dimanche 31 octobre 2010

Facebook, le prix de l'essence et le rôle de l'approbation



Je lis les journaux régionaux extrêmement rarement. J’ai toujours plus ou moins détesté cela, sans doute en réaction à cette période de mon enfance où, lors des pluvieuses journées de vacances passées dans mon Morvan natal, ma seule ressource pour lutter contre l’ennui était la lecture des strips de Superman repris par le journal La Montagne…
De manière plus générale, j’ai toujours vaguement contesté cette manière de voir l’actualité par le petit bout de la lorgnette, où on s’intéresse plus au concours de boules de l’amicale de Petaouchnouk-sur-Sèvre qu’au conflit du Darfour, et ces journaux dans lequel l’intérêt majeur d’un grand nombre de lecteurs consiste à consulter les annonces nécrologiques au cas où son voisin y figurerait.

[Je suis un peu de mauvaise humeur, perturbé sans doute par le passage à l’heure d’hiver]

Toutefois, il y a peu, ayant à ma disposition une des bibles du Breton moyen (en dehors de the Holy Bible bien sûr), en l’occurrence le journal Ouest France, je suis tombé sur cette petite histoire présente dans l’édition du 27 octobre dernier que je m’en vais vous narrer.

Il était une fois, dans une petite ville d’Ille-et-Vilaine, un gentil responsable de station service, prénommé Eric. Celui-ci était en butte, comme tous ses semblables, aux difficultés récurrentes d’approvisionnement en carburant dues aux dépôts bloqués par quelques centaines de syndicalistes – une dizaine selon la police- opposés à la réforme des retraites.

Etant d’une nature généreuse, il se dit qu’il serait souhaitable d’informer tous ces pauvres automobilistes errant comme des âmes en peine à la recherche du Graal contenant, non pas le sang du Christ, mais du bon et lourd gasoil. Il a alors l’idée de les informer en temps réel ( ?) via la page Facebook de la grande surface dont il tient la station essence. Las, loin de s’arrêter là, constatant que les prix de la concurrence s’envolent dans cette période de pénurie, les marges passant d’après lui de environ 1% à 6% pour certains, il  décide courageusement de baisser les prix des carburants qu’il propose et, cerise sur le gâteau, d’accroitre sa capacité d’accueil en embauchant des extras pour limiter la durée des files d’attente.
Résultat ? des dizaines de messages d’encouragements et de remerciements pour cet accueil amélioré et ces prix généreux sur la page Facebook de la grande surface. Eric, ému jusqu’aux larmes (bon, là je me fais un peu un film), décide alors d’organiser un challenge : si avant le mardi 26 octobre 8h, cent internautes ont cliqué « j’aime » sur la fameuse page Facebook, le prix du carburant baisse. Mais Eric va plus loin, si en plus de cela, 800 internautes se déclarent fans de la dite page, le gas oil est vendu à prix coûtant. Apothéose : si la page compte plus de 1000 fans, tous les carburants sont à prix coûtant.

En fait, à l’issue du délai, 109 personnes ont déclaré avoir « aimé » cela, et du coup Eric, bouleversé par une émotion que l’on ne  peut que déclarer légitime a décidé de fournir tous les carburants à prix coûtant toute la journée, allant bien au-delà de son engagement initial. Conséquence prévisible : rupture d’approvisionnement dès 17h45 le même jour !

Lecteur, tu te doutes que ce qui m’intéresse là-dedans est de donner un peu de sens économique à ce paradoxe : un gérant qui s’engage à vendre à prix coûtant moyennant le fait que des internautes anonymes lui ont signifié en nombre suffisant qu’ils le trouvaient sympathique ! Notes bien que nombre d’internautes peuvent l’avoir déclaré sympathique, que cela ne leur coûte pas grand-chose et qu’en plus, ils peuvent en fait le trouver réellement antipathique, mais que tout ce qui compte, c’est que in fine, un nombre suffisant d’individus aient déclaré trouver son action sympathique.

Ce que je veux dire par là, c’est que le pouvoir de rétorsion par les internautes en cas de non respect de la parole du gérant est relativement limité. Ce ne sont pas 100 internautes, qui, du reste, ne sont pas forcément des clients récurrents de la station, qui vont pouvoir punir le gérant en boycottant sa station par exemple. Par ailleurs, on peut penser qu’un objectif de construction d’une réputation par le gérant auprès de ses clients est sans doute réel, mais n’est pas forcément la motivation principale de son comportement.

La question est donc de savoir si ce type de récompense (« j’aime » sur Facebook) ou de sanction («je n’aime pas »)  symbolique a une influence sur les comportements des individus. Cette idée est vieille comme le monde ou presque, l’un de ceux qui l’a avancé de manière sérieuse étant par exemple le sociologue Emile Durkheim.

Ces sanctions / récompenses sont dites immatérielles (on parle aussi de feedback positif ou négatif dans la littérature expérimentale) dans le sens où elles n’affectent pas le bien être matériel de l’agent sanctionné ou récompensé mais uniquement son état émotionnel. Les exemples sont nombreux, tant les expressions possibles de l’approbation et de la désapprobation verbalement et facialement sont nombreuses : insultes, ostracisme social (cf. le doux procédé de l’excommunication), l’humiliation (etc.) mais aussi les applaudissements, les encouragement, sourires et autres manifestations d’enthousiasme individuel ou collectif à l’égard du comportement d’une personne.

