dimanche 17 octobre 2010

Menace de pénurie d'essence ? Pas de panique (pétrolière) !

NB : groupe d'automobilistes désespérés demandant gentiment l'aumône pétrolière)


La situation de grève des salariés dans la plupart des grandes raffineries pétrolières, cette grève se traduisant par un blocus des sorties de carburants raffinés, augure de la possibilité de pénurie d’essence pour la plupart des automobilistes dont je suis, les stations étant graduellement dans l’impossibilité de renouveler leur stocks.

Comme l’écrivait Dante dans l’Enfer :

« Ah, qu’elle est lancinante l’angoisse de l’automobiliste en manque de carburant, en quête du graal diesel ou sans plomb, et prêt à en découdre avec l’homo cegetis simplex, qui, dès les premiers frimats, et sous le fallacieux prétexte qu’il aime la marche à pied, ne trouve rien de mieux que de défiler occasionnellement, accompagné de milliers de semblables (des dizaines selon la préfecture de police) et qui, pour se remettre de ses efforts diaboliques, dort sur les dépôts de carburant, mais que d’un œil, prêt à sauter sur le moindre briseur de grève… »

[Si quelqu’un arrive à compter le nombre de virgules de la phrase précédente, je lui envoie un carambar en PCV. Surtout j’espère que personne ne croit sérieusement que Dante a écrit cela, il s’agit en fait de Victor Hugo dans les Misérables.]

Le truc, c’est que, jour après jour, les médias n’arrêtent pas de nous marteler le message, à savoir que le risque de pénurie de carburant est réel, bien que le gouvernement répète qu’il n’y a pas lieu de paniquer, et que c’est précisément une  panique qui déclencherait la pénurie.

Bon, pour le moment, les choses ont l’air de se passer gentiment, la plupart des stations n’ont pas déclaré forfait et il ne semble pas y avoir de ruée chez les distributeurs. Toutefois, puisque j’ai l’occasion d’utiliser mon véhicule tous les jours, je dois confesser que je regarde avec un brin d’anxiété la situation dans les stations où je m’approvisionne régulièrement, attendant les messages « plus d’essence » ou jaugeant (sans jeu de mot) le nombre d’automobilistes remplissant leur réservoir, une file d’attente nourrie donnant le signal d’une panique en train de se développer. Dès lors, mon imagination sans doute beaucoup trop fertile envisage la société s’écroulant et se retrouvant dans une lutte à mort pour l’obtention d’un jerrycan d’essence, comme dans l’univers post-apocalyptique de Mad Max.

Ce genre de situation, qui se développe chaque fois qu’une paralysie des transports routiers de marchandises menace, s’applique aussi bien aux carburants qu’aux denrées alimentaires, et nous avons tous en tête la grève totale de 1993 durant laquelle nos (con)citoyens accumulèrent kilos de pâtes, de sucre et autres articles permettant de survivre en cas d’attaque nucléaire totale.

Ces phénomènes de paniques potentielles liées à un risque de défaut d’approvisionnement sur des biens de première nécessité me font toujours furieusement penser aux phénomènes de panique bancaire, phénomène brillamment décrit dans le livre de Kindleberger en 2000 sur l'histoire des crises financières et modélisé théoriquement notamment par Diamond & Dybvig en 1983. Ces paniques sont un exemple typique de prophéties auto-réalisatrices, puisque c’est précisément parce qu’un agent anticipe la panique qu’il va la déclencher en retirant son épargne (on verra là dessus avec profit la description de la révolution, avec son brio habituel, par le poète Eric Cantona)….


Traditionnellement, le phénomène de panique bancaire est modélisé comme un jeu de coordination dans lequel deux équilibres sont possibles, l’un où tout le monde panique et retire ses fonds d’une banque donnée (donc la logique premier arrivé premier servi s’applique, et tous les épargnants ne pourront être servis) et l’autre dans lequel personne ne panique (donc personne ne retire ses fonds ou les retire à la dernière période du jeu si l’horizon est fini). En clair, c’est intéressant, mais c’est un peu une réponse de Normand : « p’tet ben qu’oui y a panique, mais p’têt bien qu’non »…

L’économie expérimentale est alors d’une grande utilité dans ces situations où la théorie donne des prédictions multiples, en ce qu’elle permet de discriminer potentiellement les stratégies empiriquement adoptées par les joueurs et d’essayer de mieux comprendre leur rationalité.
Plusieurs études expérimentales ont été faites sur ces phénomènes, l’une de Madiès (2006), publiée dans le Journal of Business,  et l’autre de Schotter et Yorulmazer en 2008, dans le Journal of Financial Intermediation.

