samedi 13 juin 2009

Psychologie, menace crédible et éducation des enfants



En lisant le spirituel billet d’Emmeline sur la théorie de la menace crédible appliquée à « Princess Bride », je me suis remémoré une histoire personnelle.
Il y a quelques temps, un ami m’expliqua que son fils de 1 an refusait d’aller se coucher le soir, et une fois dans son lit, pleurait pendant de longues minutes avant de s’endormir, car il voulait dormir avec ses parents. Rien ne permettait de la calmer : calins, histoires, musique, petite lumière et même le fait de le gronder n’avait aucune efficacité. Du coup, s’ensuivait des nuits agitées qui perturbaient le bon fonctionnement de la maisonnée…
Je lui racontais alors l’anecdote suivante : il y a quelques mois, ma fille avait fait exactement la même chose, et de la même manière, aucune solution ne fonctionnait pour la calmer, et les nuits agitées s’empilaient pour elle et ses parents, avec pour conséquence une fatigue physique croissante, une montée de l’énervement mutuel chaque soir… bref, nous étions dans un cercle vicieux dont l’issue nous paraissait incertaine.
Epuisé  par ces nuits difficiles, j’ai eu alors un sursaut intellectuel : comment était-il possible que, moi, produit de l'éducation universitaire, bardé de diplômes et de solutions intellectuellement brillantes, je ne trouve pas une solution à ce problème pourtant d’une simplicité enfantine ? (sans jeu de mots !)
Je me suis dit que, puisque calins, histoires, musique, lumière ne fonctionnaient pas, il fallait lui faire subir les conséquences de ses caprices et la menacer de quelque chose de désagréable.. Comme j’ai arrêté le fouet ou le pilori parce qu'ils nécessitent soit de l’habileté, soit de la place, je me suis dit que la perspective de passer la nuit à l’autre bout de la maison, dans une petite pièce isolée loin de nous, nous éviterait d’une part d’entendre ses pleurs et, surtout, la dissuaderait d’autre part de répéter la comédie du soir.
Fort de cette idée toute simple, le soir même, comme immanquablement, pleurs et cris commençaient, je lui expliquai que j’allais la descendre dans la pièce du bas, où ne pouvant l’entendre, elle pourrait bien pleurer autant qu’elle le voudrait sans que nous venions la consoler.
Elle me regarda alors avec ses grands yeux, semblant réfléchir intensément, puis se remit à pleurer exactement comme auparavant.

Blood and guts, aucun effet de ma menace…

J’ai donc essayé de raisonner SCIEN-TI-FI-QUE-MENT !
Et, bien que l’esprit embrumé, je me suis souvenu de la théorie des jeux : pour qu’une menace soit efficace, il faut qu’elle soit crédible ! Si je vous menace de vous noyer alors que nous nous baladons en plein Sahara, vous allez pouffer, ou si je menace Myke Tyson de me mettre en rogne contre lui, il va sourire de toutes ses dents en or.

Une menace est dite crédible dans un jeu séquentiel si le joueur rationnel qui joue en premier sait que le joueur rationnel qui joue en second ne sera pas stratégiquement incité à mettre en oeuvre une possibilité de sanction (menace) explicite ou implicite, l'application de cette menace lui procurant un gain inférieur à la stratégie qui consiste à transiger. Un cas classique de menace non crédible en organisation industrielle est la menace de guerre des prix qu'un monopole en place fait peser sur un entrant potentiel. En effet, le profit d'un duopole de Cournot, ou même de Stackelberg étant supérieur au profit (nul) issu de la guerre des prix (duopole de Bertrand), si l'entrant entre effectivement, le monopole en place renoncera à la guerre des prix.
En l’occurrence, dans la pièce du bas, qui est un bureau, il n’y a aucun lit bébé qui permettrait de rendre potentiellement effective la sanction dont je la menaçais !
Maline la gamine….
Alors, le lendemain, je monte un lit bébé et le place dans la pièce du bas en question, et, négligemment, j’invite ma fille à venir se promener avec moi pour visiter la pièce du bas. Elle entre dans la pièce,  passe à côté du lit, s’arrête un moment en le regardant de manière pénétrée, me regarde d’un air de dire « OK, j’ai compris », puis sort de la pièce pour aller jouer.
Le soir, la sarabande recommence. Pleurs puis calins, pleurs puis histoire, pleurs puis menace : « je vais te descendre dans le bureau te coucher dans le petit lit, et nous ne t’entendrons pas pleurer », lui dis-je de l’air le plus neutre possible.
Elle s’arrête alors de pleurer… Je repars dans ma chambre, attendant une nouvelle vague… et, puis...plus rien !
Le lendemain soir, pas de sarabande, rien, la félicité dans la maison, une ambiance zen comme dans une pub pour Ricoré (mais pas le matin, le soir quoi !) et une nuit calme et sans heurts.
Quelques jours passent, meublés de nuits calmes pleines d’un sommeil réparateur. Je triomphe : la victoire de l’esprit sur le muscle, de la science sur l’animal, bref la supériorité du raisonnement logique sur le cerveau reptilien, ah, cela sert des millions d’années d’évolution….
Triomphant, j’explique à mon ami qu’il doit faire exactement la même chose. A l’issue de l’entretien, l’ami en question était prêt à faire bruler des cierges pour moi qui lui avait apporté LA solution…
Bon, je ne lui ai pas raconté l’ultime fin de l’histoire…
Peu après ma prétendue victoire, un soir, nouveaux pleurs, et rien ne marche comme au début de cette histoire… Je menace ma fille de la descendre dans la pièce du bas en étant sûr de la crédibilité de celle-ci… Aucun effet, des pleurs et des cris ininterrompus que rien ne semble pouvoir tempérer. Enervé, j’empoigne ma fille, bien décidé à mettre à exécution ma menace pour la rendre encore plus crédible ! A deux pas de la porte de la pièce du bas, ma fille s’arrête de pleurer et dit en me regardant de ces yeux pleins de larmes «  calin, papa »…
Bon, j’ai craqué, je n’ai pas pu la laisser en bas et elle a passé la nuit avec nous…

Bilan : une victoire totale et définitive du cerveau reptilien sur la logique cartésienne, ainsi qu'une désillusion totale sur mon intellect et ma capacité à appliquer la théorie des jeux dans mon comportement personnel....
La chute de cette histoire ?
Le lendemain, elle n’a pas pleuré et jamais depuis. J’ai du coup décidé de relire Françoise Dolto et Laurence Pernoud plutôt que Ken Binmore*.

* : théoricien des jeux mondialement connu, auteur du célèbre manuel Fun and Games (1991) et plus récemment Game Theory: A very short introduction.
PS : remerciements à Gotlib pour l'illustration de ce billet (tome 5 rubrique à brac, "psychologie" à lire de toute urgence si vous ne connaissez pas)

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