Initialement, je pensais dénombrer par dizaines les études expérimentales consacrées à cette question pourtant simple, et force est de constater qu’il n’est pas si évident de trouver des articles qui traitent directement de cette question dans le domaine de l’économie expérimentale ou de  l’économie comportementale dans ce sens précis. Nombre d’études existent sur l’impact des sanctions/ récompense matérielles, également sur la question de l’impact de sanctions symboliques sur les contributions (notamment un papier connu d’un de mes collègues et co-auteurs, David Masclet dans Masclet et al., 2003). Toutefois, le feedback proposé  - un certain niveau de désapprobation non matériel par exemple- est toujours ex post, une fois les décisions effectives des individus rendues publiques pour l’ensemble du groupe.

La seule étude à ma connaissance sur ce sujet est celle de Lopez-Perez & Vorsatz en 2010 dans le Journal of Economic Psychology, la question posée par ces auteurs étant selon moi précisément la principale énigme issue du comportement de mon sympathique gérant de station d’essence. En quoi la présence d’une approbation ou d’une désapprobation non matérielle peut-elle influencer les choix ?

Pour étudier cela, les auteurs, après avoir construit un modèle d’aversion à la désapprobation, comparent trois traitements fondés sur un jeu de dilemme du prisonnier joué une seule fois (« one shot game »), ce afin de tester le modèle théorique construit au départ. Dans ce jeu, faut-il le rappeler inventé par Dresher et Flood en 1950, et contextualisé par Tucker en 1952, deux joueurs doivent décider de coopérer ou de ne pas coopérer (ces termes ne sont pas utilisés dans les instructions du jeu), le choix étant simultané. Si les deux coopèrent, ils gagnent chacun 180 points, et si les deux ne coopèrent pas, ils gagnent chacun 100 points. Si l’un des deux coopère et l’autre non, celui qui coopère gagne 80 et celui qui ne coopère pas gagne 260 points. L’équilibre de Nash consiste bien sûr en une défection mutuelle.

Le premier traitement expérimental est un traitement de contrôle, les participants sont appariés par deux de manière aléatoire et anonyme et jouent le dilemme du prisonnier. Dans le second traitement, fait en particulier pour tester leur modèle d’aversion à la désapprobation, les sujets doivent dire, ce avant de choisir leur stratégie, ce qu’ils pensent que leur adversaire va penser de leur choix dans toutes les configurations possibles du jeu, en clair s’il désapprouve ou approuve chaque stratégie possible. Par exemple, si on suppose que l’autre coopère, le fait que je coopère moi-même devrait être massivement approuvé par mon partenaire. Cette information sera communiquée à l’adversaire, chaque joueur ayant accès à ce jugement hypothétique des actions de l’autre par lui-même.

Dans le dernier traitement, les joueurs ont la possibilité, une fois leur décision faite, d’envoyer un message coûteux à leur partenaire (« feedback »), ce message disant que le choix fait par l’autre était soit bon, soit mauvais, soit ni bon ni mauvais. Le traitement qui m’intéresse le plus est évidemment le second traitement, fondé sur l’espérance d’être approuvé ou désapprouvé par le partenaire.

Les résultats brièvement résumés sont les suivants : le taux de coopération est plus élevé dans le traitement feedback (ce qui est dans la lignée des études expérimentales existantes sur l’impact des sanctions non matérielles sur la coopération) que dans le traitement de contrôle. Le traitement « expectations » - anticipations sur ce que mon adversaire va penser de mon action – est intermédiaire, c’est-à-dire que le taux de coopération est un peu meilleur que dans le traitement de contrôle, bien que la différence ne soit pas statistiquement significative (sur le graphique ci-dessous, le taux de participants ayant choisi "coopérer" en fonction de traitements, en bleu le traitement de contrôle, en orange le traitement "expectations" et en jaune le traitement feedback).

Source : Lopez-Perez and Vorsatz, 2010

Ainsi, seuls certains joueurs sont averses à la désapprobation, mais clairement ce n'est pas l'écrasante majorité des participants.

Au final, les automobilistes de la grande surface ont eu de la chance de tomber sur un gérant qui, foncièrement, n’est certainement pas altruiste, mais simplement sensible au regard de l’autre, motivé par un geste d’approbation de ses pairs, ce qui, il faut l’avouer est le cas de nombre d’entre nous.

2 commentaires:

  1. paradoxe : vous détestez la lecture de la PQR, mais un article d'Ouest France vous a incité à produire ce billet. Vous devriez plutôt vous y abonner ;)

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  2. Bonjour Olivier,
    Eh oui, je n'en suis pas à un paradoxe, et le fait de shooter un peu la PQR n'est pas un leitmotiv ou une pensée profonde, mais juste une réaction épidermique tout à fait personnelle. Je vais penser à m'abonner, mais en fait la Faculté est abonnée, ce qui fait que Ouest France est le journal le plus communément lu dans cette noble institution!

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