Dans l’étude de Madiès, une des expériences réalisées est la suivante. Des groupes de 10 participants doivent décider simultanément à 30 reprises (rounds) de la période de retrait de leur épargne. S’ils retirent tous en période 2, chacun gagne 45 ECUs. S’ils retirent tous en période 1, seuls 3 pourront être servis, la banque devenant illiquide au-delà de 3. Ces trois gagnent 40 ECUs et les 7 autres qui n’ont pas retiré en période 1 gagnent 0, quel que soit le moment de leur retrait. Dans ce jeu, il y a un équilibre de Nash Pareto-dominant, celui dans lequel les 10 participants retirent tous en période 2,  le bien être étant alors est de 450 ECUs. Il y a un autre équilibre de Nash risque-dominant qui implique un défaut de coordination, i.e. une situation dans laquelle les 10 participants retirent en période 1, et où par conséquent le gain est de 3*40=120 ECUs, puisque seuls 3 participants seront servis.

Les résultats sont partiellement « rassurants », dans le sens où les paniques totales (c’est-à-dire les situations dans lesquelles le groupe de 10 épargnants retirent leurs fonds en période 1) sont assez rares, et arrivent uniquement dans un peu moins de 5% des cas. Par contre, les paniques partielles (des situations où au moins un épargnant retire ses fonds en période 1) sont assez fréquentes, et sont observées dans 70% des cas en moyenne. Toutefois, l’occurrence de ces paniques partielles dépend beaucoup manifestement de la dynamique du groupe sur le « long » terme : si un groupe rencontre peu de cas de paniques au début de la session, lors des premiers rounds, le trend est plutôt décroissant au cours du temps, les paniques se raréfiant. C’est l’inverse pour les groupes qui partent d’emblée avec des taux de panique plutôt élevés, le phénomène se renforçant a contrario au cours du temps. Donc le défaut de coordination a tendance à empirer quand il est initialement assez important et au contraire à disparaitre quand il est initialement plutôt limité.

L’expérience de Schotter & Yorulmazer est un peu plus complexe, mais correspond également mieux à l’intuition, puisque, dans certains des traitements, les décisions des participants ne sont pas simultanées mais séquentielles : j’observe mon voisin retirer ou pas en période 1, donc je décide de retirer ou pas en période 2, etc. Elle correspond à l’idée que l’on peut se faire spontanément d’un problème potentiel de panique pétrolière : je suis d’autant plus tenter d’aller faire le plein si j’observe qu’il y a une file d’attente importante plutôt que si j’observe qu’il n’y a personne. Ces auteurs explorent donc l’impact de l’information qui peut être donnée aux épargnant sur le niveau de sévérité des paniques bancaires. Un point important est qu’ils envisagent également le rôle de la rémunération moyenne des dépôts - le niveau du taux d’intérêt- dans l’apparition et l’intensité des paniques bancaires.

Le résultat également rassurant est que le fait d’observer le retrait des autres épargnants a tendance en moyenne à limiter l’apparition de paniques bancaires en début de jeu, par rapport à un jeu simultané comme dans Madiès. Par ailleurs, plus la rémunération est élevée, et plus l’occurrence de paniques en début de jeu est limitée.

L’ensemble de ces expériences met en évidence un autre résultat intéressant : la suspension de la possibilité de retirer par les autorités publiques permet d’arrêter les paniques une fois qu’elles commencent à se déclencher, mais leur efficacité dans la prévention de ces paniques est assez limitée. Par ailleurs, des mécanismes d’assurance, même s’ils impliquent un problème d’aléa moral de la part des épargnants, limitent la sévérité des paniques bancaires et jouent un rôle préventif réel.

Ce qui m’inquiète pour revenir aux paniques pétrolières, c’est que le système d’assurance me semble assez limité (les réserves stratégiques de l’Etat en carburant sont assez limitées en nombre de jours d’utilisation, et c’est la seule « assurance » que je voit). Reste alors la suspension de l’approvisionnement en carburant. Ce qui veut peut être dire que je dois me préparer à prendre quelques jours de repos forcé chez moi…

6 commentaires:

  1. C'est chouette ici. Histoire de chipoter : attention, les Diamond c'est comme les équilibres, ils sont multiples : Douglas n'est pas Peter.

    http://www.chicagobooth.edu/faculty/bio.aspx?person_id=12824750080

    http://econ-www.mit.edu/faculty/pdiamond

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  2. @Stagealasncf
    Ouuuupppss ! j'ai tellement l'habitude de voir des papiers de Peter Diamond que j'ai remplacé le brave Doug ! Merci pour cette info et je corrige mon post (et donc ma remarque sur l'actualité double est non fondée donc supprimée, tant pis pour moi nah !

