vendredi 18 décembre 2009

Paul Samuelson, HOS et l'hyperspécialisation des économistes



Paul Anthony Samuelson (1915-2009), un des plus grands économistes contemporains,  vient de nous quitter. Il a été un père fondateur de l’analyse économique moderne et, notamment sans vouloir faire de controverse, a apporté aussi bien en microéconomie qu’en macroéconomie des outils  fondamentaux qui ont permis à chaque champ de progresser rapidement depuis.
Bien que l’information reste à mon goût un peu confidentielle dans les mass media comme on dit ...
[d’un autre côté, lecteur, essaie de te mettre dans la situation où tu dois expliquer la théorie des préférences révélées à Claire Chazal pour qu’elle puisse l’évoquer en trente secondes au journal de 20h],
... je renvoie aux excellent billets faits notamment par Alexandre d’Econoclaste ici, vraiment formidable, et  par Yannick

Ce billet ne veut pas refaire ce qui a été parfaitement fait ailleurs, mais une des remarques finales du billet d’Alexandre m’a donné l’idée d’un billet qui, je l’espère, adopte un ton léger, mais essaie également de donner une vision un peu iconoclaste de certains de ses travaux . Je vais en effet l'utiliser (Samuelson)  pour abonder un débat fréquemment évoqué, celui de la spécialisation croissante des chercheurs et  ses effets possibles. En effet, dans son billet, Alexandre écrit :
« Celui qui vient de mourir aura été le père spirituel de l'économie moderne : tous ses travers, mais toutes ses qualités, peuvent lui être attribués. Il aura été le dernier généraliste d'une science sociale aujourd'hui marquée par l'hyperspécialisation : il n'y aura probablement pas d'autre Samuelson. Quiconque voudra s'élever à sa hauteur aura un immense chemin à faire. » (grassé par moi)

Je rebondis sur sa remarque pour enfoncer peut être une porte ouverte depuis longtemps, à savoir la tendance que certains ont à regretter cette hyperspécialisation des scientifiques dans un domaine précis (voir la manière dont peut on peut présenter les choses, par exemple, sur le site d’alternatives économiques dans un entretien avec Daniel Cohen, ici), lieu commun qui a le don de m’agacer.  Je ne veux pas dire ici que le phénomène de spécialisation des économistes n’a que des effets positifs, je veux tout simplement signifier que ses avantages sont très supérieurs à ces coûts, surtout si on pense comme moi que les capacités individuelles à faire de l’analyse économique d’un point de vue académique sont très variables. Par ailleurs, pour être un brin provocant, je pense que l’hyperspécialisation de notre discipline est aussi une des conséquences des travaux de Samuelson. De mon point de vue, la spécialisation n’est en effet pas tout du tout un problème, je pense justement que c’est l’hyperspécialisation a permis l’accroissement spectaculaire des connaissances dans le domaine des sciences économiques depuis cinquante ans.
En partie, c’est l’approche de Samuelson qui  a permis le développement de cette hyperspécialisation. Précisément,  s’il est le dernier « généraliste », comme l’écrit très justement Alexandre, c’est parce qu’il a jeté le ferment de cette hyperspécialisation des économistes en posant un des fondements de l’analyse économique moderne, à savoir le réductionnisme qui a permis de faire exploser la représentation des phénomènes économiques à l’aide de modèles théoriques.  En effet, son approche, qualifiée de « réductionnisme », a autorisé les chercheurs à découper la science économique en portions limitées de connaissance qui ont été alors investies de manière systématique. La somme de toutes ces parties donne alors un ensemble impressionnant, qui peut parfois manquer de cohérence, mais qui, dans chaque domaine de spécialité, amène une progression rapide des connaissances.
En fait, pourquoi refuser d’appliquer la théorie des avantages comparatifs élaborée par David Ricardo, et systématisée justement par le même Salmuelson au travers du fameux théorème qui porte son nom  (HOS ou Hecksher-Ohlin- Samuelson), au développement des connaissances alors que les économistes ne se gênent pas pour l’appliquer au développement des échanges et considérer que la spécialisation des pays, régions d’un point de vue économique a généré une immense croissance des richesses ?
Ce serait un point de vue peu défendable, car, après tout, si on considère qu’il y a un certain intérêt à la théorie de la spécialisation dans le domaine du commerce international, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas en tirer des enseignements en matière de productivité des scientifiques et d’accumulation de la connaissance. Cela me semble en effet un peu schizophrène de considérer que les implications de la loi des avantages comparatifs soient cantonnées à la seule question du commerce international…
L’argument des avantages comparatifs formulé par David Ricardo est bien connu, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement puissant et brillant : un pays même médiocre dans tous les domaines de l’industrie peut espérer participer au grand jeu du commerce international car, même s’il existe un pays plus brillant que lui dans tous les domaines à la fois, ce dernier aura intérêt à se spécialiser dans l’industrie dans laquelle il est relativement le plus compétent. Alors que la théorie des avantages absolus de Adam Smith ne donnait qu’un mince espoir à ces pays, l’argument de Ricardo les remet dans le jeu de la croissance économique et dans l’espoir de développement économique.
Comme le remarque Samuelson en 1969 :
“What did David Ricardo mean when he coined the term comparative advantage? According to the principle of comparative advantage, the gains from trade follow from allowing an economy to specialise. If a country is relatively better at making wine than wool, it makes sense to put more resources into wine, and to export some of the wine to pay for imports of wool. This is even true if that country is the world's best wool producer, since the country will have more of both wool and wine than it would have without trade. A country does not have to be best at anything to gain from trade. The gains follow from specializing in those activities which, at world prices, the country is relatively better at, even though it may not have an absolute advantage in them. Because it is relative advantage that matters, it is meaningless to say a country has a comparative advantage in nothing. The term is one of the most misunderdstood ideas in economics, and is often wrongly assumed to mean an absolute advantage compared with other countries”.

