : existe-t-il un film entièrement basé sur la théorie économique ? cela serait sans doute amusant à faire...
    merci pour l'agrég..
    pour le billet sur le jeu de la mort, j'ai ôté mon billet car il partait d'une erreur de ma part : en fait je disais que les candidats étaient payés, alors que ce n'est pas vrai, il leur était bien spécifié que c'était un pilote et qu'il n'y aurait aucune rémunération. Cela fichait par terre ma belle démonstration, j'avais oublié ce détail qui m'a été signalé par des blogueurs attentifs.. Donc, comme je n'aime pas dire des bêtises, mea culpa et idem pour le billet ! désolé...

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  3. Merci pour ce billet, et encore une fois bravo. J'ai quelques interrogations sur ce sujet, il me semble en effet qu'on mélange quelque peu trois problèmes différents :

    1. Les individus sont-ils capables, en l'absence d'incertitude, de prendre en compte le fait que leur moi futur pourrait revenir sur les décisions de leur moi présent ? C'est le sujet de l'article de Strotz (où il n'y a pas d'incertitude si je ne m'abuse), ainsi que de celui de Biscotte et Kydland.

    2. Les individus prennent-ils en compte qu'ils auront plus d'information dans le futur, en d'autres termes comprennent-ils que choisir aujourd'hui a un coût d'opportunité en termes d'information ? C'est, me semble-t-il, ce qu'étudient John^3.

    3. (assez proche de 1), les individus prennent-ils en compte que leurs préférences peuvent changer au cours du temps, par exemple que leur classement ordinal entre Woody et Bob peut être affecté par une nuit avec le second ?


    Pour 1. il y a certainement des travaux expérimentaux mais au moins dans la vie courante je ne pense pas être le seul à avancer mon réveil en sachant que je paresserai le lendemain matin. Il me semble que Laibson a écrit un article où il montre que l'apparition de la carte bleue a eu un impact négatif sur le bien-être des consommateurs dans la mesure où il leur devenait plus difficile de se prémunir contre leurs propres frénésies d'achat.

    Pour 2. je suis un peu surpris par le résultat du papier (que je devrais lire), parce que j'avais vu au contraire des papiers où les gens apprenaient dans des cadres beaucoup plus complexes (et notamment non stationnaires). Mais il me paraît difficile de rejeter le modèle classique à l'aide de cette expérience : tout dépend des croyances a priori des joueurs sur les probabilités, ainsi que de leur aversion au risque, sans parler des problèmes habituels en éco expérimentale (est-ce qu'ils se préoccupent suffisamment de l'enjeu pour réfléchir etc).

    Pour 3., en prenant le film comme une "expérience", là encore il est difficile de voir en quoi la théorie standard est rejetée. Il semble probable que ni madame ni monsieur n'accordaient ex ante une probabilité élevée au fait que Bob se révèle à l'expérience un bon amant, il pouvait donc être rationnel pour eux d'accepter la proposition ex ante, même si ex post elle se révèle regrettable. Les agents rationnels sont supposés être capables d'apprendre, mais pas être omniscients, surtout dans des situations "one-shot".

    Ma conclusion serait donc qu'il est possible de rationaliser beaucoup de comportements, quand j'aurai le temps je montrerai en quoi le scénario de La Vie de Brian peut très bien être compris à travers le prisme du comportement maximisateur.

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  4. @J-E
    merci pour ce comme d'habitude très juste commentaire. Je suis d'accord sur le fait qu'il y a une ambiguïté sur la manière de représenter le choix dynamique dans le billet (information croissante ou pas). Effectivement il n'y a pas d'incertitude dans les papiers de Strotz ou de KP, alors que par définition il y en a dans le papier de John^3. Donc ma comparaison entre la situation du film et celle de John^3 n'est sans doute pas totalement pertinente. Il me semble d'ailleurs que proposition indecente est plus il est vrai dans le cadre de ton 1 ou de ton 3, comme l'a noté Werner Guth en parlant de ce film il y a quelques années, c'est à dire d'une incertitude sur les préférences futures et pas sur l'état de la nature. Le problème que je voulais illustrer dans ce billet et qu'un agent sophistiqué devrait anticiper cette possible inversion des préférences et tout faire pour éviter cela. John^3 parlent bien de comportement sophistiqué qu'ils opposent au comportement naif (ils parlent d'ailleurs je crois bien d'un troisième type de comportement dit résolu pour reprendre l'expression de Mc Clennen, 1990, ie le comportement d'Ulysse). Toutefois, je n'ai pas trouvé d'expérience de laboratoire qui teste véritablement ton point 1 (et 3). Si tu as une référence, je suis preneur, et je ne connais pas cette ref de laibson. Il est vrai que ce genre d'expérience est compliqué à mettre en oeuvre dans le cadre limité du laboratoire (comment impliquer une évolution des préférences dans le temps limité d'une expérience pour un sujet ?) C'est un sujet qui me taraude personnellement depuis quelques années et j'aimerai vraiment pouvoir faire une expérience de labo là dessus (à creuser maintenant que j'ai plus de temps libre)..

    PS: j'attends avec impatience le billet sur la vie de brian

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  5. Tiens, mon commentaire s'est fait modérer. Dommage pour moi, avec le temps que j'avais passé à l'écrire.

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  6. @Gregory,
    Bonjour et désolé, je vous assure n'avoir reçu aucun commentaire de votre part à modérer en dehors de celui-ci... Un bug de blogger ???
    Donc j'attends avec impatience, si vous en avez le courage, une réédition de votre commentaire !! cdt

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  7. (un anonyme prénommé Thomas)
    En lisant le passage relatant le fait que l'apprentissage ne transforme pas des "naïfs" en "sophistiqués", je me demandais si
    1)la proportion naïf/sophistiqué varie t-elle selon le niveau d'étude ou la position sociale?
    2) ce type d'expérience a t-il été menée en faisant prendre la décision non à des individus mais à des groupes d'individus?

    Ces deux questions tout simplement parce que l'idée qu'une partie significative de nos décideurs politiques et/ou économiques soient des "naïfs" me semble assez effrayante.

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  8. @thomas Anonyme :
    bonnes questions auxquelles j'ai peu d'éléments de réponse..
    1) je ne crois pas que dans ces travaux expérimentaux les variables sociodémographiques soient considérées, mais je vais regarder (cela se fait de manière générale mais pas ici je pense)
    2)il n'y a pas d'expériences sur les choix dynamiques de groupes d'individus. Il existe des expériences sur la rationalité des groupes face au risque et au temps (j'y ai moi même un peu contribué), et cela nous dit que les groupes semblent un peu plus rationnels et plus efficaces que les individus isolés. Mais la différence n'est pas énorme et ce résultat n'est pas encore robuste.
    quant à l'idée que nos décideurs soient cohérents dynamiquement et "sophistiqués" plutot que naïfs, je n'ai malheureusement aucune espèce d'espoir, d'autant plus que leur rationalité de politique les pousse à être incohérents à de multiples titres..
    Mais je ne connais pas d'étude sérieuse sur cette question, cela me donne d'ailleurs une idée de field experiment, merci!

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