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  3. Bonjour,
    Je n’ai pas l’impression que le sujet d’approvisionnement en pétrole actuel et l’illiquidité d’une banque soient le même mécanisme :
    - Dans le cas d’une banque, on parle de partage d’une ressource qui ne suffit pas à tout le monde parce qu’elle a déjà été gagée, prêtée et il n’a jamais assez pour tout le monde. C’est structurel.
    - Pour le pétrole, c’est la ressource qui vient à manquer. Même sans panique, le réservoir peut se vider si on ne le remplit pas aussi vite (si la grève dure 3 mois selon les stocks de l’état ou quelques jours si les camionneurs bloquent les routes). Même avec une panique, si tout le monde fait des réserves (pourtant pas facile avec l’essence, c’est plus dangereux à stocker que le sucre.), il est possible qu’il n’en manque jamais.

    Pouvez-vous me dire si je me trompe ?

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  4. @Benoit,
    merci pour votre commentaire. je pense toutefois qu'il s'agit exactement du même problème contrairement à vous, en l'occurence un problème de premier arrivé premier servi au regard d'une ressource disponible en quantité limitée au moins sur une période donnée. Il s'agit d'un problème de file d'attente sachant que le montant de la ressource monnaie fiduciaire, carburant, sucre, etc...)pour une période de temps est limitée. Si tout le monde se précipite pour retirer ses fonds, la banque ne peut répondre et est en cessation de paiement. De la même manière si une partie non négligeable se précipite pour faire le plein, il n'y a plus d'essence et basta ! (la différence est que la station n'est pas en faillite). Le principe logistique de base est la minimisation des coûts de stockage, et tout cela fait que l'offre est très légèrement supérieure à la demande normale, et dès qu'une pointe non anticipée de demande se met en place, il y a pénurie. La preuve que c'est un phénomène similaire est que les mesures mises en oeuvre potentiellement par le gouvernement en cas de panique pétrolière (au-delà de la levée autoritaire des piquets de grève)sont les mêmes que en cas de panique bancaire : la suspension momentanée mais totale de la distribution de carburants... Autre preuve que la menace de panique est réelle, une déclaration de total : "dans certaines régions, le rythme des ventes en stations-service est accéléré par des achats de précaution des consommateurs et dépasse le temps nécessaire aux réapprovisionnements ce qui provoque des indisponibilités temporaires".
    Toutefois, ces paniques ne peuvent effectivement avoir la même gravité qu'une panique bancaire généralisée bien évidemment...

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  5. @ Laurent : C'est effectivement le même phénomène et je n'avais pas vu la similitude sur le stockage et la logistique.

    Cependant, je pense qu'il suffit d'attendre que tout le monde ai fait le plein. ça peut prendre un mois. Mais ensuite, il suffira d'approvisionner les stations pour faire le plein de ceux qui roulent et on arrivera à la situation de distribution d'avant la pénurie avec le flux normal. Ensuite lorsque l'inquiétude sera passée, les camions-citerne auront moins à circuler parce que les conducteurs reprendront leur habitude d'avoir un réservoir moins rempli* et consommeront leur stock avant d'arriver à un autre équilibre. C'est un simple effet de cloche à passer.

    Dans le cas d'une banque, une fois que la panique a commencé, il est impossible de satisfaire tout le monde, même en longtemps.



    * : personnellement, j'ai longtemps roulé en ville en faisant des pleins de 50 francs. Le but était que si ma voiture était volée, je la retrouverai moins loin. De plus si on siphonnait mon réservoir, j'y perdais moins. Mais c'est une habitude probablement peu répandue :o)

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  6. @benoit,
    merci pour cet éclairage, je suis assez d'accord avec vous. Sur l'idée de remplir très peu limiter les conséquences d'un vol, je trouve cette idée bizarre mais assez rigolote économiquement, il faut que je m'y penche pour un prochain billet. Merci pour l'idée !

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