La métaphore de Samuelson dans l’Economique pour évoquer cet argument de Ricardo est célèbre : supposons qu’un brillant avocat envisage de recruter une secrétaire pour dactylographier rapport, courriers et autres documents qu’il doit produire à longueur de journée. Il  auditionne 10 secrétaires dans la journée, chacune subissant un test de dactylographie. A son grand dam, il réalise que celles-ci sont moins performantes dans ce domaine que lui-même. La théorie de Smith dit qu’il n’y a aucune chance pour elles qu’elles puissent exercer leur métier, et que l’avocat devrait exercer en tant qu’avocat et en même temps s’occuper des tâches de dactylographie. Samuelson nous dit très justement, reprenant  Ricardo, que comme l’avocat est incomparablement plus performant qu’un dactylo sur le plan du droit relativement à son écart de performance en matière de dactylo, il reste de leur intérêt commun que l’avocat embauche n’importe laquelle de ces secrétaires si cela lui permet de se consacrer à son domaine d’excellence, en l’occurrence le droit.
Transposons maintenant cette loi des avantages comparatifs au domaine académique. Supposons par exemple qu’il existe 1000 places d’économistes académiques dans le monde et que, sur le marché du travail, il y ait 1000 clones de Paul Samuelson, comme dans le très marrant film Multiplicity qui illustre ce billet et dans lequel Michael Keaton, soumis à des sollicitations multiples auxquelles il ne peut faire face, « s’autoclone », et finit par être totalement dépassé et remplacé par tous ses clones. Supposons qu’il existe par ailleurs 999 autres économistes beaucoup moins brillants que lui, ou eux, comme tu veux lecteur, chacun de ces économistes étant spécialisé dans un domaine précis. On peut également faire l'hypothèse que ces 1000 postes aient justement un profil spécifique, qui correspond à un des domaines spécialisés de la science économique actuelle : économie du travail, théorie de la décision, macroéconomie internationale, organisation industrielle, etc.
Il est clair que chaque Samuelson est plus fort que n’importe lequel de ces autres économistes disponibles sur le marché, ce dans tous les domaines possibles. Dès lors, en supposant que le marché académique ait une forme de rationalité, les 1000 postes seraient attribués aux 1000 Paul Samuelson,  sans laisser aucune chance aux autres économistes d’exister sur le plan académique.
Heureusement pour eux (je me mets dans cet ensemble bien évidemment !) il n’existe qu’un seul Paul Samuelson,  et, surtout, même s’il est plus fort que tous ceux là dans chaque domaine pris individuellement, on peut penser, pour reprendre l’image de Samuelson sur les avantages comparatifs, que l’écart relatif de productivité dans tous les domaines de spécialité n’est pas le même. Samuelson est meilleur que moi en économie comportementale par exemple, mais il m’est tellement supérieur en macroéconomie internationale qu’il vaut mieux pour la société (du point de vue du bien être collectif) qu’il se spécialise dans ce domaine là plutôt que de perdre son temps en économie comportementale. Ceci me laisse donc une chance d’exercer mon métier et d'en vivre assez confortablement…
Heureusement donc pour nous tous, économistes professionnels, et en adoptant un point de vue égoïste et pas celui du bien-être général, qu’il n’y  ait qu’un Samuelson ou un Arrow par siècle…
Je remercie et rends hommage à la mémoire de Samuelson pour ce qu’il a apporté à l’économie, et je le remercie aussi pour avoir été le seul, l’unique et l’irremplaçable Paul Anthony Samuelson.


PS : comme ce blog a eu un an hier, je me souhaite un bon anniversaire ! Je remercie au passage vraiment tous les lecteurs, commentateurs et bloggers qui m'ont suivi dans cette aventure, pour certains encouragé, et dont les commentaires m'ont le plus souvent amusé, intéressé voire étonné...

3 commentaires:

  1. J'en suis ravi au point d'atteindre l'ex...C'est formidablement bien rendu. Arrow disait de lui qu'il était le meilleur de toute l'histoire, et les Nobels d'économie en 2005. Dommage! Il est parti, mais en nous leguant un héritage énorme et incommensurable...

    Merci pour ce billet très authentique...

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  2. Merci pour ce billet. Il en effet triste qu'on ait presque pas parlé de Samuelson dans les médias.
    La spécialisation croissance en économie n'est que la reproduction de ce qui se passe dans d'autres disciplines. Mais on gardera toujours la nostalgie des théories complètes, globales, et qui "changent le monde". Jusqu'au XVIIIe siècle le "philosophe" pouvait prétendre embrasser toute la connaissance,(y compris économique); à la Renaissance, Léonard de Vinci pouvait être à la fois le scientifique et l'artiste total ; dans l'antiquité, encore Aristote pouvait mettre toute la pensée dans une centaine de pages. (Schumpeter de trouve même une économie chez Aristote).
    Cette nostalgie de la connaissance globale est une des raisons pour laquelle, à mon sens, les "essayistes pressés" ont tant de succès, et passent pour des penseurs... Cela dit, il me semble que même lorsqu'on travaille dans un domaine très précis, on a interêt à élargir son horizon. Les spécialistes de Math Financières gagneraient sans doute à prendre quelques cours d'Histoire, ou de psychologie comportementale...
    p-a

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  3. @macroPED
    Merci pour le compliment...
    @PA
    Je plussoie sur l'interprétation du succès des essayistes pressés, de même que sur la nécessité de retirer de temps en temps ses oeillères de spécialiste...

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